Revirement de jurisprudence en droit probatoire
France > Droit privé > Droit social > Droit du travail
Antoine Adeline, avocat au barreau de Paris [1]
Janvier 2024
Cour de cassation, ass. plen. (n° 20-20.648, 22 déc. 2023)[2]
La preuve, c’est « ce qui montre la vérité d’une proposition, la réalité d’un fait » (Littré). Les juristes, esprits pratiques et terre à terre, savent que la preuve d’un droit subjectif invoqué est une condition sine qua non de son effectivité. Idem est non esse et non probari. Socialement, « Chacun est tenu d’apporter son concours à la justice en vue de la manifestation de la vérité (article 10 Code civil). Le droit probatoire permet d’assoir la légitimité des jugements, leur acceptation collective. Juste retour des choses, ce droit est essentiellement prétorien. Nouvelle preuve avec l’arrêt, important, du 22 décembre 2023.
Un revirement
Dans cet arrêt, l’assemblée plénière de la Cour de cassation revisite le principe de la « loyauté » de la preuve. Traditionnellement, une preuve déloyale, obtenue à l’insu de l’intéressé ou au moyen d’une manœuvre ou d’un stratagème est écartée, déclarée irrecevable (voir par exemple, Cass. ass. plén., 7 janv. 2011[3]).
Dans la présente espèce, un employeur avait licencié un salarié pour faute grave (insubordination), en produisant des transcriptions d’enregistrements sonores clandestins. La cour d’appel d’Orléans a déclaré ces enregistrements déloyaux irrecevables, sans même les examiner.
L’assemblée plénière de la Cour de cassation censure l’arrêt, considérant que les juges du fond auraient dû procéder à un « contrôle de proportionnalité ». La motivation de l’arrêt est claire, détaillée, précise.
« Dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi ».
Le droit à la preuve et la proportionnalité mis en balance
Tous les mauvais coups ne sont pas permis. Pour l’appréciation de cette proportionnalité, le juge doit mettre en balance le droit à la preuve avec d’autres droits et intérêts en présence, doit se poser plusieurs questions.
Est-ce que les droits de la défense de l’ensemble des parties ont bien été respectés ? Toutes les parties ont-elles pu discuter de l’élément litigieux (voir CEDH 17 oct. 2019, López Ribalda et autres c/ Espagne [%22001-197095%22}]) ? Les plaideurs ont-ils eu une possibilité raisonnable de faire valoir leurs droits ? La procédure a-t-elle été équitable ? Les restrictions apportées à l’admissibilité des modes de preuve ne font-elles pas peser sur un plaideur une charge disproportionnée (voir CEDH 31 mai 2016, Tence c/ Slovenia [%22001-163352%22}]). Est-ce que la preuve pouvait être rapportée autrement que par l’élément litigieux ?
Plusieurs raisons peuvent expliquer le revirement de jurisprudence de la Cour de cassation :
- En pratique, l’irrecevabilité automatique et absolue de la production d’une preuve obtenue par une manœuvre ou un stratagème prive parfois une partie de tout moyen de faire la preuve de ses droits, ce qui est excessif.
- Cohérence prétorienne. Sous l’influence de la jurisprudence de la CEDH, la Cour de cassation a récemment déclaré recevable une preuve, non pas déloyale mais « illicite » (obtenue en violation de la loi ou en portant atteinte à certains droits) à deux conditions : (1) à l’issue d’une mise en balance des droits en cause, celle-ci s’avère être indispensable au succès de la prétention de celui qui s’en prévaut. (2) l’atteinte qui en résulte est strictement proportionnée au but poursuivi (Cass. Soc., 25 nov. 2020, nº 17-19.523 [4]). Dès lors que la frontière conceptuelle entre « le déloyal » et « l’illicite » n’est pas très claire, la Cour de cassation unifie les régimes de recevabilité.
- La nouvelle jurisprudence permet d’éviter le contournement de l’irrecevabilité de la preuve « déloyale » via le juge répressif et une action civile. Le juge pénal est en effet traditionnellement moins sourcilleux que le juge civil sur le principe de la loyauté dans l’administration de la preuve.
Portée du revirement
La chambre sociale de la Cour de cassation (Cass Soc, 17 janvier 2024, n°22-17.474 ([5]) vient de reprendre à son compte la jurisprudence de l’assemblée plénière du 22 décembre 2023.
Devant la cour d’appel, un salarié licencié pour inaptitude et impossibilité de reclassement, avait demandé que la retranscription de l’entretien du salarié avec les membres du CHSCT désignés pour réaliser une enquête sur l’existence d’un harcèlement moral de l’employeur, soit déclarée recevable.
La Cour de cassation confirme la position des juges d’appel et conclut à son irrecevabilité, en reprenant l’argumentaire de l’assemblée plénière. La production de l’enregistrement clandestin qui n’était pas indispensable au soutien des demandes du salarié, a été écarté. La cour d’appel analysant les autres éléments de preuve produits par le salarié, avait conclu que ces éléments laissaient, en réalité, supposer l’existence d’un harcèlement moral.
- Rappelons, pour être tout à fait complet, que l’assemblée plénière de la Cour de cassation, le même 22 décembre 2023, s’est prononcée dans une autre affaire (nº 21-11.330 [6]), clarifiant un peu plus les débats et la donne.
Un licenciement pour faute grave avait été prononcé à la suite de propos insultants tenus dans le cadre d’une conversation privée (sur le compte Facebook resté ouvert d’un salarié temporairement remplacé). La cour d’appel de Paris a invalidé le licenciement sur le terrain de la preuve déloyale. L’assemblée plénière a jugé que la question ne relevait pas du droit à la preuve, mais du droit à la vie privée.
En application d’une jurisprudence constante, un motif tiré de la vie personnelle du salarié ne peut justifier, en principe, un licenciement disciplinaire, sauf s’il constitue un manquement de l’intéressé à une obligation découlant de son contrat de travail. Pour la Cour de cassation une conversation privée qui n’était pas destinée à être rendue publique ne saurait constituer un manquement du salarié aux obligations découlant du contrat de travail.
- Conseils et incidences pratiques
Gare aux enregistrements pirates, manipulations, coups fourrés, pratiques déviantes lors des négociations, entretiens, réunions sensibles de tous ordres ! Allo, Tonton.. Pourquoi tu tousses… ? Même les paranoïaques ont de vrais ennemis…
Il est probable que la nouvelle jurisprudence génère une vague de contentieux artificiels, des comportements non seulement déviants mais in fine dilatoires. Avec son nouveau rôle d’arbitre des coups fourrés, l’office du juge se complique.
Il lui faudra séparer le bon grain de l’ivraie, déterminer les vrais bons enregistrements pirates, légitimes, opérés à l’insu de son plein gré…
Une inévitable casuistique, des débats byzantins risquent de nourrir les arguties, l’ardeur des plaideurs, d’encombrer les prétoires et de générer une insécurité professionnelle, juridique et judiciaire.
La vérité si je mens !