Port du voile islamique en entreprise… la messe est-elle vraiment dite ? (fr)

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Cabinet Squire Patton Boggs
Mai 2019


Dans un arrêt du 22 novembre 2017 (pouvoir n°13-19.855 [1]), la Cour de cassation avait jugé :


« …Qu’en statuant ainsi, alors qu’il résultait de ses constatations qu’aucune clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail n’était prévue dans le règlement intérieur de l’entreprise ou dans une note de service soumise aux mêmes dispositions que le règlement intérieur en application de l’article L. 1321-5 du code du travail et que l’interdiction faite à la salariée de porter le foulard islamique dans ses contacts avec les clients résultait seulement d’un ordre oral donné à une salariée et visant un signe religieux déterminé, ce dont il résultait l’existence d’une discrimination directement fondée sur les convictions religieuses, et alors qu’il résulte de l’arrêt de la Cour de justice en réponse à la question préjudicielle posée que la volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits d’un client de ne plus voir les services dudit employeur assurés par une salariée portant un foulard islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de l’article 4, § 1, de la directive du 27 novembre 2000, la cour d’appel a méconnu la portée des textes susvisés ; … ».


Dans son arrêt du 18 avril 2019, la Cour d’appel de renvoi (Versailles) s’incline sans surprise et confirme la position de la Cour de cassation.


La nullité du licenciement est prononcée pour discrimination religieuse.


Les faits


En l’espèce, une salariée embauchée le 15 juillet 2008 par Micropole en qualité d’ingénieure d’études fut licenciée pour faute grave en juin 2009.


Ce licenciement faisait suite à la gêne des salariés de Groupama, une entreprise cliente de Micropole, à la vue du foulard islamique de la salariée, et le refus de cette dernière de renoncer au port de son voile lors des interventions clientèle suivantes.


Les décisions


Le Conseil de Prud’homme de Paris, saisi en septembre 2009 par la salariée, jugea le 4 mai 2011 le licenciement fondé par une cause réelle et sérieuse, et condamna Micropole à verser une indemnité compensatrice de préavis.


En revanche, il a rejeté les autres demandes de la salariée.


La requérante a interjeté appel devant la Cour d’appel de Paris qui par un arrêt en date du 18 avril 2013 confirma le jugement et rejeta la demande de la salariée de dire le licenciement nul en raison d’une prétendue discrimination religieuse.


La Cour d’appel pour justifier le licenciement de la salariée énonçait qu’une « entreprise doit tenir compte de la diversité des clients et de leurs convictions et qu’elle est donc naturellement amenée à imposer aux employés qu’elle envoie au contact de sa clientèle une obligation de discrétion qui respecte les convictions de chacun, à la condition toutefois que la restriction qui en résulte soit justifiée par la nature de la tâche à effectuer et proportionnée au but recherché, qu’en l’espèce, il est établi qu’une société cliente a souhaité que les interventions de la salariée se fassent désormais sans port de voile afin de ne pas gêner certains de ses collaborateurs, que la restriction que l’employeur a alors imposée à la liberté de la salariée de manifester ses convictions religieuses par sa tenue vestimentaire a été proportionnée au but recherché puisque seulement limitée aux contacts avec la clientèle, les travaux effectués dans ses locaux par un ingénieur d’études portant un voile ne lui créant aucune difficulté selon ses propres déclarations, qu’ainsi, il apparaît que le licenciement ne procède pas d’une discrimination tenant à ses convictions religieuses puisque la salariée était autorisée à continuer à les exprimer au sein de l’entreprise mais qu’il est justifié par une restriction légitime procédant des intérêts de l’entreprise alors que la liberté donnée à la salariée de manifester ses convictions religieuses débordait le périmètre de l’entreprise et empiétait sur les sensibilités de ses clients et donc sur les droits d’autrui. »


Refusant de considérer comme légitime l’arrêt de la Cour d’appel, la salariée a alors formé un pourvoi devant la Cour de cassation. Dans un premier temps, la Chambre sociale a dû surseoir à statuer et renvoyer à titre préjudiciel à la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) la question suivante : le souhait d’un client de l’employeur de ne plus voir assurer la prestation de services par une travailleuse portant un foulard islamique relevait-il d’une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens des dispositions de l’article 4§1 de la Directive n°2000/78/CE [1]?


Pour répondre à cette question, il s’agissait pour la CJUE de distinguer entre le motif sur lequel est fondé une différence de traitement et une caractéristique liée à ce motif qui doit constituer une exigence professionnelle essentielle et déterminante. La Cour a rappelé que la notion d’ « exigence professionnelle essentielle et déterminante » était une « exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle » [2].


La CJUE conclut dans son arrêt du 14 mars 2017 (aff. C-188/15 [2]) que la volonté de l’employeur de tenir compte du souhait de son client de ne plus voir les services dudit employeur assurés par une personne portant un foulard islamique, étant une considération subjective, ne saurait donc relever d’une exigence essentielle et déterminante.


Revenue devant la Cour de Cassation, l’affaire fut examinée par la Chambre sociale à la lumière de la réponse apportée par la CJUE et d’un autre arrêt rendu le même jour, G4S Secure Solutions [3].


À noter, qu’au moment des faits, seul l’article L.1121-1 [3] du code du travail [4] pouvait s’appliquer au cas d’espèce.


Or, la Chambre sociale, pour casser l’arrêt du 18 avril 2013 de la Cour d’appel de Paris et renvoyer l’affaire devant la Cour d’appel de Versailles, recourut également aux dispositions des articles L.1321-2-1 [4] et L.1321-5 [5] du Code du travail dont l’entrée en vigueur fut postérieure aux faits.


Ces articles permettent aux entreprises privées d’inscrire une clause de neutralité dans leur règlement intérieur et/ou une note de service considérée comme une adjonction à celui-ci.


En outre, l’arrêt rendu en date du 22 novembre 2017 par la Chambre sociale s’inscrit dans la lignée de la jurisprudence Baby Loup [5] jurisprudence dans laquelle la Cour de cassation avait admis qu’une clause de neutralité dans le règlement intérieur, justifiée par la nature des tâches à accomplir par les salariés d’une petite structure qui pouvaient être en relation directe avec des parents et enfants, pouvait restreindre la liberté de manifester sa religion et rendait légitime et proportionné le licenciement d’une salariée qui portait un voile islamique.


Mais dans l’affaire Micropole, en l’absence de clause de neutralité dans le règlement ou de note de service interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique et religieux, la Chambre sociale a relevé que l’ordre oral donné à la salariée de ne plus porter son voile islamique en interventions clientèle constituait une discrimination directe.


Conclusion


La seule réelle solution pour une société est, à l’heure actuelle, quel que soit son effectif, de se doter d’une clause de neutralité dans son règlement intérieur ou d’une note de service soumise aux mêmes dispositions qu’un règlement intérieur « dans le respect des dispositions des articles L.1321-1 et suivants du code du travail qui prévoient la consultation des institutions représentatives du personnel et la publicité des normes internes ainsi produites ».


Cette clause – interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail et donc a fortiori chez les clients de l’entreprise – doit être générale, de sorte qu’elle puisse être appliquée à toute personne indistinctement de la nature de ses convictions.


Elle doit également être dépourvue de toute ambiguïté.


Afin d’éviter qu’une telle règle interne ne soit susceptible de constituer une discrimination indirecte, la clause de neutralité doit être « objectivement justifiée par un objectif légitime, tel que la poursuite par l’employeur, dans ses relations avec ses clients, d’une politique de neutralité politique, philosophique ainsi que religieuse, et que les moyens de réaliser cet objectif soient appropriés et nécessaires. »


Enfin, elle doit être portée à la connaissance des salariés par tout moyen.


Il est donc recommandé de faire connaître cette clause de neutralité lors de toute procédure de recrutement, par tout moyen, tout en se ménageant la preuve que tout candidat en a eu connaissance lors de la procédure de recrutement.


Notes

  1. 1 Directive n°2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail. L’ensemble des dispositions de cette directive vise la prohibition des discriminations fondées sur l’âge, le handicap, l’orientation sexuelle et les convictions religieuses.
  2. 2 Arrêt CJUE 14 mars 2017, Asma Bougnaoui, aff. C-188/15
  3. 3 CJUE 14 mars 2017, G4S Secure Solutions, aff. C-157/15
  4. 4 « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché. »
  5. 5 Assemblée Plénière, 25 juin 2014, n° 13-28.369