Arrêt de la CEDH: France, Droit de la concurrence, Visites et saisies domiciliaires, Confidentialité des échanges entre un avocat et son client, Droit au respect de la vie privée et familiale
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Auteur : Délégation des Barreaux de France (Partenaire de la Grande Bibliothèque du Droit)
Date: Juillet 2015
→ Vinci Construction et GTM génie civil services c. France, requêtes n° 63629/10 et n° 60567/10
Mots clefs: Droit de la concurrence, Visites et saisies domiciliaires, Confidentialité des échanges entre un avocat et son client, Droit au respect de la vie privée et familiale, DGCCRF
Saisie de deux requêtes dirigées contre la France, la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après « la Cour EDH ») a, notamment, interprété l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après « la Convention ») relatif au droit au respect de la vie privée et familiale.
Les requérantes, deux sociétés françaises, ont fait l’objet de visites et de saisies réalisées par des enquêteurs de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (ci-après « la DGCCRF ») dans le cadre d’une enquête ouverte pour des faits d’entente illicite, au cours desquelles de nombreux documents et fichiers informatiques ont été saisis, ainsi que l’intégralité de la messagerie électronique de certains employés.
Les requérantes ont chacune présenté une requête en annulation de ces visites et saisies devant le juge compétent. Elles faisaient, notamment, valoir que les saisies pratiquées avaient été massives et indifférenciées et avaient porté sur plusieurs milliers de documents informatiques, ainsi que sur la messagerie électronique de plusieurs personnes, et que de nombreux documents saisis étaient sans lien avec l’enquête ou étaient couverts par la confidentialité qui s’attache aux relations entre un avocat et son client, et ce sans que ne soit dressé un inventaire suffisamment précis des documents saisis. Elles soutenaient, également, ne pas avoir pu prendre connaissance du contenu des documents avant leur saisie et n’avoir pu ainsi s’opposer à ces dernières. La DGCCRF soutenait, quant à elle, que les visites et saisies avaient été pratiquées conformément à l’autorisation reçue, ainsi qu’aux dispositions légales et conventionnelles encadrant leur mise en œuvre. Elle faisait, notamment, valoir que les saisies avaient été ciblées et avaient donné lieu à un inventaire précis indiquant le nom des fichiers, leur extension, l’endroit où ils se situaient sur l’ordinateur visité, ainsi que leur empreinte numérique. Elle soutenait qu’une copie des documents saisis avait été remise aux sociétés visitées et indiquait que le secret professionnel d’avocat n’était pas absolu et ne faisait pas obstacle à la saisie de document. Elle précisait ne pas s’opposer, toutefois, à la restitution des pièces qui concernaient des correspondances entre un avocat et son client, tout en minimisant le nombre des pièces concernées.
Le juge saisi a débouté les requérantes de l’intégralité de leurs demandes, aux motifs que les visites et saisies pratiquées étaient conformes au droit national, ainsi qu’aux droits garantis par la Convention. Il a, notamment, considéré que le respect du secret professionnel attaché aux correspondances échangées avec un avocat n’interdisait pas les saisies des pièces et documents couverts par celui-ci, pourvu que ce secret ait été respecté vis-à-vis des personnes éventuellement présentes lors des opérations.
Saisie de pourvois, la Cour de cassation les a rejeté, jugeant que les dispositions du droit national invoqué étaient conformes aux exigences issues des articles 6 §1, 8 et 13 de la Convention. Elle a, également, rejeté le moyen tiré du non-respect de la confidentialité qui s’attache aux correspondances entre un avocat et son client, au motif que les requérantes n’avaient invoqué, parmi les documents saisis émanant de leurs avocats ou leur ayant été adressés, aucune correspondance liée à l’exercice des droits de la défense.
Invoquant l’article 8 de la Convention, les requérantes arguaient, notamment, d’une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée, du domicile et des correspondances en raison du non-respect de la confidentialité qui s’attache aux relations entre un avocat et son client, compte-tenu du caractère massif et indifférencié des saisies pratiquées et de l’absence d’inventaire précis.
● La Cour EDH rappelle que des perquisitions ou visites et saisies opérées dans les locaux d’une société commerciale portent atteinte aux droits protégés par l’article 8 de la Convention. Plus précisément, la fouille et la saisie de données électroniques s’analysent en une ingérence dans le droit au respect de la vie privée et de la correspondance au sens de cette disposition. Par ailleurs, une telle ingérence méconnaît l’article 8 de la Convention sauf si, prévue par la loi, elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et, de plus, est nécessaire dans une société démocratique pour les atteindre.
S’agissant de cette dernière condition, la Cour EDH rappelle que la notion de « nécessité » implique une ingérence fondée sur un besoin social impérieux et, notamment, proportionnée au but légitime recherché.
Concernant, en particulier, les visites domiciliaires et les saisies, la Cour EDH relève que, dans des affaires comparables, elle a recherché si la législation et la pratique internes offraient des garanties adéquates et suffisantes contre les abus et l’arbitraire. Elle note, également, que figure parmi ces garanties l’existence d’un contrôle efficace des mesures attentatoires à l’article 8 de la Convention.
La Cour EDH rappelle, enfin, que la protection du secret professionnel attaché aux correspondances échangées entre un avocat et son client est, notamment, le corollaire du droit qu’a ce dernier de ne pas contribuer à sa propre incrimination.
● En l’espèce, la Cour EDH estime que les mesures en cause constituent bien une ingérence dans les droits garantis par l’article 8 de la Convention et que celle-ci était prévue par la loi, puisque régies par l’article L. 450-4 du code de commerce combiné aux dispositions de l’article 56 du code de procédure pénale. Par ailleurs, l’ingérence dans le domicile et le secret des correspondances des requérantes tendait à la recherche d’indices et de preuves de l’existence d’ententes illicites. Elle poursuivait donc à la fois le bien-être économique du pays et la prévention des infractions pénales au sens de l’article 8 §2 de la Convention.
● Dès lors, la Cour EDH examine si l’ingérence apparaît proportionnée et peut être considérée comme nécessaire à la poursuite de ces objectifs.
Elle relève que les visites domiciliaires effectuées dans les locaux des requérantes avaient pour objectif la recherche de preuves de pratiques anticoncurrentielles possiblement imputables à ces dernières et n’apparaissent pas, dès lors, en elles-mêmes, disproportionnées aux regards des exigences de l’article 8 de la Convention. Elle constate, également, que la procédure interne en cause prévoyait un certain nombre de garanties. Toutefois, la Cour EDH estime que la question plus spécifiquement posée par cette affaire est celle de savoir si ces garanties ont été appliquées de manière concrète et effective et non pas théorique et illusoire, notamment au regard du grand nombre de documents informatiques et messages électroniques saisis, ainsi que de l’exigence renforcée du respect de la confidentialité qui s’attache aux correspondances échangées entre un avocat et son client.
En l’espèce, elle considère que les enquêteurs se sont efforcés de circonscrire leurs fouilles et de ne procéder qu’à des saisies en rapport avec l’objet de leur enquête. De plus, elle relève qu’un inventaire suffisamment précis, indiquant le nom des fichiers, leur extension, leur provenance et leur empreinte numérique avait été dressé et leur avait été remis, ainsi qu’une copie des documents saisis. Partant, la Cour EDH estime que les saisies pratiquées ne pouvaient être qualifiées de massives et indifférenciées. En revanche, la Cour EDH constate que les saisies ont porté sur de nombreux documents informatiques, incluant l’intégralité des messageries électroniques professionnelles de certains employés des sociétés requérantes. Or, il n’est pas contesté que ces documents et messageries comportaient un certain nombre de fichiers et informations relevant de la confidentialité attachée aux relations entre un avocat et son client.
Elle relève, ensuite, que pendant le déroulement des opérations en cause, les requérantes n’ont pu ni prendre connaissance du contenu des documents saisis, ni discuter de l’opportunité de leur saisie. Or, à défaut de pouvoir prévenir la saisie de documents étrangers à l’objet de l’enquête et a fortiori de ceux relevant de la confidentialité qui s’attache aux relations entre un avocat et son client, les requérantes devaient pouvoir faire apprécier a posteriori et de manière concrète et effective leur régularité. Un recours, tel que celui ouvert par l’article L. 450-4 du code de commerce, devait leur permettre d’obtenir, le cas échéant, la restitution des documents concernés ou l’assurance de leur parfait effacement, s’agissant de copies de fichiers informatiques.
A cet effet, la Cour EDH estime qu’il appartient au juge, saisi d’allégations motivées selon lesquelles des documents précisément identifiés ont été appréhendés alors qu’ils étaient sans lien avec l’enquête ou qu’ils relevaient de la confidentialité qui s’attache aux relations entre un avocat et son client, de statuer sur leur sort au terme d’un contrôle concret de proportionnalité et d’ordonner, le cas échéant, leur restitution. Or, la Cour constate qu’en l’espèce, si les requérantes ont exercé le recours que la loi leur ménageait devant un juge compétent, ce dernier, tout en envisageant la présence d’une correspondance émanant d’un avocat parmi les documents retenus par les enquêteurs, s’est contenté d’apprécier la régularité du cadre formel des saisies litigieuses, sans procéder à l’examen concret qui s’imposait. Ainsi, la Cour estime que les saisies effectuées aux domiciles des requérantes étaient, dans les circonstances de l’espèce, disproportionnées par rapport au but visé.
Elle conclut, dès lors, à la violation de l’article 8 de la Convention.