De l'éthique à NICOMAQUE et du confinement, dans le cadre de la loi du 23 mars 2020 d'urgence et des ordonnances de mars 2020 (fr)

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Auteur : Maître Jean-Michel Portail, avocat au barreau de Bayonne
Date : 3 avril 2020

Cf Livre 1. Théorie du bien et du bonheur , Chapitre IV



«Le bien dans chaque genre de choses est la fin en vue de laquelle se fait tout le reste».

Pour Aristote, le bonheur « est la fin dernière de tous les actes de l'homme».

Dans sa pensée, le bien se montre différent selon les différents genres d'activités, les différents arts :
«qu'est-ce donc que le bien dans chacun d'eux? N'est-ce pas la chose en vue de laquelle se fait tout le reste? Dans la médecine par exemple, c'est la santé; dans la stratégie c'est la victoire.»

Aristote définit le bien propre de l'homme comme étant l'activité de l'âme dirigée par la vertu. La fonction propre de l'homme serait l'acte de l'âme conforme à la raison. Si l'œuvre d'un musicien est de faire de la musique, Aristote estime que l'œuvre du bon musicien sera de faire une bonne musique. L'homme doit donc s'attacher à produire une activité de l'âme dirigée par la vertu, cela devant être une condition remplie durant une vie entière et complète. « Car une seule hirondelle ne fait pas le printemps, non plus qu'un seul beau jour ; et l'on ne peut pas dire davantage qu'un seul jour de bonheur, ni même que quelque temps de bonheur, suffisent pour faire un homme heureux et fortuné.»

Aristote rappelle l'inscription de Délos : «Le juste est le plus beau ; la santé, le meilleur».

Le virus covid19 met à l'épreuve la santé, qui est le meilleur, mais aussi, sans doute, le juste, qui est le plus beau.

Le confinement du pays, décidé un soir de télévision par le Président de la République, après tant d'autres pays, sans que le mot fût dit pour autant, puis la loi d'urgence sanitaire telle qu'elle a été votée le 23 mars 2020 par le Parlement et les différentes ordonnances de mars, constituent-ils un bien pour le juste, ainsi qu'un bien pour la santé? Un bien, ou un accessoire, au sens d'Aristote, c'est à dire un moyen de parvenir au bien, sachant donc que «dans toutes actions, dans toute détermination morale, le bien est la fin même qu'on poursuit ; et c'est toujours en vue de cette fin que l'on fait constamment tout le reste ».

Le bien de la médecine, c'est la santé. Par conséquent, le confinement n'est évidemment pas la finalité de cet art, mais un moyen, un accessoire. Un moyen de ralentir la pandémie et d'améliorer la gestion des soins en urgence, un moyen de régulation. Un moyen présenté comme efficace et, de toute évidence, un moyen qui semble effectivement être de nature à aider la médecine à parvenir à son bien. En effet, la suppression des interactions humaines conduit à la diminution de la contagion, voire, en théorie, à sa suppression, du moment que la propagation du covid19 s'effectue bien comme il est expliqué. A priori, le confinement d'un pays ne serait donc pas, selon les principes de l'éthique à Nicomaque, un moyen qui, en soi, viendrait éventuellement, même à la marge, s'opposer à la finalité de la médecine, au bien qu'elle poursuit: la santé. Il n'y aurait donc aucune contradiction, sur un plan éthique, entre l'art de la médecine et le moyen du confinement.

Toutefois, si le confinement peut être, dans l'art de la médecine, un moyen technique éthique de ralentir la propagation d'une pandémie, ce même art, qui doit s'occuper du corps entier, se souciera également, tôt ou tard, des conséquences, pour le corps et l'âme des habitants d'une société, d'un tel confinement drastique. Ainsi, un médecin peut-il estimer, en même temps, que le confinement peut nécessairement avoir des conséquences qui ne visent pas le bien de la médecine (la santé). Qu'il a des conséquences négatives immédiates et différées sur la santé de beaucoup; que la santé du corps en son ensemble peut en souffrir; que l'âme s'en trouve troublée, puis la raison égarée, qui sait?

Toutefois, viendra ici immédiatement se superposer le concept d'urgence, qui est évidemment inscrit dans la loi du 23 mars portant précisément ce nom, pour signifier une hypothèse, une situation concrète momentanée, qui nous presse, où la question éthique n'aurait pas à se poser dans les mêmes conditions, ni avec la même exigence qu'en période normale. L'urgence (à elle seule), justifierait d'avoir à ne s'occuper que des questions urgentes, c'est à dire, en clair: diminuer le nombre des malades, le nombre des morts, par une gestion rationnelle des moyens limités, ce qui conduit donc au moyen du confinement; de laisser à plus tard la question de la santé du corps entier, du corps social.

En outre, le simple constat de la réalité semble également, en ce mois de mars, faire reculer logiquement l'exigence éthique: le manque de moyens, en matière de respirateurs et de personnel, mais surtout de masques de protection va précisément constituer la raison qui permettrait d'écarter le souci d'une approche éthique exigeante. Ici, l'urgence se confond et se combine avec le manque, le défaut. Ainsi, dans ces conditions précises, vu les manques constatés au début de la crise sanitaire, le confinement demeurerait, mais par défaut, le meilleur accessoire de la médecine.


Le confinement mis en place par décrets et dans le cadre de la loi d'urgence sanitaire du 23 mars, restreint la liberté d'aller et de venir, la liberté d'entreprendre dans notre droit désormais. Par conséquent, le confinement occupe une place réelle, a une fonction pratique concrète dans le droit désormais, en application des textes précités notamment. Quelle serait sa définition possible dans la vision de la justice chez Aristote?

Tout comme vis-à-vis de la médecine, le confinement ne semble pas non plus, évidemment, même en temps de crise sanitaire, la finalité du droit, de la justice. Est-il toutefois un moyen concevable et non contraire au juste, au bien recherché par la justice, comme il semblait constituer un moyen non contraire à l'objectif recherché de la médecine (même par défaut)?

«Nous voyons que tout le monde s'accorde à nommer justice cette qualité morale qui porte les hommes à faire des choses justes, et ce qui cause qu'on les fait et qu'on veut les faire.» Livre V, chapitre I.

«La justice semble être comme un bien étranger, comme bien pour les autres et non pour soi, parce qu'elle ne s'exerce qu'à l'égard d'autrui (…) Ainsi, la justice ne peut pas être considérée comme une simple partie de la vertu ; c'est la vertu tout entière».


Aristote étudie donc la justice en la considérant comme une partie de la vertu, mais en précisant son caractère central, qu'il s'agirait même de la vertu «tout entière» (ce qui peut sembler contradictoire), du fait que la justice s'exerce, précisément, à l'égard des autres; qu'il ne s'agit pas d'une qualité que l'on s'applique à soi-même.

Aristote tente de définir un concept de justice et d'injustice partielles, laissant de côté momentanément, dans son raisonnement, la justice et l'injustice se confondant avec la pratique, à l'égard d'autrui, de la vertu absolue ou du vice; rapprochant l'injustice partielle de ce qui est illégal, contraire aux règles de l'équité et la justice partielle à ce qui est légal et équitable.

Dans la justice partielle, Aristote distingue une première espèce, à savoir la justice distributive des honneurs, de la fortune et de tous les autres avantages pouvant être partagés entre les membres de la cité. En effet, il peut y avoir selon Aristote, dans la distribution de ces choses, inégalité, comme il peut y avoir égalité, d'un citoyen à un autre. Aristote ajoute une deuxième espèce : la justice qui règle les conditions légales des relations civiles et des contrats, distinguant dans cette catégorie deux sous-ensembles: les relations volontaires, comme la vente, l'achat, la location par exemple et les relations involontaires comme le vol, la corruption, le meurtre...

Aristote considère que l'injustice est l'inégalité ; qu'il doit y avoir un milieu pour l'inégal et que ce milieu c'est l'égalité «car dans toute action, quelle qu'elle soit, où il peut y avoir du plus ou du moins, l'égalité se trouve aussi. Si donc l'injuste est inégal, le juste est l'égal». Mais le juste doit être pareillement un milieu, le milieu de certains termes, qui sont le plus et le moins. Le juste doit être quelque chose de proportionnel, la proportion étant entendue comme une égalité de rapports entre plusieurs termes, quatre, au moins. Ainsi, Aristote rapproche-t-il la justice de la notion de proportion géométrique, par le rapport entre quatre termes. Le juste doit être un milieu entre des extrêmes qui, sans cela, ne serait plus en proportion «car la proportion est un milieu, et le juste est toujours proportionnel. Les mathématiciens appellent cette proportion, géométrique ; et en effet, dans la proportion géométrique, le premier total est au second total, comme chacun des deux termes est à l'autre».

Celui qui commet l'injustice s'attribue plus qu'il ne doit avoir et celui qui la souffre reçoit moins qu'il ne lui revient. Il ne saurait y avoir égalité en ce cas, ni proportion entre des extrêmes.

L'autre espèce de la justice, c'est la justice réparatrice et répressive, censée régler les rapports des citoyens entre eux, que ce soit dans leurs relations volontaires ou leurs relations involontaires. Ici encore, l'égalité est le milieu entre le plus et le moins. «Le juste qui a pour objet de redresser les torts, est le milieu entre la perte ou la souffrance de l'un et le profit de l'autre». Dans la conception d'Aristote, le juge a un rôle fondamental pour l'exercice de la justice réparatrice et répressive, raison pour laquelle il rappelle la qualité de médiateur d'un juge «comme si l'on était sûr d'avoir rencontré la justice une fois qu'on a rencontré le juste milieu». Le juge égalise.

Au cours de son raisonnement sur la justice, Aristote va mettre en avant une notion fondamentale, précisément issue de sa conception, qui associe étroitement la justice avec la proportion et la notion de juste milieu: c'est le besoin que nous avons les uns des autres, besoin qui constitue le lien commun de la société.

Aristote estime que si les hommes n'avaient pas de besoins et plus précisément pas de besoins semblables entre eux, il n'y aurait pas non plus échanges entre eux. Et parce que les échanges constituent la société, il fallait trouver une mesure commune qui les facilite : la monnaie, «qui est devenue en quelque sorte l'instrument et le signe du besoin». Cherchant à définir la justice, Aristote en vient donc aux échanges, aux interactions humaines et à la fonction de la monnaie, qui manifeste le signe du besoin des hommes de maintenir entre eux les échanges, c'est à dire la possibilité, pour eux, de maintenir, entre eux, une cité, une société. Aristote va rappeler que la monnaie n'existe pas dans la nature, mais qu'elle n'existe que selon la loi et qu'il dépend de nous «de la changer et de la rendre inutile, si nous le voulons».

Ce détour par les besoins, les échanges et la monnaie va permettre à Aristote la démonstration suivante, qui va retrouver la notion de proportion, d'égalité et de réciprocité, ce qui nous ramène donc à la justice. Prenant exemple sur la relation d'un laboureur avec un cordonnier, il estime que la réciprocité véritable n'existe que si on a égalisé les choses à l'avance; autrement dit, de comprendre que cette relation ne peut se comprendre également que par la relation de l'ouvrage de l'un par rapport à l'ouvrage de l'autre, sans exiger toutefois un rapport de proportion au cours de l'échange qui est fait entre eux.

Il s'agit d'une pensée complexe. On comprend assez bien que l'on puisse partir des besoins des hommes pour tâcher de définir les caractéristiques et les qualités d'une justice réparatrice ou répressive, puisque, par nécessité, les hommes entrent en relation entre eux du fait de leurs besoins semblables. Ces besoins semblables les conduisent au commerce. Il peut donc survenir un déséquilibre au cours des échanges, un plus ou un moins, au passage qui ne serait pas égalité, ni proportion entre deux extrêmes. Le reste est plus délicat à saisir. Si une justice veut juger de la relation entre deux hommes, elle ne peut, en tant que justice partielle, correctement se pratiquer que si elle (on) pense également la relation de l'ouvrage de l'un par rapport à l'ouvrage de l'autre. C'est ce qu'Aristote appellerait «égaliser les choses à l'avance», c'est-à-dire notamment rendre possible l'analyse du plus ou du moins en se basant plutôt sur les ouvrages que sur les personnes, pour la recherche du milieu, mais avec une condition supplémentaire : ne pas exiger (à l'avance) un rapport de proportion au cours de l'échange. Par conséquent, ne serait pas exclue l'hypothèse d'un échange qui pourrait être juste, alors même qu'il ne manifesterait pas une qualité de rapport proportionnel au moment où il intervient, ce qui semble contraire au raisonnement. Par conséquent, ce qui semble davantage suggéré dans ce raisonnement, c'est qu'il n'y a pas à exiger, par avance et par principe donc, que tous les échanges interviennent nécessairement dans un rapport de proportion. Parce qu'il semblerait que cette situation ne peut pas se rencontrer automatiquement et qu'il ne dépend pas de la justice que cela intervienne dans le moment de l'échange. Partant de là, une justice réparatrice ou répressive ont raison d'être du fait d'une absence possible de proportion initiale, en essayant, a posteriori (et médiation) de retrouver une proportion qui faisait défaut dans l'échange.

Ce qui implique que la justice se définirait essentiellement par un exercice pratique intervenant a posteriori, soit un exercice de réparation ou un exercice de répression, mais avec l'objectif de l'égalité, après les échanges. Ce sont les échanges qui conduisent à la justice. C'est la raison pour laquelle on peut s'interroger sur une mesure, le confinement, qui est de nature à limiter drastiquement les échanges et les interactions humaines. Car ce qui empêche les échanges ferait reculer la pratique de la justice aussi.

Pour Aristote, si deux hommes sont sans besoin l'un vis-à-vis de l'autre, soit tous les deux soit l'un des deux seulement, il ne peut pas y avoir d'échange ; rien ne les pousse à en faire mis à part le besoin de ce que l'autre possède. C'est également en raison de ce concept de besoin que la monnaie elle-même peut être soumise à des variations, ne conservant pas toujours la même valeur, même si Aristote estime cependant que cette valeur soit plus uniforme et stabilisée que celle des choses qu'elle représente. D'où un intérêt supplémentaire de la monnaie.


Dans une société, si les échanges ont lieu, il y a donc association et commerce. La monnaie, qui est devenue commune mesure générale va permettre de mesurer les choses les unes par rapport aux autres, permettant ainsi une forme d'égalisation. La monnaie est un moyen d'égalisation, dans la pensée d'Aristote s'entend. S'il n'y a pas d'échange, il n'y a pas de société. Mais s'il n'y a pas égalité, il ne saurait y avoir non plus échanges. Et c'est la mesure commune qui existe entre les hommes qui permet une égalité possible (à rechercher). Toutefois, cette unité de mesure est arbitraire et conventionnelle.

Après ces considérations, Aristote estime avoir démontré ce qu'il estime être juste et injuste. La pratique de la justice est un milieu entre une injustice commise et une injustice soufferte. L'injustice est toujours aux deux extrêmes, y compris dans le commerce, donc, les échanges.

Un homme qui pratique la justice, en fonction de sa raison, sait donc parfaitement répartir le juste à lui-même, mais aussi (et surtout), à l'égard d'autrui. Il n'agira pas de manière à se donner plus à lui-même et moins à autrui, mais il veillera à assurer, entre lui et autrui, égalité proportionnelle. L'injustice est toujours un excès en plus ou un défaut en moins, dans tout ce qui peut être utile ou nuisible et l'injustice ne tient jamais compte de la proportion. Elle est à la fois un excès et un défaut.


Le confinement conduit à la suppression massive des échanges entre les hommes. Pour cette raison, dans la philosophie d'Aristote, il semble donc contraire aux intérêts de la société, des hommes et pourrait être cause d'inégalités, d'injustice, de désunion. Il s'agit d'un excès dont il faudrait se méfier, à tout le moins. Le confinement ne serait pas un moyen juste, a priori.

C'est sans doute la raison pour laquelle il semble nécessaire à notre Président, en ce temps de confinement, mais aussi en ce temps de guerre donc, paraît-il, de rappeler la nécessité de faire «bloc». Toutefois, sans doute Aristote expliquerait-il qu'ordonner un confinement va précisément nécessairement conduire, par la baisse importante des échanges, à la baisse du sentiment de communauté et à certains types de désunions possibles, précisément par la suppression des conditions concrètes qui rendent les citoyens en mesure de ressentir qu'ils créent, par tel ou tel échange, une relation d'égalité; et même, dans un cas contraire, la baisse des échanges fait aussi diminuer les occasions de pratique de la justice a posteriori, c'est à dire les médiations qu'elle doit opérer. Si l'on ajoute à cela que la justice, dans les tribunaux, ne peut, à cause du confinement, être concrètement rendue (ou très difficilement sur un plan pratique), on aboutit à une situation de désagrégation majeure d'une forme générale de commerce, de lien social. Dans cette situation dégradée, l'exhortation des citoyens par discours ne suffit pas à réparer le mal causé. Car un discours n'est pas tout à fait un échange, ni la trame habituelle des relations.

Mais Aristote a pu aussi écrire, dans son passage sur la définition du juste: «un moindre mal, comparativement à un mal plus grand, peut être regardé comme un bien. Le mal moindre est préférable à un mal plus grand ; or, ce qu'on préfère, c'est toujours le bien ; et plus la chose est préférable, plus aussi le bien est grand.» Alors, le confinement serait-il injuste ou moindre mal?

Le confinement en tout cas, au yeux de la quasi totalité des Français, semble juste. Puisque utile tout d'abord, puisque légal désormais, puisque souhaité majoritairement. Son caractère éventuellement injuste n'est pas beaucoup discuté, peut-être aussi parce qu'il ne s'agit, somme toute, ni d'une invention nationale, d'une initiative nouvelle relevant de notre seul génie (ou responsabilité), mais d'une méthode employée en Chine, que l'on importe; ni d'une réponse qui serait isolée, au contraire, puisqu'il s'agit de la solution choisie en quasi totalité, ce qui doit être rassurant, a priori. Est-ce que ce moyen, toutefois, est en adéquation, selon l'éthique à Nicomaque, avec le bien poursuivi par le droit, avec le juste? Conforme à la vie en société, comme il peut sembler partiellement l'être, en urgence et par défaut, avec l'objectif de la médecine? Est-ce que ce moyen est juste en démocratie? Avec l'habitude de vivre en et de vivre la démocratie?

Car désormais, nous ne pouvons nous déplacer que par dérogation, sur motif, dont la liste est fort restreinte. Ordre a été donné de fermeture d'établissements recevant du public; partant de là, arrêt de très nombreuses activités humaines. Une liste existe des établissements autorisés. Le principe est donc la fermeture, l'autorisation l'exception. Un concept philosophique et juridique a vu le jour: celui des établissements «qui ne sont pas indispensables à la vie de la Nation», qui va impliquer leur fermeture. Donc, en temps de crise sanitaire, tous les échanges ne sont pas égaux, en valeur.


L'arrêté du 15 mars 2020 complétant l'arrêté du 14 mars 2020 portant diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation du virus covid-19, énonce en considérants juridiques:

«Considérant le caractère pathogène et contagieux du virus covid-19 ;

«Considérant que le respect des règles de distance dans les rapports interpersonnels est l'une des mesures les plus efficaces pour limiter la propagation du virus ; qu'il y a lieu de les observer en tout lieu et en toute circonstance avec les autres mesures dites barrières, notamment d'hygiène, prescrites au niveau national ;

«Considérant que l'observation des règles de distance étant particulièrement difficile au sein de certains établissements recevant du public, il y a lieu de fermer ceux qui ne sont pas indispensables à la vie de la Nation tels que les cinémas, bars ou discothèques ; qu'il en va de même des commerces à l'exception de ceux présentant un caractère indispensable comme les commerces alimentaires, pharmacies, banques, stations-services ou de distribution de la presse ; qu'il y a lieu de préciser la liste des établissements et activités concernés et le régime qui leur est applicable en fonction de leurs spécificités ;

«Considérant que les jeunes porteurs du virus ne présentent pas toujours les symptômes de la maladie alors même qu'ils l'ont contractée ; que les enfants sont moins à même de respecter les consignes et gestes barrières indispensables au ralentissement de la propagation du virus ; qu'il y a lieu de préciser le champ de la suspension de leur accueil en ce qui concerne les maisons d'assistants maternels...»

A noter: le décret ne mentionne pas qu'il a été pris en considération de l'urgence.

Au passage également, on remarquera que le ministre de la santé, signataire du décret, semble savoir que les «jeunes» porteurs du virus ne présentent pas toujours les symptômes d'une maladie qu'ils ont cependant contractée; ce qui semblerait donc les différencier des porteurs plus âgés, où l'on apercevrait plus souvent les symptômes (voire plus). Cette différentiation ne semble pas assimilable totalement à une inégalité qui serait issue d'un jugement, mais plutôt à une inégalité liée à l'âge, aux personnes. Il est donc rappelé que nous ne sommes pas égaux devant cette maladie. Et que cette connaissance est préalable au décret; qu'il s'agit d'un élément pris en considération pour se déterminer en droit.

Le texte du décret précité énonce, avec clarté, la conception du ministre de la santé au sujet des protections nécessaires et du résultat recherché (la finalité, le bien vers où l'on tendrait peut-être).
Il est écrit: « le respect des règles de distance dans les rapports interpersonnels est l'une des mesures les plus efficaces pour limiter la propagation du virus (…) avec les autres mesures dites barrières, notamment d'hygiène ».

Par conséquent, s'il faut en croire le ministre de la santé, auteur du décret, l'efficacité se trouverait dans le respect de règles de distance dans les rapports interpersonnels et de mesures d'hygiène. Et l'objectif (modeste) ne serait pas de supprimer la propagation, mais de la limiter. Mais il s'agit aussi de rappeler que les règles de distance ne sont que l'une des mesures. Même si le décret ne se soucie pas de mentionner quelque autre mesure que la règle de distance dans les rapports interpersonnels.

Pour cela, la fermeture de beaucoup d'établissements est ordonnée par ce décret, en considération des éléments précités.

Au regard de la philosophie d'Aristote, il est intéressant de constater la notion de respect tout d'abord, mais surtout la notion de distance dans les rapports interpersonnels, qui sont donc maintenus; autrement dit, le décret manifeste clairement, du moins dans ses considérants, la volonté d'une certaine mesure et la recherche d'un milieu, avec une idée de proportion, voire même de géométrie. Cette mesure se manifeste également dans l'objectif recherché.

Ce décret, s'il aboutit à une solution radicale de fermeture de beaucoup d'établissements publics, ce qui pourrait être contraire à une notion de proportionnalité, manifeste du moins, dans son approche initiale et les principes recherchés, sans doute une démarche aristotélicienne.


À la lumière de ces considérants, qui justifient les mesures édictées par décret du ministre de la santé, comment comprendre que l'on puisse en arriver, parallèlement, le lendemain, aux limitations édictées dans le décret du Premier ministre, n° 2020-260 du 16 mars 2020, portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus covid-19?

Force est de constater toutefois que ce décret ne mentionne aucun considérant, mais qu'il a été édicté expressément au visa de l'urgence: «Vu l'urgence». C'est bref. C'est tranché. Vu l'urgence...

On peut donc constater tout d'abord une différence de forme et de motivation (justification), entre les services du ministre de la santé d'une part et ceux du premier ministre d'autre part, qui sont deux sources de droit distinctes, pouvant chacune établir séparément des décrets. Du côté du ministère de la santé, il semblerait que les décisions soient prises en considération d'éléments de faits et de droit identifiés assez nombreux, objectifs, discutables, avec une idée de proportion; du côté des services du Premier ministre, il semblerait que ce soit plutôt au visa de l'urgence préférentiellement, voire exclusivement. Ici, le temps presse. L'action semble devoir dominer. Il semblerait donc, mais il s'agit peut-être d'une impression rapide, que l'on penserait davantage, du moins en droit, dans les services du ministère de la santé; que l'on agirait plus vite du côté de la rue de Varenne, au 57.

Quelles sont ces restrictions de libertés du décret du 16 mars, pris au visa de l'urgence?

«Afin de prévenir la propagation du virus covid-19, est interdit jusqu'au 31 mars 2020 le déplacement de toute personne hors de son domicile à l'exception des déplacements pour les motifs suivants, dans le respect des mesures générales de prévention de la propagation du virus et en évitant tout regroupement de personnes».


Principalement, on retrouve la possibilité dérogatoire, après l'interdiction de principe générale:

- de déplacements pour effectuer des achats de fournitures nécessaires à l'activité professionnelle et des achats de première nécessité dans des établissements dont les activités demeurent autorisées;
- de déplacements brefs, à proximité du domicile, liés à l'activité physique individuelle des personnes, à l'exclusion de toute pratique sportive collective, et aux besoins des animaux de compagnie.

Si nous avons encore droit à un peu d'activité physique, celle-ci doit donc être également restreinte.

Sur ce point, sans que le décret n'en dise un mot, notre premier ministre a retenu, semble-t-il, les jours qui ont suivi, la symbolique restrictive du premier des nombres et la force pédagogique des répétitions: une heure, à un km de chez soi, une fois par jour... Cette prescription (ces «uns» additionnés), est-elle fondée en science? Elle est toutefois fondée en droit, désormais. Mais non pas toutefois en droit, puisqu'il s'agit seulement d'une explication de texte du Premier ministre, le décret opposable à tous relevant simplement une notion de brièveté et une notion de proximité.

Par conséquent, il semblerait que dans un premier temps nous étions libres d'interpréter nous-mêmes la notion de brièveté et celle de proximité, selon les termes mêmes du décret. C'était une époque déjà lointaine et plus heureuse sans doute, plus libre en tout cas. Elle aura duré quelques heures. Très vite en effet, les choses ont évolué pour parvenir à la deuxième version de l'attestation dérogatoire de déplacement. Désormais, le déplacement bref doit être inscrit dans une limite temporelle d'une heure quotidienne et dans un « rayon maximal d'un kilomètre autour du domicile».

Saluons ici la remarquable précision de «rayon maximal», qui permettra d'éviter toute interprétation (trop) littéraire de la distance. Ne suffisait-il pas, en logique, de se contenter de la seule notion de rayon? Pourquoi y rajouter ce dur «maximal», sinon à considérer qu'il signifie qu'un rayon c'est déjà très long, en tout cas pas suffisamment délimité. Mais surtout, en fait, qu'un rayon peut donc être plus petit qu'il n'est autorisé au maximum. Nous sommes donc ainsi rendus libres de choisir un rayon plus court qu'un kilomètre. De nombreuses possibilités de sorties s'offrent donc à nous, dans ce rayon maximal. Et dire que nous avions failli trouver cela restrictif, alors qu'il s'agit de nous inviter à faire plus court, entre 1 et 0. Ce qui va demander de changer d'unité de mesure.

Nous sommes invités à prendre notre domicile comme centre (ce qui est une maxime conservatrice intéressante) et, au moyen d'un compas (ou d'une application plus pratique, si nous choisissons la modernité), nous calculons le rayon (MAXIMAL) d'un km.

Nous pouvons aussi, au passage, nous amuser à calculer la circonférence du cercle ainsi obtenu, avec un rayon d'un km, même si ce n'est pas tout à fait le débat, avec la formule que certains de nos étudiants étaient en train d'apprendre, juste avant que les cours ne cessent, quelque chose comme: périmètre = 2 x rayon (MAXIMAL) x PI. PI est égal à 3,14. C'est ainsi. Ce n'est pas un, malheureusement, mais ce n'est pas très élevé tout de même. Il peut également s’écrire 355 / 113, mais cela paraîtrait alors beaucoup trop grand: 3,14159292. PI, c'est grec, mais ce n'est pas non plus la question. En France, c'est le rayon maximal qui est à l’œuvre en urgence. Il se suffit à lui-même et se limite au premier des nombre, en kilomètres. En mètres, cela donnerait le vertige.

Donc, nous calculons une circonférence d'un Cercle C dont le Rayon R est 1 km et le centre D notre Domicile. Cela donne 2 x 1 x 3,14159292. Mais il y a fort à parier que vous ne trouverez pas de chemin réel à emprunter sur cette circonférence théorique, en ville particulièrement.
Nous pouvons aussi calculer l'aire du cercle dont le rayon (MAXIMAL) est un km. Avec une autre formule. Quelque chose comme PI x R2. Cela ne vous aidera pas non plus beaucoup en ville, car vous ne sauriez facilement marcher sur l'aire complète; il vous faudra trouver des rues. Mais si elles sont nombreuses (par chance), vous pourriez faire tout de même des kilomètres dans ce rayon maximal. Sauf que vous êtes limités par le temps. Et quand le rayon est égal à 1, il semble que le chiffre obtenu pour calculer la longueur de la ligne qu'est la circonférence est identique à celui représentant l'aire. Cette coïncidence a quelque chose d'hermétique. Cela est de nature à favoriser l'émergence d'une nouvelle théorie du complot.


Pour en revenir plus strictement au droit, comment comprendre qu'un premier ministre puisse être l'organe «juste» pour interpréter le décret que ces services ont édicté, au seul visa de l'urgence et venir ainsi ajouter au décret, qui ne comportait, dans son innocence première, que des notions de brièveté et de proximité; cela pour venir restreindre ce que toutes les personnes (recherchant une activité physique, ne l'oublions pas), auraient pu avoir envie de comprendre. Restreindre le temps possible, restreindre le champ possible.

Mais si l'on s'amuse (pourquoi pas? notre Président nous a bien conseillé de lire), à rapprocher les dispositions du décret du 16 mars avec les considérants du décret de la veille, pris par le ministère de la santé, que diable viennent donc faire ces restrictions d'une heure dans un rayon maximal d'un kilomètre du domicile, s'il s'agit en fait de respecter des règles de distance dans les rapports interpersonnels, s'il s'agit également de ne pas se serrer les mains et de se les laver le plus souvent possible en raison du caractère pathogène et contagieux du covid-19?

En quoi ces mesures restrictives de liberté, qui ne sont pas anodines et sans conséquences sont-elles, sur un plan scientifique, susceptibles d'agir efficacement et en quoi ont-elles en rapport avec les règles de distance dans les rapports interpersonnels ainsi que les règles d'hygiène?

Il semblerait que nous sommes alors très loin d'une approche aristotélicienne du juste dans la mesure, (pardon, le décret), du 16 mars et dans l'interprétation qui en est faite par son propre auteur.

Si l'on peut comprendre, y compris en droit, que la fermeture de certains établissements est un moyen (peut-être trop radical) d'éviter que nous nous retrouvions trop proches les uns des autres, on a beaucoup plus de mal à comprendre qu'une sortie de deux heures (soyons fous), pouvant nous mener dans un rayon de 2 km du domicile (restons fous), du moment que nous veillons à ne pas trop nous rapprocher de notre prochain, ni à lui serrer la main, encore moins de l'embrasser serait susceptible de propager la contagion plus grandement. On objectera sans doute qu'avec un allongement de la durée d'une sortie et l'allongement de la distance, nous risquons, fatalement, de rencontrer plus de personnes. Mais les rencontrer signifie-t-il pour autant de les approcher trop près, de ne plus garder ses distances? Faut-il donc nous soupçonner, comme c'est le cas dans le décret du 16 mars, de nous jeter si aisément les uns sur les autres, surtout dans le cadre d'une trop grande sortie, trop loin de chez soi, qui semble de nature à nous faire perdre tous nos repères, nos distances, au point d'en arriver très vite à faire n'importe quoi. La pratique d'une activité physique individuelle quotidienne m'a toutefois appris, depuis quelques jours, qu'il est plus facile de rencontrer des gens qui changent de trottoir quand on va les croiser quelques mètres plus loin, que des gens désireux de se rapprocher pour entamer, inopinément, ce que l'on appelait autrefois une conversation.

Pourquoi donc n'avoir que le droit de marcher une heure par jour (ou de courir, mais il s'avère que cela est très discuté), dans un rayon MAXIMAL d'un km autour chez soi?

Et encore, ne nous attardons pas trop sur la notion de «domicile», car beaucoup de personnes seront dans la difficulté d'expliquer qu'elles ne vivent plus là où cela est écrit dans un document d'identité, d'expliquer qu'elles vivent peut-être avec une autre personne momentanément ailleurs, ce qui, dans le silence du décret, n'est peut-être pas si autorisé qu'on veut bien le croire. Quelle est la définition légale du domicile en temps de crise? A-t-elle évoluée, par décret, ces jours derniers? A priori non. Par conséquent, au regard des déplacements qui ont pu être constatés récemment, d'une résidence principale vers une secondaire notamment, beaucoup de personnes ne vivent plus, sur un plan légal, à leur domicile, ce qui complexifie la situation de calcul du rayon MAXIMAL pour la police nationale et/ou de proximité.

Est-ce que tous ces «détails» ajoutés, cette explication de texte limitant le champ d'interprétation, qui viennent accompagner l'application concrète du décret, dans notre vie quotidienne, sont également des moyens qui demeurent justes? Je ne parle même pas de la forme, qui consiste à expliquer à la télévision ce qui n'est pas écrit dans le décret, seul opposable en droit pour le moment (pas de jurisprudence savoureuse encore).

Si le confinement, en médecine, pourrait effectivement être perçu comme un moyen (imparfait, mais pas contraire), pour parvenir à une fin qui constitue le bien de la médecine, dans le droit, il semble apparaître plutôt comme le moyen de parvenir à rien d'autre que lui-même, hélas, ce qui en fait sa propre finalité; du moins un moyen injuste. Ce qui constitue par conséquent un danger pour le droit et le juste. Et pour la société.


Bien sûr, on aura tous compris que le confinement est décidé pour des raisons médicales et des motifs d'urgence. C'est à dire qu'il trouverait sa raison hors du droit. Mais le confinement intervient également dans le domaine du droit, ici et maintenant; dans une République, dans le cadre d'une constitution. Il impacte le juste. Il n'est donc pas interdit (ni par les décrets, ni par la loi du 23 mars 2020 en tout cas) de s'interroger si le confinement, dans cet art qu'est le droit, art nécessaire comme la médecine à une société, constitue un simple moyen de parvenir à la justice (qui est le bien du droit, des lois), ou bien, en raison de la contradiction existant entre la justice et l'ordre de confinement, si celui-ci ne constituerait pas sa simple et propre finalité, au mépris du bien du droit ou un moyen injuste.

Vis-à-vis du droit, le confinement aboutit malheureusement à la restriction grave de la liberté d'aller et de venir, celle d'entreprendre et constitue un obstacle inédit, tout à fait exceptionnel que rencontre, pour la première fois, notre République, notre démocratie. En outre, il faut le rappeler, il s'agit d'un obstacle que l'on s'est apparemment construit légalement et démocratiquement, volontairement; même s'il s'agit, aussi, d'une méthode importée en l'espèce de Chine, face à la même menace, soit d'un pays qui n'est pas, à proprement parler, une démocratie. Il convient donc de s'interroger, à tout le moins, sur le fait de savoir si toutes les méthodes sont transposables d'un régime à l'autre, avec les mêmes conséquences. La communauté éventuelle des objectifs poursuivis ne fait pas la similarité des conséquences.

D'autres pays ont fait choix de méthodes différentes, comme la Corée du Sud. Avec succès. D'autres pays actuellement, comme l'Allemagne, réfléchissent à s'inspirer davantage de ce deuxième modèle.

Incontestablement, ce deuxième modèle est plus démocratique. Plus mesuré. Plus aristotélicien.

Incontestablement, l'absence de confinement drastique et généralisé évite de causer des problèmes aussi graves dans le domaine du droit, vis-à-vis de la notion du juste, à savoir la finalité du droit. Mais il évite également un arrêt aussi étendu des activités humaines, ce qui est de nature, par le maintien des échanges, la circulation de la monnaie, à déjà mieux préparer le pays au(x) jour(s) d'après, sans compter, comme il a déjà été dit, que la forte baisse des activités fait nécessairement aussi reculer l'application de la justice.

Il n'est donc pas interdit de se demander pourquoi ce deuxième modèle n'a pas été suivi dans notre pays démocratique. Malheureusement, une partie de la réponse réside simplement dans l'analyse sommaire des faits: le gouvernement n'avait pas pris, sans doute, assez tôt et assez bien en considération les événements. Il n'a pas pris, sans doute, assez tôt et assez bien les mesures nécessaires à la préparation au combat, alors qu'il avait, depuis trois mois sous les yeux, les éléments incontestables du caractère pathogène et contagieux virus, ses conséquences graves dans un pays développé. S'il en fallait encore, il avait sous les yeux ce qui se passait de grave en Italie depuis des semaines, pays frontalier. De manière assez simple, le seul rapprochement physique de la menace semble devoir conduire, qu'on le veuille ou non, à un surcroît d'interrogation.

Ces constats auraient dû inciter le gouvernement à mieux pourvoir le pays des premiers besoins nécessaires. Si notre Président fut prompt à désigner ce combat comme guerre, il le fut nettement moins à nous préparer à celle-ci. De stratégie méditée, il n'avait peut-être pas. De prudence non plus. Il bénéficiait cependant d'informations capitales, comme nous tous d'ailleurs, plusieurs mois avant le choc. Il était donc en mesure de prendre les décisions qui s'imposent, par prudence, lorsque, en cas de doute, on veut préparer un pays à un combat potentiel.

Plus tôt donc, il pouvait faire un état des stocks des masques, puis donner sans délai les ordres de fabrication d'un matériel qui, s'il s'avérait par bonheur inutile éventuellement, faute de grande contagion, ne constituait toutefois pas un stock périssable. Il s'agissait donc d'un investissement par prudence, plein de raison. De même pour des respirateurs.

Plus tôt également, il pouvait informer et mieux former les citoyens. Au lieu de quoi, le choc entraperçu, on a commencé par fermer et interdire. Cela en dit long, malheureusement. Et l'on a établi, en urgence prétendue, des décrets avant une loi d'urgence déclarée, renversant ainsi une certaine hiérarchie des normes en droit.

Dans notre pays, habitude est prise, depuis très longtemps, d'aller et venir; dans notre culture, l'entreprenariat est une valeur promue, y compris par le gouvernement libéral en place, au-dessus de tout soupçon sur ce point.

En droit, le confinement signifie la restriction de la liberté d'aller et venir et la restriction de toutes les activités humaines, hormis celles qui sont finalement devenues par décret soient nécessaires, soit essentielles (c'est selon) «à la vie de la Nation». On dirait plutôt volontiers à sa survie, par souci d'exactitude. Soit principalement: soigner, surveiller. Activités à laquelle il faut ajouter celle de (se) nourrir, mais il aura été remarqué par tous qu'il ne s'agit, alors, selon les termes mêmes du décret, de ne pouvoir effectuer que des «achats de première nécessité dans des établissements dont les activités demeurent autorisées». Une telle restriction en France, une telle privation de liberté, y compris dans les formules mêmes, le choix des mots pesants, menaçants: «première nécessité», «établissements», «demeurent autorisées», paraissaient totalement inconcevables il y a quelques jours encore. «Demeurent autorisées»... comme si ce n'était qu'une première étape, que du pire était à craindre, que la situation était désormais dans un état d'instabilité paradoxalement consolidé dans le droit, que l'on devait douter de l'avenir. Et pour ce qui est du présent, nous sommes sommés, par décret, de réaliser qu'il faut se passer du superflu, être nécessairement collectivement renvoyés à une notion de survie, en urgence, mais aussi, comme notre Président nous l'a annoncé si vite, un peu tard: en guerre... En guerre. Nous ne l'avions pas nous-même remarquée, cette guerre, nous qui sommes si vite passés de l'urgence à la guerre, après n'avoir rien vu venir pendant trois mois. Mais il est vrai que nous ne possédons peut-être pas nous-même, collectivement, ce degré de clairvoyance dans les situations périlleuses qu'un chef d’État manifeste. Peut-être que tout s'expliquerait mieux ainsi... Les privations du droit et la distinction, dans la République, entre ce qui est utile à la Nation et ce qui ne l'est plus, les sacrifices à faire. Mais les pertes de liberté, évidemment, ne sont pas comme celles des vies, elles ne sont a priori que momentanées. D'autant plus qu'il nous a également été promis, dès l'annonce de la guerre (sa nomination plutôt que sa déclaration), la victoire, déjà tant attendue. Car le temps nous presse.

Sommes-nous restés nous-même à ce passage, cette mutation réglementaire, cette sémantique?


En supprimant le droit des activités humaines autorisées de façon si radicale, activités qui sont cependant essentielles à l'humanité, de façon vitale, naturelle, économique, mais essentielles aussi dans le système même de la morale, de l'éthique tel que conçu par Aristote, le gouvernement a peut-être utilisé un moyen dangereux pour la justice, la République et ses habitudes. Car la force des habitudes est grande, selon Aristote, comme celle de la permanence, de la persévérance. Le but du droit n'est-il pas la justice? N'étions-nous pas nés libres dans la république et habitués à l'être?

Le confinement est fondé sur un système juridique qui fait d'un déplacement dérogatoire imparfait une contravention possible et de ses quatre récidives mensuelles (une fois par semaine) une peine potentielle de six mois de prison, étant donc ainsi rappelé qu'il demeure(ra) ainsi possible d'être privé davantage que de la première privation de liberté d'aller et venir, en devenant par jugement confiné, à plusieurs de préférence, en cellule.

Un citoyen non malade du covid19, équipé d'un masque pour éviter d'être contaminé lors de ses pérégrinations, qui garderait ses distances, mais qui ne justifierait pas de ses déplacements au regard des dispositions réglementaires applicables, risque donc au final une condamnation de prison ferme, au termes d'un décret; même si un autre décret, parallèlement, peut rappeler à tous, dans ce chaos, que la règle à suivre est celle d'une distance suffisante dans nos interactions. Cette mesure de distance semble sage et aurait semblé sage à Aristote, parce qu'elle est mesurée. Elle lui aurait également paru sage parce qu'elle respecte la liberté encore et qu'elle peut manifester une confiance suffisante dans la capacité des citoyens; qu'elle leur accorde encore l'usage de la raison et celui de la liberté. Mais qu'importe, un citoyen responsable, ayant parfaitement compris que le respect des gestes barrières et d'une distance minimale dans les interactions humaines, s'ils ne sont que des moyens parmi d'autres de limitation de propagation, aide et doit donc être suivi, sera aussi celui qui est coupable d'une infraction, parce qu'il aura eu tort de vouloir un peu trop aller et venir sans motif et sans notion stricte de rayon MAXIMAL. Il semble même responsable dans ce cas, mais selon un autre regard sur la responsabilité. Pas la responsabilité individuelle, qui manifeste la démonstration de la prudence et de la raison, mais la responsabilité vis-à-vis d'un décret définissant les contours d'une infraction. Auteur potentiel d'un délit, aussi: celui de propager, de mettre en danger.

Autrement dit, un citoyen responsable et prudent est cependant coupable, du moment qu'il va et qu'il vient sans motif légal, dans un monde quotidien où la police patrouille à tout va, libre de ne pas s'appliquer à elle-même un rayon d'action, un périmètre d'activité censés protéger.



Pourquoi n'a-t-on donné, avant les interdictions, aux citoyens d'une démocratie les moyens d'être testés suffisamment? Partant de là, de savoir et de mieux agir en conséquence?

Pourquoi les citoyens ne peuvent-ils pas disposer de masques de protection au début de la guerre, afin de mieux circuler et de moins propager, ou de moins risquer tout à la fois?

Ces deux moyens pourtant, entre autres (la commande de respirateurs pouvait suivre) nous auraient permis, concitoyens plus encore que citoyens, de demeurer plus libres et de poursuivre également plus d'activités nécessaires au maintien de la santé de la société en son ensemble, plutôt que d'être contraints par avance et par principe, au moyen de simples décrets, puis d'une loi. Contraints par des décrets de circonstance, une loi de nécessité plus que d'urgence encore, une loi masquant des manques et peut-être des manquements. Faisant de nous, dans l'inactivité et l'interdiction générale de déplacement, contre notre gré, des responsables partiels des problèmes de demain, dans une société qui portera quelque temps les marques d'une catastrophe, qui est aussi économique et sociale. Quand faudra-t-il se réveiller? Il est vrai qu'il est plus facile de faire décret en une nuit, de coucher quelques lignes sur du papier, que de préparer une nation à un combat que l'on sait, cependant, sinon inévitable du moins probable, depuis des mois.

Dans l'histoire des guerres, puisqu'il a été décidé au plus haut de l’État, un soir de discours et à Mulhouse devant une tente militaire, que nous étions dans cet état, il n'est pas toujours donné comme chance, à un pays qui va combattre, de disposer des informations utiles à sa préparation plus de trois mois avant l'affrontement. Nous savions ce qu'il s'était passé en Chine en décembre 2019. Nous savions en janvier 2020 que le virus était en Europe. Pouvait-il y faire autre chose que ce qu'il avait fait en Chine? Pourquoi l'Italie devrait-elle, objectivement, être plus exposée que nous? Sur quel motif scientifique émanant de quel comité en la matière?


La solidarité, «faire bloc», comme disait debout notre Président à Mulhouse devant un hôpital dit de campagne (comme si les hôpitaux publics ne fonctionnaient déjà plus), c'est également faire preuve et faire acte, pour chaque citoyen, de responsabilité. Et la responsabilité, ici et maintenant, c'est de conserver le plus possible toute forme possible d'échanges, selon le conseil d'Aristote, de commerce, de travail, de relations avec les autres et d'habitudes de liberté, en démocratie, dans le respect des règles de distance. Mais là encore, à ce jour, il n'y a pas les moyens suffisants. Les masques qui manquaient aux soignants (dixit «la première ligne»), aux premiers jours, même si cela n'est pas aussi cruel ni aussi visible, manquent et manqueront longtemps encore aux citoyens (y compris «de troisième ligne»), pour tâcher de continuer à faire ce qu'ils ont à faire: continuer le travail, continuer les relations, le soutien, les activités quotidiennes, avec prudence. Activités qui ne nous éloignent pas du courage, qui ne nous éloignent pas les uns des autres, au lieu de nous pousser à une vacance de nous-même qui fait de chacun de nous une menace pour chacun des autres et une menace, puisque cela est dit ainsi, pour le système de santé, qui ne peut pas tenir le choc.

Malheureusement, ces interdictions nous ont fait tomber du côté où l'on penchait déjà. Car il est difficile, en des temps périlleux, de trouver courage. Mais ce gouvernement n'en donne pas. Peut-être n'en avait-il de trop. De prudence en tout cas, il n'en eut pas assez. D'autres furent moqués d'avoir été trop prudents. Madame Bachelot fut raillée, en temps de H1N1. Mais ce fut aussi l'époque où l'on disposa du stock le plus important de masques en France, ces dernières années. Ainsi, nous disposions de moyens supérieurs, si nécessaire. D'autres options éventuellement. Ce qui était prudence. Mais, paradoxalement, les gouvernants actuels ont dû se souvenir davantage, politiquement, des critiques d'alors et ne furent pas disposés à s'y exposer à leur tour, peut-être. Autre forme de prudence sans doute?
On objectera que la loi d'urgence sanitaire a été votée par le parlement, en respectant le cadre légal, démocratique, constitutionnel. Mais tout ce qui est voté n'est pas, ipso facto, nécessairement juste, même si cela paraît démocratique. Il y a plusieurs façons d'abandonner sa liberté, de s'écarter du juste (même pour d'apparentes bonnes raisons) ou d'user de moyens risqués en politique, en stratégie, dans la vie sociale, y compris un vote démocratique.

On pourrait s'interroger sur le caractère constitutionnel de la loi. Bien sûr, celle-ci a pris soin, dans un document intitulé «étude d'impact» annexé au projet de loi soumis le 19 mars au Sénat, de démontrer son souci de «conciliation» entre le danger que l'on court et les privations de liberté que l'on s'impose, par raison. https://www.cnb.avocat.fr/sites/default/files/projet-loi_urgencecovid_depose_senat.pdf

L'analyse de «l'étude d'impact» est utile, en particulier à partir de la page 50. Celle-ci permet une meilleure compréhension de la volonté du législateur, plus encore que l'analyse de la loi elle-même, votée démocratiquement le 23 mars 2020, qui comporte de très nombreux volets.

L'étude d'impact va définir l'état d'urgence sanitaire, avec une présentation de l'état des lieux:

«Les pouvoirs exceptionnels prévus dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire se distinguent de ceux de l’article 16 de la Constitution qui supposent que les institutions de la République, l'indépendance de la Nation, l'intégrité de son territoire ou l'exécution de ses engagements internationaux soient menacés d'une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu.
«Les mesures exceptionnelles prévues dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire ont, comme dans le cadre de l’état d’urgence de droit commun (loi du 3 avril 1955), vocation à respecter l’ensemble des droits et libertés que la Constitution garantit, en tenant compte du caractère exceptionnel de la situation à laquelle elles doivent répondre.

«(...) La crise sanitaire du Covid19 d’une ampleur jamais imaginée jusqu’ici appelle une réponse des autorités exécutives d’une ampleur qui n’a pu elle-même être envisagée lorsque les dispositions législatives et réglementaires existantes ont été conçues. Il convient donc de penser un cadre juridique à la lumière de cette réalité nouvelle et qui peut se reproduire dans l’avenir et dimensionner. Il s’agit de bâtir un cadre législatif à la mesure de ce type d’événements qui puisse offrir les outils nécessaires pour y répondre.

«2.2 OBJECTIFS POURSUIVIS
«Il s’agit de :
- tirer les conséquences des difficultés que les pouvoirs publics rencontrent pour faire face à la crise sanitaire ;
- renforcer les moyens dont ceux-ci disposent pour y faire face à brève échéance ;
- renforcer ces moyens sur le long terme pour être en mesure de répondre aux crises futures qui pourraient se présenter à l’avenir dans le champ sanitaire ;
- concilier les impératifs d’efficacité dans cet objectif de santé publique avec les droits et libertés et en particulier la liberté d’aller et de venir, la liberté de réunion et la liberté d’entreprendre.

«3 OPTIONS ENVISAGÉES ET DISPOSITIF RETENU
«Option 1. Il aurait pu être envisagé de ne pas modifier le cadre législatif en continuant de s’appuyer sur les dispositions existantes des articles L. 3131-1 du code de la santé publique (et d’autres dispositions plus spécifiques du même code en matière de réquisition ou encore de lutte contre la propagation internationale des maladies) ainsi que sur le pouvoir de police générale appartenant respectivement :
- au Premier ministre au niveau national (jurisprudence dite Labonne) ;
- au maire et aux préfets au niveau communal et départemental en vertu des dispositions du code général des collectivités territoriales.
«Option 2. Il aurait pu être envisagé de compléter les dispositions existantes pour les adapter aux situations extrêmes que nous connaissons aujourd’hui et en précisant les mesures qu’elles autorisent. Il se serait alors agi d’enrichir les dispositions de l’article L. 3131-1 du code de la santé publique.
«Option 3. Une dernière option consistait à bâtir un régime d’urgence sanitaire exceptionnel spécifique, distinct du mécanisme de l’article L.3131-1 du code de la santé publique et qui s’ajouterait à celui-ci. Il aurait vocation à être mis en œuvre dans les cas d’une ampleur très importante tandis que les dispositions de l’article L.3131-1 du code de la santé publique resteraient quant à elles applicables aux crises de moindre ampleur. C’est cette dernière option qui a été retenue afin d’apporter une réponse spécifique aux crises sanitaires de très grande ampleur qui soulèvent des questions distinctes des autres crises sanitaires».

Un peu plus loin:

«4.5.1 Impacts sur la société
«L’état d’urgence sanitaire peut conduire à imposer des mesures d’hygiène ou de comportement comme la distanciation sociale ou d’autres mesures dites barrières.
«Les particuliers peuvent voir leur liberté d’aller et de venir limitée dans l’intérêt de leur santé et de la santé publique. Les mesures de quarantaine ou d’isolement ainsi que les mesures de confinement actuellement en vigueur en témoignent.»

Par conséquent, il suffit de présenter la crise sanitaire comme d'une ampleur jamais imaginée, pour expliquer qu'il y a conciliation entre, précisément, les impératifs d'efficacité des mesures de santé publique d'une part et, d'autre part, les droits et libertés, en particulier la liberté d’aller et de venir, la liberté de réunion et la liberté d’entreprendre. Il suffit de se retrouver devant une crise non imaginable, finalement. C'est un peu court.

Mais si le législateur n'a pas vu venir, ni pu imaginer l'ampleur de la crise, malgré ce qu'il pouvait voir à la télévision depuis décembre 2019, il a pour nous, néanmoins, l'ambition de «bâtir» un système juridique qui pourrait servir, par prudence, à l'avenir... en mettant en avant, en premier lieu, un constat: «tirer les conséquences des difficultés que les pouvoirs publics rencontrent pour faire face à la crise sanitaire». Soit. Pour n'avoir rien vu venir, il bâtit pour le futur.

Et que constitue la première des dispositions présentée par le Premier ministre en pages 4 et 5 du projet de loi du 19 mars?

«Il est ainsi proposé d’instituer un état d’urgence sanitaire pour faire face aux crises d’une gravité et d’une ampleur exceptionnelles. Ce dispositif, inspiré de l’état d’urgence de droit commun, s’en distingue par ses motifs, tenant à une menace majeure pour la santé de la population, et par son régime.
«Les mesures portant atteinte à la liberté d’aller et de venir, à la liberté d’entreprendre et la liberté de réunion sont prises par le Premier ministre, en cohérence avec la jurisprudence administrative et constitutionnelle qui lui reconnaît un pouvoir de police générale au niveau national, tandis que le ministre de la santé aura vocation quant à lui à prendre les autres mesures, en particulier sanitaires, appelées par les circonstances. Selon ce qui paraîtra le plus approprié dans chaque cas de figure, ces mesures pourront être décidées au niveau national ou laissées pour partie à l’appréciation du représentant de l’État dans le département.».

De par la loi du 23 mars 2020, le Premier ministre peut, par décret réglementaire pris sur le rapport du ministre chargé de la santé, aux seules fins de garantir la santé publique :
« 1° Restreindre ou interdire la circulation des personnes et des véhicules dans les lieux et aux heures fixés par décret ;
« 2° Interdire aux personnes de sortir de leur domicile, sous réserve des déplacements strictement indispensables aux besoins familiaux ou de santé».

La loi a également prévu d'accorder le pouvoir, au Premier ministre et au ministre chargé de la santé, d'habiliter le représentant de l’État territorialement compétent à prendre toutes les mesures générales ou individuelles d'application de ces dispositions. « Les mesures générales et individuelles édictées par le représentant de l’État dans le département en application du présent article sont strictement nécessaires et proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu. Les mesures individuelles font l'objet d'une information sans délai du procureur de la République territorialement compétent».

Ainsi voit-on des localités, évidemment de bonne volonté, y aller de mesures générales plus restrictives de liberté encore. Non qu'elle soit nécessairement plus fondées en science, plus efficaces pour la santé, mais elles confortent les citoyens confinés dans le sentiment d'un surcroît de protection, du seul fait d'un durcissement des règles. De la loi. De l'omniprésence de la loi dure.

Ainsi, à Biarritz, par exemple, est-il interdit désormais de s'asseoir deux minutes sur un banc... Ici, l'édile (magistrat romain chargé de l'inspection des édifices et de l'approvisionnement de la ville...), a évité de choisir 5 minutes, pour ne pas trop rappeler la chanson:

«À m'asseoir sur un banc cinq minutes avec toi
Et regarder les gens tant qu'il y en a
Te parler du bon temps qu'est mort ou qui reviendra
En serrant dans ma main tes petits doigts...
(…) et regarder la vie tant qu'il y en a».

Il fut donc pris cet arrêté municipal: «Sauf circonstances particulières (attente du bus, des services médicaux ou raison de santé), la station assise d'une durée de plus de deux minutes sur un banc ou sur un espace assimilable est interdite». Vous pouvez donc attendre un bus 45 minutes toutefois (fréquence actuelle mise en place dans ce secteur), sur un banc ou tout autre espace assimilable vous tombant sous la main. Un malaise compte aussi, ce qui est très conciliant. Maintenant, libre aussi à vous d'essayer de dormir sur un banc, l'arrêté n'ayant pas prévu cette hypothèse farfelue.

Ainsi, ce ne sont pas tant les soignants de première ligne qui nous protégeraient que la loi, autrement dit le législateur et autrement dit l'exécutif en premier lieu, puis les autorités locales qui en seraient les représentants de proximité; c'est la sévérité de la loi, les restrictions que l'on s'impose, présentes et à venir, privations que l'on se dit souhaiter par sagesse et par docilité pour ne pas s'imaginer que ce serait par angoisse et même volonté névrotique de se punir ou censurer; pour mieux oublier, finalement, qu'il s'agit aussi de masquer, encore, l'absence de moyens et l'étude d'une quatrième option, peut-être.



Toujours pour reprendre Aristote, dans l'éthique à Nicomaque : «c'est la vertu qui paraît être avant tout autre chose l'objet des travaux du vrai politique ; ce qu'il veut c'est de rendre les citoyens vertueux et dociles aux lois». Force est de constater, que, pour le moment, nous sommes dociles à la loi. C'est autre chose de déterminer si cela nous a rendu plus vertueux. Pour Saint-Paul, là où la loi abonde, il y a aussi le péché.

Aristote estime que « l'homme d'État, le politique, doit connaître jusqu'à un certain point les choses de l'âme, tout comme le médecin, qui a, par exemple, à soigner les yeux, doit aussi connaître l'organisation du corps entier. L'homme d'État doit d'autant plus s'imposer cette étude, que la politique est une science beaucoup plus relevée est beaucoup plus utile que la médecine, et que déjà les médecins distingués se donnent les plus grandes peines pour acquérir l'exacte connaissance de tout le corps humain.».

Un peu plus loin, Aristote précise sa pensée avec les différentes vertus qu'il distingue en l'homme.

«Parmi les vertus, nous appelons les unes des vertus intellectuelles et les autres des vertus morales. La sagesse ou la science, l'esprit, la prudence, sont des vertus intellectuelles ; la générosité et la tempérance sont des vertus morales.» Cela le conduit au livre II de la morale à Nicomaque : la théorie de la vertu, avec notamment une idée assez simple : c'est en faisant qu'on apprend à bien faire. Ainsi devient-on musicien en faisant de la musique.

«Tout de même, on devient juste en pratiquant la justice ; sage, en cultivant la sagesse ; courageux en exerçant le courage».

«Ce qui se passe dans le gouvernement des États le prouve bien : les législateurs ne rendent les citoyens vertueux qu'en les y habituant. Telle est certainement la volonté bien arrêtée de tout législateur. Ceux qui ne remplissent pas comme il faut cette tâche, manque le but qu'ils se proposent; et c'est là précisément ce qui fait toute la différence d'un bon gouvernement et d'un mauvais.»

Dans une république et une démocratie, il n'y a rien de juste à ordonner un confinement généralisé. Même si on s'excuse de le faire et qu'il semble y avoir raison à le faire. Nous ne sommes ni devenus plus justes, ni plus courageux à être confinés. Or, puisqu'il a été déclaré que nous étions en guerre, il appartenait à ce politique et à son gouvernement de faire croître en nous les vertus nécessaires au combat. Parmi elles la prudence, vertu qu'ils doivent eux-même posséder au plus haut point. Et le courage. Non pas pour vaincre comme il nous a été prédit, ce qui est une absurdité dans ce cas, mais pour lutter, ce qui est une nécessité.

La décision d'un confinement généralisé radical, dans une République, ne peut rendre ses citoyens plus vertueux; précisément parce que nous ne demeurons une République qu'en demeurant dans la pratique de ses vertus et l'habitude de la démocratie.

Trop de citoyens estiment en ces jours que la démocratie et la République ne peuvent lutter efficacement contre certains dangers, en l'espèce un virus, rappelons-le en passant; qu'il faudrait emprunter à d'autres systèmes de pensée, d'autres systèmes politiques des moyens plus durs, qui seraient plus efficaces. Mais nous avons surtout découvert, contre nous, que la simple réalité d'un virus, et la peur qui l'accompagne avec raison, suffira demain, en cas de «vraie» guerre, à faire en sorte qu'aucun combat ne soit mené. Qu'une police de proximité suffit largement à contrôler la privation de liberté du peuple de la Révolution, enfermé en ses peurs, chaque jour nourri en celles-ci par télécommunications diverses non interrompues et toujours autorisées, estimant que la raison lui impose précisément cette privation. Et c'est ici que le raisonnement peut se refermer tout à son aise. Parce qu'un confinement est une mesure qui a son efficacité, malheureusement, en particulier quand rien n'a été prévu d'autre, notamment pour disposer d'autres moyens de lutte, chacun peut estimer qu'il doit s'y plier docilement et par raison. Mais ce n'est pas raison que d'y être contraint par défaut.

Mais le plus absurde n'est pas là...

Quelques jours avant de déclarer qu'un confinement citoyen permettrait de venir au secours d'un art, la médecine, dont le souverain bien est la santé, de nombreuses déclarations publiques du gouvernement, en premier lieu son Premier ministre, prétendaient, haut et fort, le contraire. Quelques ministres donc, et le premier d'entre eux plus haut encore, disaient que le confinement ne marchait pas, qu'il ne marchait pas en Italie (sans vouloir juger nos amis Italiens). Tout aussi nombreux, ceux qui critiquaient la fermeture des frontières, le repli sur soi-même.

Par ailleurs, le Premier ministre estimait que les matchs de foot pouvaient alors continuer, avec l'exemple d'un derby classique (Saint Étienne / Lyon), au motif que les supporters étaient finalement dans un endroit aéré... Pourrait-il s'expliquer aujourd'hui?

En ce temps-là, si proche cependant d'aujourd'hui, notre Président ventait les mérites d'une vie normale; montrant par là, peut-être, le calme d'un stoïcien à l'attention des marchés boursiers, qui pouvaient s'affoler. Or, ceux-ci, brutalement, furent pris de panique. Il devint évident que l'économie, en tout cas une partie de la finance, serait malade, et bien malade avant que les citoyens ne le soient en masse. Malade de conjecturer, de perdre confiance.

Et notre Président de changer alors d'avis, mais sans qu'il y ait a priori rapport avec la chute des bourses, radicalement, puis ses ministres, en ordre (de marche, mais dans un rayon maximal). Il fallait, en urgence, et plus vite encore si possible, se confiner; tout d'abord sans le dire, puis très vite en le disant et puis en l'écrivant, dans les décrets et dans la loi. En prévoyant de punir, aussi. Car la punition a ses vertus.

Ainsi, depuis cette manœuvre militaire et politique tout à fois (en même temps), cette volte-face pour la nommer (volta faccia), aller et venir librement n'est plus possible.

Volte-face: «Demi-tour qu'opère une troupe attaquée par derrière, pour faire face à l'ennemi. Les armées qui se retiraient s'arrêtent; leur longue ligne fait volte-face, et huit cent mille ennemis tournent le visage vers la France (Chateaubriant, Mém., t. 2, 1848, p. 602).

«Au fig.: Changement subit et total dans le comportement, les opinions d'une personne. Synonyme. pirouette, retournement, revirement, volte.Volte-face d'un gouvernement, d'un parti.» https://www.cnrtl.fr/definition/volte-face

Et c'est ainsi que subitement devint raison de se confiner: par volte-face. Belle stratégie militaire.

Être confiné est devenu la règle, le droit; le synonyme de responsabilité; le soutien de la première ligne. Le moyen et la finalité. Le moyen pour chaque citoyen d'être utile à quelque chose, en cessant tout le reste, ou presque. Et puis le reste de la loi, c'est de changer le calendrier, de repousser les échéances, d'empêcher les résiliations de baux commerciaux faute de paiement, d'empêcher demain l'octroi de pénalités pour défaut de paiement, de se soucier de la permanence du gaz et de l'électricité qui ne serait pas payés, de se soucier de ne mettre personne sans domicile en temps de pandémie, de mettre au chômage, d'imposer partiellement les congés dans les périodes de confinement, d'allonger le mandat électoral des maires qui n'ont pas été élus au premier tour d'une élection qui se maintint, de prévoir éventuellement que les professions qui auraient perdu plus de 70 % de leur chiffre d'affaires en mars 2020, mais par rapport à mars 2019, pourrait recevoir une aide conditionnée de l'État de 1500 €, de pouvoir repousser trois fois son échéance mensuelle de paiement de l'impôt sur le revenu, mais de pouvoir également repousser trois fois son échéance trimestrielle de paiement de l'impôt sur le même revenu, ce qui peut causer, soit dit en passant, pour les juristes qui n'auraient rien à faire, une inégalité devant la loi entre les justiciables concernés (trois mois de report pour les uns, neuf mois pour les autres).


Il est à noter que la première version de l'attestation de déplacement dérogatoire avait omis, dans sa précipitation et dans sa grande étourderie, l'hypothèse assez classique d'obéir à une convocation judiciaire ou administrative. Mais le décret n'est pas bête (ni la loi), car il était trop facile de ne pas déférer, faute d’hypothèse dérogatoire prévue; il fut donc ajouté. Que l'on soit donc rassuré. Au bout de quatre contraventions de déplacements intempestifs, qui doivent mener tout imprudent impertinent devant un juge, qui pourrait le condamner à six mois de prison, il pourra signer et dater au préalable, en vue de son déplacement au tribunal, son attestation de déplacement dérogatoire dont le motif est alors : «convocation judiciaire». Sans quoi, bien évidemment, le malheureux s'exposerait à une nouvelle contravention en cours de route, ce qui porterait à ce moment-là son forfait au nombre de cinq.

Mais il n'est pas sûr que l'audience puisse se tenir, car les greffiers, sinon les juges, sont plus ou moins confinés. C'est la raison pour laquelle un certain nombre d'ordonnances existent depuis quelques jours pour aménager, en ces temps difficiles, les audiences judiciaires. En envisageant notamment même, dans certains cas, leur suppression, le respect du contradictoire étant préservé par la seule communication d'écrits par les avocats. Il est également envisagé de se passer de la présence physique des avocats aux audiences par un système de visioconférence, et, lorsque cela s'avérera trop difficile, au moyen d'un simple coup de téléphone. Ou pire. A noter: le recours à des plaidoiries inscrites sur de brefs messages transmis par pigeon n'a pas été envisagé.

L'urgence, toujours l'urgence, évidemment. Mais jamais les manques de moyens n'en seraient cause, comme les ans, dans la fable de la Fontaine. Jamais de volonté exprimée de garder principe de justice, par maintien des droits de la défense, là où elle doit s'exercer: dans les tribunaux publics, où le public ne peut plus venir. Et il faudrait faire ces sacrifices momentanés, sans que le droit ni la justice, dit-on, n'aient à en souffrir, ni notre démocratie. Elles en souffrent déjà. Elles en souffriront davantage demain. «Ce que tu refuses de subir, ne cherche pas à l'établir. Or tu refuses la servitude : garde-toi d'asservir les autres». Épictète. Sentences et fragments (XLIV).


Revenons à Aristote: «C'est par notre conduite dans les circonstances périlleuses, et en y contractant les habitudes de la poltronnerie ou de la fermeté, que nous devenons les uns braves, les autres lâches (…) en un mot, les qualités ne proviennent que de la répétition fréquente des mêmes actes».

Ainsi: «tout excès en trop ou en moins ruine la vertu et la sagesse».

«La tempérance et le courage se perdent également, soit par l'excès, soit par le défaut, ils ne subsiste que dans la modération».


Rappelons surtout: « Parmi les vertus, nous appelons les unes des vertus intellectuelles et les autres des vertus morales. La sagesse ou la science, l'esprit, la prudence, sont des vertus intellectuelles ; la générosité et la tempérance sont des vertus morales.»

Notre gouvernement et notre Président de la République en premier lieu se devaient de manifester, à temps, face au prévisible annoncé, les vertus intellectuelles d'un bon gouvernement. À savoir disposer d'assez de sagesse et de prudence, qui les auraient conduits à mieux nous préparer. On ne leur demandait pas la générosité ni la tempérance, qui sont des vertus morales. Ce manque de prudence possible, en son temps, constitue éventuellement une faute intellectuelle. Non une faute morale, selon la distinction d'Aristote. Nous pouvions être mieux armés, si nous avions agi un peu plus tôt, par prudence. Par la simple commande des matériels nécessaires notamment, une formation plus rapide et mieux adaptée. En évitant cette manœuvre délicate, en l'espèce improvisée de toute pièce, qui semble trop le jouet des événements et de la nécessité: la volte-face, peu propice à la confiance et ne donnant pas de courage.


La prudence, qui vient de près de prudentia en latin et dont Cicéron nous a entretenu est devenue une des vertus cardinales dans la philosophie chrétienne, la première d'entre elles selon Saint Tomas d'Aquin. Cela signifie prévoyance, prévision, compétence, sagesse.

Mais prudentia est aussi liée étymologiquement à providentia, toujours en latin : « voir en avance ».
Le dictionnaire Littré nous apprend (https://www.littre.org/definition/providence):
«Vient de providere, prévoir et pourvoir, de pro, pour, et videre, voir. Providentia a donné, dans l'ancienne langue, «pourveance» ou prouveance, avec les sens de providence, prévoyance et provision, comme providere a donné pourvoir. Providence a été refait sur le latin.»

Aristote distingue deux sagesses. La Sofia (connaissance) et la phronésis, qui peut correspondre à la prudence. Cela désigne aussi l'acte de penser. Le livre VI de l'étique à Nicomaque est consacré à la Prudence. Un livre qui sera lu plus tard, peut-être, puisqu'il est conseillé de lire, par qui aurait le temps pour lui.

Tout d'abord, pour Aristote, «la prudence une fois acquise ne se perd plus». C'est la raison pour laquelle, tout homme politique qui aurait éventuellement manqué de prudence, s'il se forme lui-même à cette vertu, à toute chance à l'avenir de demeurer prudent. Ce qui est heureux.

La prudence n'est ni de la science, ni de l'art.

L'homme prudent serait l'homme qui, en général, sait bien délibérer. «Or, personne ne délibère ni sur les choses qui ne peuvent être autrement qu'elles ne sont, ni sur les choses que l'homme ne peut. faire.» Dans le cas de cette préparation à la guerre précitée, notre Président et son gouvernement pouvaient parfaitement délibérer en une matière qui pouvait, effectivement, être tout autre que ce qu'elle est, avec la possibilité pour eux de faire.

Prenant exemple sur Périclès, Aristote met en avant la capacité des hommes prudents de voir «ce qui est bon pour eux et pour les hommes qu'ils gouvernent», précisant: « l'étymologie seule du mot sagesse, analogue à celui de prudence dans la langue grecque, montre assez que nous entendons par ce mot la prudence, qui sauve en quelque sorte les hommes.»

Ou: «l'homme dont on peut dire qu'il est de bon conseil est celui qui sait trouver par un raisonnement infaillible ce que l'humanité a de mieux faire dans les choses soumises à son action.»

Pour Aristote, la prudence est pratique et elle agit. Étant donné que l'action s'applique en règle générale à des choses de détail, il explique : « c'est là ce qui fait que certaines gens, qui ne savent rien, sont souvent plus pratiques et plus aptes à agir que ceux qui savent. Entre autres, c'est là ce qui donne tant davantage aux gens qui ont l'expérience pour eux.»

«La prudence est essentiellement pratique ; par conséquent, elle doit avoir les deux ordres de connaissances ; et à choisir, elle doit surtout avoir la connaissance particulière et de détail».

Cela nous ramène à des points de détail pratiques... presque d'intendance, en somme.

Le gouvernement, alerté notamment par l'OMS depuis des mois sur le risque de pandémie mondiale se devait, par prudence, de lancer les opérations de fabrication de masques et de respirateurs bien avant que le choc n'intervienne en France, bien avant, par exemple, une visite présidentielle d'usine modèle, le 30 mars 2020.

Il se devait également, par prudence, de veiller à la cohérence de son discours dans le temps, à une meilleure formation préalable des citoyens pour éviter de les lancer brutalement, à grand renfort de mesures de police, dans un confinement général qu'il n'avait cessé, pendant plusieurs semaines, de critiquer.

Enfin, toujours par prudence, il devait envisager les conséquences de l'une des caractéristiques que nous rencontrons dans cette pandémie, assez classique, à savoir le décalage, dans le temps, des zones géographiques contaminées dans le monde. Ainsi, le risque est grand que chaque territoire sortant à peine d'un choc ne subisse de nouvelles vagues, pendant plusieurs mois, dont la source proviendrait précisément de ce problème de décalage.

Nous n'avons pas vu la première vague venir. et nous voudrions souhaiter qu'il n'y en aura pas d'autres, n'étant déjà pas préparés à temps pour la première. Est-ce que le confinement, par risque de deuxième vague, devra demeurer pour cela? Ou revenir derechef? Est-ce que, pour cela, dans l'attente d'un vaccin, il faudra instaurer un système quasi permanent de quarantaine pour les gens qui proviendraient de zones simplement «douteuses»? Or, ne voit-on pas déjà que ce que nous avons précisément instauré, en nous-mêmes, confinés, est un doute permanent, par le seul fait d'oser encore sortir, même en deçà du kilomètre du domicile? Ne voit-on pas tant de personnes qui souhaitent le durcissement des règles, un confinement généralisé et total? Des livraisons de nourriture à domicile? Des opérations de désinfections des rues quotidiennes? Et jusqu'à demander parfois l'éloignement de ceux qui sont, du point de vue de certains, trop exposés?

Il s'agissait donc, par prudence toujours, de mieux déterminer les conséquences psychologiques sur les citoyens, économiques sur le pays, d'un confinement général par rapport à la longueur des choses que l'on s'impose ainsi, sans trop savoir, sans expérience.

Car s'il est facile d'ordonner un confinement, il est plus difficile d'en sortir; de savoir en sortir. Mais sait-on seulement en sortir vraiment sainement, puisque nous n'avons aucune expérience de cela?



Aristote, Livre VI, chapitre VI:

« Au fond, la science politique et la prudence sont une seule et même disposition morale ; seulement leur façon d'être n'est pas la même. Ainsi, dans la science qui gouverne l'État, on peut distinguer cette prudence qui, régulatrice de tout le reste et architectonique, est celle qui fait les lois ; et cette autre prudence qui, s'appliquant aux faits particuliers, a reçu le nom commun qu'elles portent toutes les deux et s'appellent la politique. La science politique est à la fois pratique et délibérative ; car le décret prescrit l'acte que le citoyen doit faire, c'est comme le terme dernier de la science. Aussi, ceux-là seuls qui rendent des décrets, passent-ils aux yeux du vulgaire pour des hommes d'État, parce que seuls en effet ils agissent, ainsi que les artistes inférieurs obligés de mettre eux-mêmes la main à l'œuvre».

On comprend bien la double utilité d'agir politiquement par décret, pour démontrer la force de la loi sur les citoyens, mais aussi la réalité de l'action qui est à l’œuvre, qui se met en scène.

Aristote encore: «Donc évidemment, la prudence n'est pas la science ; car, je le répète, la prudence ne concerne que le terme inférieur et dernier de l'échelle ; et ce terme, c'est l'acte particulier que l'on doit faire».

Pour Aristote, les jeunes gens ne semblent pas ceux qui peuvent faire preuve de prudence car celle-ci ne s'appliquant qu'aux faits particuliers, seule l'expérience nous les fait bien connaître.

Par conséquent, dans la mesure où chacun, par ses vertus intellectuelles et par l'expérience qu'il acquiert est susceptible de pouvoir s'améliorer, nous savons d'ores et déjà que ce gouvernement acquiert, en ce moment, l'expérience pour mieux agir dans les actes particuliers, pour ce qui concerne «le terme inférieur et dernier de l'échelle».

Nous savons parfaitement, en l'espèce, pour la pandémie, ce que signifie «terme inférieur et dernier de l'échelle», ces actes particuliers qui n'ont pas su être effectués plus tôt (commandés, fabriqués); ces outils nécessaires en premier lieu à ceux qui sont en première ligne. Ces outils nécessaires en premier lieu à ceux qui sont malades. Ces outils nécessaires en premier lieu à ceux qui voudraient ne pas le devenir, de troisième ligne.

Mais la prudence est la raison pour laquelle, sur un plan politique, il est mieux de conserver le gouvernement en place et notre Président. De leur accorder la confiance dont ils ont besoin. Ce n'est pas le dernier des paradoxes. C'est une attitude prudente et raisonnée. Car ils ont besoin de notre confiance, qui a été déçue, sinon trompée.

Car notre Président et notre gouvernement ont déjà démontré qu'ils sont intelligents; ils sont également en train de s'expérimenter. Nous devrions donc leur montrer plus de magnanimité, dans l'espoir de leur prudence à venir.

«L'intelligence, qui comprend les choses, ne peut pas du tout se confondre ni avec la science ni avec l'opinion ; car autrement tous les hommes sans exception seraient intelligents. Mais on ne peut pas non plus la confondre avec une science particulière, et, par exemple, avec la médecine, car alors elle s'occuperait des choses qui se rapportent à la santé (…) l'intelligence, au sens restreint où nous l'entendons ici, ne s'applique pas davantage aux choses éternelles immuables, ni à aucune de ces choses qui doivent naître et périr. Elle ne s'applique qu'aux choses sur lesquelles il peut y avoir doute et délibération. Ainsi, elle s'occupe des mêmes objets que la prudence ; cependant, l'intelligence qui comprend les choses et la prudence ne sont pas des facultés identiques. La prudence est en quelque sorte impérative, puisque son but est de prescrire ce qu'il faut ou ce qu'il ne faut pas faire ; intelligence au contraire est purement critique, et elle se borne à juger.»

Mais la prudence est aussi une vertu: «la vertu n'est pas seulement la disposition morale qui est conforme à la droite raison, c'est aussi les dispositions morales qui applique la droite raison qu'elle possède ; et la droite raison, sous ce point de vue, c'est justement, je le répète, la prudence.»

Pour terminer, avec Aristote :

«On peut aussi arriver au bien, même par un faux raisonnement, et rencontrer précisément ce qu'il fallait faire, sans avoir employé le moyen légitime (...) ce n'est pas là encore la sage délibération, puisque si l'on atteint le but qu'il faut atteindre, on n'a pas pris cependant la route qu'il fallait prendre.»

Si, pour le philosophe, cela n'est pas synonyme de sage résolution, le but semble atteint.


Qu'apprenons-nous de tout cela, de nos manques et d'un confinement très discutable?

Sommes-nous arrivés à un bien, même par un faux raisonnement, même sans avoir employé le moyen légitime?

Pour cela, il faudra une issue heureuse. Qui n'existe pas encore.

Qu'apercevons nous?

Peut-être, pour le monde d'après, aurons-nous acquis quelque expérience; peut-être que nous essaierons de déterminer, demain, une place de l'homme plus modeste et plus en harmonie sur terre, avec la terre?

Qu'il y aura plus de sages résolutions, plus de prudence et moins de pollution, dans nos échanges.

Qu'un jour
Les jours seront plus froids, au printemps,
Que nous trouverons cela bon signe,
La neige revenant,
La lumière.