Plaidoirie : Raif Badawi, ou quand l’exercice de la liberté d’expression conduit à la flagellation (fr)
France > Avocat
Auteur : Maître Laurie Comerro, avocate au Barreau de Bordeaux - Prix du Mémorial et de la ville de Caen -
27e CONCOURS INTERNATIONAL DE PLAIDOIRIES DES AVOCATS Dimanche 31 janvier 2016
Mille.
Avez-vous déjà, Mesdames et Messieurs, compté jusqu’à mille ?
Mille, c’est le nombre de coups de fouet auquel Raif Badawi
a été condamné par la Cour suprême d’Arabie saoudite en ce
mois de juin 2015, confirmation et aggravation d’une sentence
précédente qui avait été prononcée en novembre 2014.
Revenons alors un peu en arrière.
Imaginons-nous. Nous sommes désormais en Arabie saoudite.
Nous sommes vendredi matin, l’appel à la prière se termine.
Nous sommes le 9 janvier 2015, Raif Badawi approche de sa
trente et unième année et reçoit les cinquante premiers coups de
fouet sur les six cents puis les mille auxquels il a été condamné
pour avoir voulu ouvrir le débat public sur la liberté d’expression
et la laïcité au sein de son pays.
Alors qui est cet homme qui pourrait aujourd’hui être considéré
comme le symbole du mouvement destiné à défendre ardemment
notre – celle de tout un chacun – liberté d’expression ?
Raif Badawi est saoudien, musulman.
Né en 1984, comme moi, il est marié et a trois jeunes enfants.
Il dit de lui qu’il est écrivain.
Soucieux de la montée de l’islamisme radical dans son pays, il
ouvre en 2009, un blog intitulé « Free Saudi Liberals », lequel a pour
ambition de générer des débats sur l’avenir de son pays, l’évolution
de sa religion, l’évolution de la société dans laquelle il vit.
Il y fait part de son inquiétude concernant la montée de l’islam
radical, de sa notion du libéralisme et de la nécessaire place qu’il
convient d’accorder à la laïcité.
Il définit lui-même la liberté d’expression comme étant « l’air
que respire tout penseur, ainsi que le combustible qui enflamme
sa pensée ».
Il considère qu’un des droits essentiels de l’être humain est de
« ire ce qu’il veut et de faire ce qu’il veut à condition que cette
liberté soit soumise à la loi puisque la liberté commence là où
s’arrête celle des autres ».
De ce droit essentiel, du droit de présenter ses idées, du
droit de ne pas être d’accord avec la façon dont sa religion est
appliquée ou encore du droit tout simple de critiquer certaines
mesures prises par son gouvernement, Raif Badawi a été privé.
En effet, les idées qu’il présentait sur son blog ont dérangé
son gouvernement.
Son site Web est accusé d’avoir insulté l’islam et d’avoir
ridiculisé le Comité pour la promotion de la vertu et de la
prévention du vice.
Enfermé depuis le 17 juin 2012, seulement quelques semaines
après qu’un cheikh saoudien ait publié une fatwa contre lui, Raif
Badawi est condamné une première fois le 29 juillet 2013 à six
cents coups de fouet et dix ans de prison.
Il interjette appel de la décision, laquelle est sévèrement
alourdie puisqu’elle se compose désormais de mille coups
de fouet, de dix ans de prison, d’une interdiction de quitter le
territoire pendant dix ans suite à sa sortie de prison et d’une
amende d’un million de riyals.
Sur l’acte d’accusation, une seule infraction commise : « insulte
à l’islam ».
Plus précisément et selon sa femme, Raif Badawi « est
emprisonné pour le seul fait d’avoir exprimé des idées libérales
dans un pays où sévissent des tribunaux d’inquisition islamiques
dignes du Moyen Âge ».
En juin 2015, la Cour suprême d’Arabie saoudite, dernier
recours possible pour Raif, confirme l’intégralité des termes de
la condamnation.
Lourde peine pour avoir osé exprimer ses idées.
Revenons alors à cette date du 9 janvier 2015, où nous nous
sommes transportés il y a quelques minutes.
En Arabie saoudite.
À 4 449 km à vol d’oiseau d’où je me trouve ce jour-là, Raif
Badawi était amené de sa prison, après la prière du vendredi, le
visage découvert, devant une mosquée de la ville de Djeddah.
Ses mains attachées à un poteau, avec un bâton, il a été frappé,
au milieu d’une foule scandant « Dieu est grand ».
Cinquante fois.
Pour cinquante coups.
Cinquante chocs d’un bâton contre son corps.
Et pourtant, sa femme dira que, en ce 9 janvier 2015, c’était la
première fois que son mari voyait la lumière du jour depuis son
emprisonnement en 2012...
Ce n’est ni plus ni moins, Mesdames et Messieurs, qu’un acte
de torture et de barbarie.
Un odieux, ignoble, innommable acte de torture.
Cet acte de torture a été commis en violation de la Convention
contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains
ou dégradants, convention de droit international adoptée par
l’ONU en 1984, que l’Arabie saoudite a pourtant ratifiée...
Et pourtant, cette première séance de flagellation publique
n’est pas prévue pour être la dernière.
Il faut encore compter jusqu’à mille.
Raif Badawi doit encore recevoir neuf cent cinquante coups
de fouet.
Le rythme initial prévu était de cinquante coups de fouet
chaque vendredi, pendant vingt semaines consécutives.
Je n’ose imaginer qu’un être humain puisse survivre à de telles
tortures pendant vingt semaines d’affilée.
Toutefois, depuis cette date du 9 janvier 2015, les séances de
flagellation sont interrompues.
Quelques grammes de répit pour Raif Badawi.
En effet, en raison de son état de santé causé par les conditions
de son enfermement et par les premiers cinquante coups qu’il a
reçus, les séances de flagellations sont seulement et simplement
suspendues...
Ainsi, chaque nouveau vendredi qui se lève en Arabie saoudite,
chaque nouvelle fin d’appel à la prière de la mosquée de Djeddah
amène avec lui le suspense de savoir si ce sera le jour d’une
nouvelle flagellation publique.
Chaque vendredi, la femme de Raif Badawi et leurs trois
enfants, réfugiés désormais au Canada, espèrent que ce sera un
nouveau vendredi sans coups de fouet.
Seulement quelques minuscules grammes de répit, chaque
nouveau vendredi.
Malgré tout, le cas de Raif Badawi ne laisse pas les défenseurs
de la liberté indifférents.
Le cas de Raif Badawi, nommé pour le prix Nobel de la paix,
auréat du prix du Parlement européen « Sakharov », suscite
l’indignation suscite l’indignation et les institutions internationales
tentent de se battre.
Pourtant, invité par le président du Parlement européen à venir
chercher son prix en personne à Strasbourg, les organisations
internationales craignent que cela ne précipite la prochaine séance
de flagellation.
Mais qui s’oppose à ces tortures commises, à ces séances de
flagellation publique ?
De quel crime parle-t-on ? D’avoir exprimé des opinions ? D’avoir
suggéré le débat ? D’avoir exercé le droit essentiel d’exprimer ses
idées tel que consacré par la Déclaration des droits de l’homme.
Ne vous méprenez pas, Raif Badawi n’a jamais renié sa religion.
Bien au contraire.
Il voulait simplement utiliser son droit à la liberté d’expression
pour parler de laïcité et de religion.
Il est alors considéré comme un infidèle, et ce sont ses mots,
« simplement parce qu’il a eu le courage de discuter de certains
sujets sacrés ».
D’ailleurs, parlons-en de la « liberté d’expression »...
Depuis quand est-ce devenu un crime ?
Pourquoi, en 2015, en France, en Arabie saoudite et partout
ailleurs dans le monde, risquons-nous notre vie, notre intégrité
physique pour nous être exprimés librement ?
Triste année que 2015 pour les droits de l’homme, année
au cours de laquelle, une nouvelle fois, les libertés les plus
fondamentales ont été piétinées.
Je voulais aussi souligner que, là-bas, en Arabie saoudite, Raif
Badawi n’était pas seul dans son combat.
Sachez que mon confrère, notre confrère, Waleed Abu al Khair,
l’avocat de Raif Badawi, a été condamné à une peine de dix ans
de prison pour « déloyauté envers le souverain », « atteinte au
pouvoir judiciaire » et « création d’une organisation non autorisée
», précisément pour avoir défendu Raif contre les autorités de l’État.
Il dira, et ce sont ses mots : « Je n’ai pas été enfermé pour
avoir pris ma propre défense. Je l’ai été parce que je défendais
les personnes opprimées de mon pays. Ne m’oubliez pas. Mais,
par-dessus tout, n’oubliez pas celles et ceux que je défendais. »
À défaut de récompense, lourde est la sanction des hommes
courageux.
D’ailleurs, parlons-en du courage.
J’ai découvert avec stupéfaction que, le 11 janvier 2015, deux
jours après les coups de fouet, deux jours avant l’anniversaire de
Raif, le président de notre République des droits de l’homme, défilait
dans Paris aux côtés du numéro 2 de la diplomatie saoudienne.
Je l’imagine reçu en grande pompe comme les autres
représentants des États venus faire le déplacement pour ce qu’on
a appelé la « marche républicaine », suite au terrible drame
survenu sur notre territoire.
Ils étaient là pour rendre hommage à des hommes et des
femmes morts d’une balle dans la tête pour avoir exercé leur
liberté d’expression !
C’est beau le courage. Il paraît que c’est une qualité.
Quelques jours plus tard, notre président français se rendait
en Arabie saoudite.
Dénoncer la torture, dénoncer l’absence de toute liberté
d’expression dans ce pays ?
Pensez-vous... Pour ne pas se froisser avec la diplomatie
saoudienne, notre président est allé présenter ses condoléances
au nouveau roi suite au décès de son prédécesseur de frère.
A-t-il glissé un mot à l’oreille de ce nouveau roi sur le cas de
Raif Badawi ?
La petite histoire ne le dit pas, les faits par contre nous laissent
sceptiques...
L’Arabie saoudite est un pays riche, un pays qui entretient des
liaisons économiques étroites avec l’Europe, ce qui empêche nos
dirigeants de s’opposer fermement au traitement infligé à Raif
Badawi.
Pendant ce temps, l’Arabie saoudite prend la tête de l’instance
stratégique des Droits de l’homme au sein de l’ONU, oui, Mesdames
et Messieurs, de l’Organisation des Nations unies...
Nous parlions de courage, parlons plutôt d’hypocrisie,
l’hypocrisie du monde entier face à un riche pays pétrolier, dans
lequel liberté d’expression rime avec flagellation.
Certes ça rime, mais pour Raif, pour sa femme et ses enfants,
pour mon confrère Waleed, pour moi, pour nous tous, c’est une
bien triste rime.