Un arrêt mesuré, commentaire sur l’arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 5 septembre 2023 (affaire « Eric Zemmour »)

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Daniel Kuri, Maître de conférences hors classe de droit privé, Université de Limoges (O.M.I.J.) EA 3177
Février 2024


L’arrêt de la chambre criminelle du 5 septembre 2023 [1] , qui a cassé l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 12 mai 2022, était fortement attendu dans la très médiatisée affaire « Eric Zemmour ».

Quelques mots pour rappeler les faits à l’origine de cette saga judiciaire.

Lors de l’émission « Face à l’info » diffusée en direct, sur la chaine Cnews le 21 octobre 2019, à 19 heures, rediffusée le même jour à 23 heures 25 et mise en ligne sur le site internet de la chaîne, le polémiste – désigné dans l’arrêt par les initiales [N][B] puis M. [B] [2] avait tenu les propos suivants :

« [J][I] : vous avez dit un jour une chose terrible, dans une autre émission, vous avez osé dire que Pétain avait sauvé les juifs ;

[N][B] : français, précisez, précisez français ;''

[J][I] : ou avait sauvé les juifs français, c'est une monstruosité, c'est du révisionnisme ;

[N][B] : c'est encore une fois le réel ;

[J][I] : non, le réel ;

[N][B] : je suis désolé ... ».

Les associations Union des étudiants juifs de France (UEJF) et J’accuse...! Action internationale pour la justice (AIPJ) avaient alors fait citer M. [B], devant le Tribunal correctionnel de Paris, du chef de contestation de l’existence de crime contre l’humanité, en qualité d’auteur de ces propos.

Le 4 février 2021, le Tribunal correctionnel de Paris, devant lequel étaient intervenues les associations SOS racisme, le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP) et la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA), en qualité de parties civiles, avait relaxé le prévenu et avait débouté les parties civiles de leurs demandes.

Les parties civiles et le procureur de la République avaient alors fait appel de ce jugement.

La Cour d’appel de Paris, le 12 mai 2022, pour confirmer le jugement, relaxer M. [B] et débouter les parties civiles de leurs demandes, énonçait que les propos reprochés au prévenu avaient été tenus à la suite d’une brusque interpellation, au cours de laquelle M. [I] lui avait reproché d’avoir affirmé, dans une autre émission, que « Pétain avait sauvé les juifs», les juges relevant que, dans cet échange, seul M. [I] avait fait usage du déterminant « les », le prévenu ayant uniquement précisé « français ».

Les juges ajoutaient qu’il était fait référence à une opinion défendue par M. [B], tant dans son livre « Le Suicide français » qu’à l’occasion d’émissions télévisées, selon laquelle, si la déportation a moins touché les juifs de nationalité française que les juifs étrangers résidant en France, c’était le fait d’une action de Philippe Pétain en leur faveur. Ils en déduisaient que, si ces propos pouvaient heurter les familles de déportés, ils n’avaient pas pour objet de contester ou minorer, fût-ce de façon marginale, le nombre des victimes de la déportation ou la politique d’extermination dans les camps de concentration.

Les magistrats retenaient encore que, si la Haute Cour de justice avait reconnu Philippe Pétain coupable «d’attentat contre la sûreté intérieure de l’Etat et d’avoir entretenu des intelligences avec l'ennemi en vue de favoriser ses entreprises en corrélation avec les siennes », l’intéressé n’avait pas été poursuivi pour un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis à l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’Accord de Londres du 8 août 1945.

A la suite de cet arrêt, les associations Union des étudiants juifs de France (UEJF), J’accuse...! action internationale pour la justice (AIJP), SOS racisme, le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP) et la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA), toutes parties civiles à l’instance, et le procureur général près la cour d'appel de Paris avaient formé des pourvois contre cette décision, qui avait relaxé M. [N] [B] du chef de contestation de l’existence de crime contre l’humanité et avait débouté les parties civiles de leurs demandes.

La chambre criminelle était, ainsi, saisie de multiples moyens très argumentés, aussi bien par le procureur général de la Cour d’appel de Paris que par les multiples parties civiles.

Ainsi, le procureur général, dans son moyen, critiquait l’arrêt en ce qu’il avait relaxé M. [B], par des motifs insuffisants ou erronés, manque de base légale, en violation de l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, alors :

« 1°/ que la contestation de crimes contre l’humanité est punissable même si elle est présentée sous forme déguisée, dubitative ou par voie d’insinuation ou lorsque les propos poursuivis reflètent une minoration outrancière du nombre des victimes de la déportation et de la politique d’extermination des populations d’origine et de confession juive conduite au cours de la seconde guerre mondiale ou, y compris sous couvert de la recherche d'une supposée vérité historique, une banalisation ou relativisation de crimes commis à ce titre et des causes de la mort des victimes ou encore une minoration des souffrances des rescapés de la Shoah »

Il ajoutait « 2°/ que les dispositions de l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse n’exigent pas que les crimes contre l’humanité contestés aient été exclusivement et directement perpétrés soit par les membres d'une organisation déclarée criminelle en application de l'article 9 du statut du tribunal militaire international dit tribunal de Nuremberg, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale, mais qu’il suffit que les personnes désignées les aient décidés ou organisés, peu important que leur exécution matérielle ait été, partiellement ou entièrement, le fait de tiers. »

S’agissant des parties civiles, SOS racisme, l’UEJF et l’AIJP, dans leur moyen, critiquaient l’arrêt en ce qu’il avait relaxé M. [B] du chef de contestation de crimes contre l’humanité par parole, écrit, image ou moyen de communication audiovisuel et avait rejeté les demandes des parties civiles, alors :

« 1°/ que l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 réprime la contestation, par un des moyens énoncés à l’article 23, de l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’Accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d'une organisation déclarée criminelle en application de l'article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale ; que par ailleurs, la contestation de l’existence des crimes contre l’humanité entre dans les prévisions de ce texte même si elle est présentée sous forme déguisée ou dubitative ou encore par voie d’insinuation ; qu’en l’espèce, en affirmant, pour relaxer M. [B] du chef de contestation de crimes contre l’humanité, pour avoir confirmé, lors de l’émission Face à l’Info, diffusée par la chaîne CNews et mise en ligne sur le service Replay de la chaîne, que le maréchal Pétain avait sauvé les juifs français, que ces propos, s’ils peuvent heurter les familles de déportés, n’ont pas pour objet de contester fût-ce de façon marginale, le nombre des victimes de la déportation ou la politique d’extermination dans les camps de concentration, bien qu’ils remettaient en cause les crimes contre l’humanité subis par les juifs français, dont 24.000 personnes ont été arrêtées, déportées et exterminées par les nazis, avec la complicité du gouvernement de Vichy, la cour d'appel a violé le texte susvisé, ensemble les articles 591 à 593 du code de procédure pénale ; »

Ces associations estimaient également :

« 2°/ que l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 réprime la contestation, par un des moyens énoncés à l’article 23, de l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’Accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d’une organisation déclarée criminelle en application de l’article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale ; que par ailleurs, la contestation de l’existence des crimes contre l’humanité entre dans les prévisions de ce texte même s’ils n’ont pas fait eux-mêmes l’objet d’une condamnation ; qu’en l’espèce, en relaxant [N][B] du chef de contestation de crimes contre l’humanité, au motif que si par arrêt du 23 avril 1945, la Haute Cour de justice a reconnu le maréchal Pétain coupable d’attentat contre la sûreté intérieure de l’Etat et d’avoir entretenu des intelligences avec l’ennemi en vue de favoriser ses entreprises en corrélation avec les siennes, celui-ci n’a pas été poursuivi pour un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’Accord de Londres du 8 août 1945, la cour d’appel a violé le texte susvisé, ensemble les articles 591 à 593 du code de procédure pénale ; »

Les associations soutenaient aussi :

« 3°/ qu’en affirmant, pour entrer en voie de relaxe, que l’expression litigieuse fait référence à une thèse défendue par M. [B] – tant dans son livre ‘‘Le suicide français’’ qu’à l’occasion d’émission télévisées – selon laquelle si la déportation a moins touché les juifs de nationalité française que les juifs de nationalité étrangère résidant en France, c’est le fait d’une action du maréchal (sic) Pétain en leur faveur, bien que l’expression ‘‘Pétain a sauvé les juifs français’’, signifie au contraire qu’aucun juif français, de nationalité française ou qui a été déchu de sa nationalité française par le gouvernement de Vichy, n’a été déporté ou exterminé, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard de l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 et violé les articles 591 à 593 du code de procédure pénale ; »

Enfin, les associations estimaient :

« 4°/ qu’en affirmant, pour entrer en voie de relaxe, que l’expression litigieuse faisait référence à une thèse défendue par M. [B] – tant dans son livre ‘‘Le suicide français’’ qu’à l’occasion d'émission télévisées – selon laquelle si la déportation a moins touché les juifs de nationalité française que les juifs de nationalité étrangère résidant en France, c’est le fait d'une action du maréchal (sic) Pétain en leur faveur, mais sans rechercher si le téléspectateur moyen, qui n’a pas forcément lu tous les livres de d’ [N] [B] ou entendu toutes les émissions auxquelles il a participé, avait eu connaissance de cette thèse au moment de la diffusion de l’émission, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard de l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 et violé les articles 591 à 593 du code de procédure pénale ».

Egalement partie civile, le MRAP proposait deux moyens pour contester la décision de la Cour d’appel de Paris.

Le premier moyen proposé pour le MRAP critiquait l’arrêt de la Cour d’appel en ce qu’il avait relaxé M. [B] du chef de contestation de crime contre l’humanité, alors :

« 1°/ que les dispositions de l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui incriminent la contestation de crimes contre l’humanité n’exigent pas que ces crimes aient été exclusivement et directement perpétués par les membres d'une organisation déclarée criminelle en application de l’article 9 du statut du tribunal militaire international ou par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale ; que dès lors, a méconnu ces textes ainsi que les articles 6 et 10, § 2, de la Convention européenne des droits de l’homme, préliminaire, 591 et 593 du code de procédure pénale, la cour d’appel qui a relaxé le prévenu pour des propos valorisant l’action du maréchal Pétain aux motifs, radicalement inopérants, qu’il ‘‘n’a pas été poursuivi pour un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l'article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’Accord de Londres du 8 août 1945’’, quand il suffit que les personnes susmentionnées aient décidé ou organisé les crimes contre l’humanité, nonobstant le fait que leur exécution matérielle ait été, partiellement ou totalement, le fait d’un tiers. »


Le MRAP ajoutait « 2°/ qu’en tout état de cause, n’a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations au regard des articles 6 et 10, § 2, de la Convention européenne des droits de l’homme, 24 bis de la loi du 29 juillet 1881, préliminaire, 591 et 593 du code de procédure pénale, la cour d’appel qui relevait que le maréchal Pétain avait été condamné pour ‘‘intelligences avec l’ennemi en vue de favoriser ses entreprises en corrélation avec les siennes’’, ces entreprises renvoyant à la déportation et l’extermination des populations juives élaborées, planifiées par le régime nazi et ses dirigeants, caractérisant une organisation déclarée criminelle, certains ayant été précisément condamnés par le tribunal de Nuremberg en qualité d’instigateurs, de donneurs d’ordres ou d’exécutant pour crimes contre l’humanité »

Dans son second moyen, le MRAP critiquait l’arrêt de la Cour d’appel en ce qu’il avait relaxé M. [B] du chef de contestation de crime contre l’humanité par voie de presse, alors :

« 1°/ que la contestation de crime contre l’humanité est réprimée même si elle est présentée sous forme déguisée, dubitative ou par voie d’insinuation ; qu'en relaxant M. [N][B] pour des propos relatifs à la Shoah commis par le régime nazi par l’entremise des services français en présentant le maréchal Pétain, chef d'État du gouvernement de Vichy ayant collaboré activement avec le IIIe Reich durant l’occupation allemande, comme le sauveur des juifs français, propos contestant par une voie déguisée, les crimes contre l’humanité, la cour d’appel a méconnu le sens et la portée de l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 et violé les article 6 et 10, § 2, de la Convention européenne des droits de l’homme, préliminaire, 591 et 593 du Code de procédure pénale ;

2°/ que la cour d’appel ne pouvait, sans priver sa décision de base légale au regard des articles 6 et 10, § 2, de la Convention européenne des droits de l’homme, 24 bis de la loi du 29 juillet 1881, préliminaire, 591 et 593 du Code de procédure pénale, relaxer M. [N][B], homme politique et chroniqueur aguerri, aux motifs que ses propos ont été tenus à la suite d'une ‘‘brusque interpellation’’, cette circonstance étant radicalement inopérante à l’exonérer de sa responsabilité, peu importe au demeurant que ses propos rejoignent l’opinion défendue dans d'autres médias selon laquelle ‘‘si la déportation a moins touché les juifs de nationalité française que les juifs de nationalité étrangère situé en France, c’est le fait d’une action du maréchal Pétain en leur faveur’’; »

Enfin, le MRAP considérait « 3°/ que n’a pas légalement justifié sa décision au regard des articles 6 et 10, § 2, de la Convention européenne des droits de l’homme, 24 bis de la loi du 29 juillet 1881, préliminaire, 591 et 593 du Code de procédure pénale et a affirmé un fait en contradiction avec les pièces de la procédure, la cour d’appel qui a relaxé le prévenu en considérant qu’il n’avait pas usé du déterminant ‘‘ les’’ quand il résulte des pièces de la procédure et, en particulier, du livre écrit par le prévenu, ‘‘Le suicide français’’, des indications selon lesquelles le maréchal Pétain avait fait face aux demandes allemandes : ‘‘sacrifier les juifs étrangers pour sauver les juifs français’’».

Etant aussi partie civile, la LICRA critiquait l’arrêt de la Cour d’appel de Paris en ce qu’il l’avait déboutée de sa demande indemnitaire après avoir renvoyé M. [B] des fins de la poursuite, alors :

« 1°/ qu’il ressort de l’échange durant lequel ont été tenus les propos poursuivis que, répondant à son interlocuteur qui lui reprochait d’avoir précédemment dit que le maréchal Pétain ‘‘ avait sauvé les juifs français ’’, M. [B] a affirmé ‘‘ c’est encore une fois le réel’’, de sorte qu’en retenant, pour relaxer le prévenu, que ces propos n’avaient pas pour objet de contester ou minorer le nombre de victimes de la déportation ou la politique d’extermination dans les camps de concentration, la cour d’appel a méconnu l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 ;

2°/ que l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 n'exige pas que les crimes contre l’humanité contestés aient été exclusivement commis soit par les membres d’une organisation déclarée criminelle en application de l’article 9 du statut dudit tribunal, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale, mais qu’il suffit que les personnes ainsi désignées les aient décidés ou organisés, peu important que leur exécution matérielle ait été, partiellement ou complètement, le fait de tiers ; qu’en retenant, pour écarter la culpabilité de M. [B], que le maréchal Pétain n’avait pas été lui-même poursuivi pour un ou plusieurs crimes contre l’humanité, ce qui, sauf à constater qu’il n'avait pas été l’exécutant de ces crimes, était sans incidence sur la culpabilité du prévenu, la cour d’appel a méconnu le texte précité ».

A la suite de ces pourvois, la chambre criminelle de la Cour de cassation, dans son arrêt du 5 septembre 2023, va casser l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 12 mai 2022.

La Cour de cassation casse l’arrêt aux visas des articles 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et 593 du code de procédure pénale.

La Cour souligne, ensuite fortement, que « Le premier de ces textes réprime la contestation de l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’Accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d’une organisation déclarée criminelle en application de l’article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale. »

Elle ajoute, qu’ « Aux termes du second [de ces textes], tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision. L’insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence. »

La chambre criminelle rappelle, enfin, la méthode d’interprétation que doivent avoir les juges, aussi bien les juges du fond que ceux de la Cour de cassation.

Selon la Cour, « Il appartient aux juges du fond, saisis d’une infraction prévue à l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, d’apprécier le sens et la portée des propos litigieux, au besoin, au vu des éléments extrinsèques à ceux-ci invoqués par les parties. »

Par ailleurs, « Il revient à la Cour de cassation de contrôler cette appréciation du sens et de la portée desdits propos et de vérifier que l’analyse des éléments extrinsèques, que les juges du fond apprécient souverainement, est exempte d’insuffisance comme de contradiction. »

C’est à l’aune de ces différents principes, que la chambre criminelle de la Cour de cassation va raisonner pour apprécier l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 12 mai 2022.

La chambre criminelle va, ainsi, rappeler que « Pour confirmer le jugement, relaxer M. [B] et débouter les parties civiles de leurs demandes, l’arrêt attaqué énonce que les propos reprochés au prévenu ont été tenus à la suite d’une brusque interpellation, au cours de laquelle M. [I] lui a reproché d’avoir affirmé, dans une autre émission, que ‘‘le maréchal avait sauvé les juifs’’, les juges relevant que, dans cet échange, seul M. [I] a fait usage du déterminant ‘‘les’’, le prévenu ayant uniquement précisé ‘‘ français’’.

Selon la chambre criminelle, « Les juges [de la Cour d’appel de Paris] ajoutaient qu’il était fait référence à une opinion défendue par M. [B], tant dans son livre ‘‘Le Suicide français’’ qu’à l’occasion d’émissions télévisées, selon laquelle, si la déportation a moins touché les juifs de nationalité française que les juifs étrangers résidant en France, c’était le fait d’une action de Philippe Pétain en leur faveur ».

D’après la chambre criminelle, « [Les magistrats] en [déduisaient] que, si ces propos pouvaient heurter les familles de déportés, ils n’avaient pas pour objet de contester ou minorer, fût-ce de façon marginale, le nombre des victimes de la déportation ou la politique d’extermination dans les camps de concentration. »

Enfin, la Haute juridiction notait expressément que « Les magistrats retenaient encore que, si la Haute Cour de justice avait reconnu Philippe Pétain coupable ‘‘d’attentat contre la sûreté intérieure de l’Etat et d’avoir entretenu des intelligences avec l’ennemi en vue de favoriser ses entreprises en corrélation avec les siennes’’, l’intéressé n’avait pas été poursuivi pour un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis à l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’Accord de Londres du 8 août 1945. »

La Cour en conclut qu’« En se déterminant ainsi, la cour d’appel n’a pas justifié sa décision pour les motifs qui suivent. »

« En premier lieu, il est indifférent que Philippe Pétain n’ait pas été condamné pour un ou plusieurs crimes tels qu’ils sont définis à l'article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’Accord de Londres du 8 août 1945. »

« En effet, la Cour de cassation juge que l’article 24 bis précité n’exige pas que les crimes contre l’humanité contestés aient été exclusivement commis soit par les membres d'une organisation déclarée criminelle en application de l'article 9 du statut dudit tribunal, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale, mais qu’il suffit que les personnes ainsi désignées les aient décidés ou organisés, peu important que leur exécution matérielle ait été, partiellement ou complètement, le fait de tiers (Crim., 24 mars 2020, pourvoi n° 19-80.783).

En deuxième lieu, les juges n’ont pas procédé à l’analyse exhaustive des propos poursuivis. En effet, alors qu’à la fin de l'échange, son interlocuteur affirmait ‘‘ ou avait sauvé les juifs français, c’est une monstruosité, c’est du révisionnisme’’, le prévenu a répliqué ‘‘c’est encore une fois le réel’’, reprenant ainsi à son compte les propos qui venaient de lui être prêtés selon lesquels Philippe Pétain avait ‘‘sauvé les juifs français’’.

Enfin, procédant à l’analyse du contexte dans lequel les propos ont été tenus, ils ne pouvaient, sans mieux s’expliquer, retenir, au terme de leur examen des éléments extrinsèques invoqués en défense, en quoi cette affirmation devait être comprise comme se référant à des propos plus mesurés que M. [B] aurait exprimés antérieurement.

La cassation est par conséquent encourue. »

Cette « cassation » a focalisé l’attention des médias qui ont présenté cette décision comme étant une défaite d’Eric Zemmour, la réalité juridique est plus contrastée…

Certes, la chambre criminelle de la Cour de cassation, le 5 septembre 2023, a cassé l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 12 mai 2022 en admettant certains moyens du procureur général de la Cour d’appel de Paris et des parties civiles (I), mais elle a refusé d’admettre d’autres moyens proposés par ce même procureur général et ces mêmes parties civiles (II) Nous évoquerons, tout d’abord, les moyens admis par la chambre criminelle (I), puis nous envisagerons, ensuite, les moyens refusés par la chambre criminelle (II).

Les moyens admis par la chambre criminelle

Le premier moyen admis est, sans surprise, celui où le procureur général de la Cour d’appel de Paris (moyen 2°/) et les parties civiles – SOS racisme, l’UEJF et l’AIJP, (moyen 2°/), le MRAP, (premier moyen 1°/), et la LICRA (moyen 2°/) critiquaient l’arrêt d’appel en ce qu’il avait relaxé M. [B] du chef de contestation de crimes contre l’humanité, alors que les dispositions de l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse n’exigent pas que les crimes contre l’humanité contestés aient été exclusivement et directement perpétrés soit par les membres d'une organisation déclarée criminelle en application de l’article 9 du statut du tribunal militaire international dit tribunal de Nuremberg, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale, mais qu’il suffit que les personnes désignées les aient décidés ou organisés, peu important que leur exécution matérielle ait été, partiellement ou entièrement, le fait de tiers.

Les parties civiles ajoutaient, en plus, une critique explicite et précise sur le fait que les magistrats aient relaxé E. Zemmour au motif que Philippe Pétain n’avait pas été lui-même poursuivi pour un ou plusieurs crimes contre l’humanité.

Ainsi, SOS racisme, l’UEJF et l’AIJP dans leur moyen (moyen 2°/), précisaient « que par ailleurs, la contestation de l’existence des crimes contre l’humanité entre dans les prévisions de ce texte même s’ils n’ont pas fait eux-mêmes l’objet d’une condamnation ; qu’en l’espèce, en relaxant [N] [B] du chef de contestation de crimes contre l’humanité, au motif que si par arrêt du 23 avril 1945, la Haute Cour de justice a reconnu le maréchal Pétain coupable d’attentat contre la sûreté intérieure de l’Etat et d’avoir entretenu des intelligences avec l’ennemi en vue de favoriser ses entreprises en corrélation avec les siennes, celui-ci n’a pas été poursuivi pour un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l'article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’Accord de Londres du 8 août 1945, la cour d’appel a violé le texte susvisé, ensemble les articles 591 à 593 du code de procédure pénale ; »

Le MRAP, dans la même logique juridique (premier moyen 1°/), estimait qu’a méconnu l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 « ainsi que les articles 6 et 10, § 2, de la Convention européenne des droits de l’homme, préliminaire, 591 et 593 du code de procédure pénale, la cour d’appel qui a relaxé le prévenu pour des propos valorisant l’action du maréchal Pétain aux motifs, radicalement inopérants, qu’il ‘‘n’a pas été poursuivi pour un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’Accord de Londres du 8 août 1945’’, quand il suffit que les personnes susmentionnées aient décidé ou organisé les crimes contre l’humanité, nonobstant le fait que leur exécution matérielle ait été, partiellement ou totalement, le fait d’un tiers. »

Enfin, la LICRA (moyen 2°/) soutenait sobrement « qu’en retenant, pour écarter la culpabilité de M. [B], que le maréchal Pétain n’avait pas été lui-même poursuivi pour un ou plusieurs crimes contre l’humanité, ce qui, sauf à constater qu’il n’avait pas été l’exécutant de ces crimes, était sans incidence sur la culpabilité du prévenu, la cour d’appel a méconnu le texte précité [l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881] ».

Cette attaque massive et précise par les parties civiles, dans leurs moyens, de la partie la plus essentielle de l’arrêt de la Cour d’appel de Paris a pleinement convaincu la Cour de cassation qui relève qu’ « En premier lieu, il est indifférent que Philippe Pétain n’ait pas été condamné pour un ou plusieurs crimes tels qu’ils sont définis à l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’Accord de Londres du 8 août 1945. »

La chambre criminelle rappelle, ensuite que, selon sa propre jurisprudence, « L’article 24 bis précité n’exige pas que les crimes contre l’humanité contestés aient été exclusivement commis soit par les membres d’une organisation déclarée criminelle en application de l'article 9 du statut dudit tribunal, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale, mais qu’il suffit que les personnes ainsi désignées les aient décidés ou organisés, peu important que leur exécution matérielle ait été, partiellement ou complètement, le fait de tiers (Crim., 24 mars 2020, pourvoi n° 19-80.783). ».

Cette référence expresse – et dans le motif même de son arrêt –, par la chambre criminelle, à cet arrêt du 24 mars 2020 [3] est d’autant plus intéressante que la chambre criminelle, dans cette dernière décision, avait approuvé avec cette formulation un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 12 décembre 2018 qui avait condamné pour contestation de crimes contre l’humanité un individu qui remettait un cause la rafle du vélodrome d’hiver.

Ce requérant estimait de façon spécieuse « 2°/ que la loi pénale est d’interprétation stricte ; qu’il résulte de l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 que le délit de contestation de crimes contre l’humanité n’est constitué que si le ou les auteurs du crime contesté sont membres d’une organisation déclarée criminelle en application de l’article 9 du statut du Tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945, ou reconnus coupables de crimes contre l’humanité par une juridiction française ou internationale ; qu’est auteur de l’infraction celui qui commet matériellement les faits incriminés, l’instigateur ou donneur d’ordre ne pouvant être poursuivi que comme complice ; qu’en l’espèce, la cour d’appel a retenu que l’arrestation et la déportation de juifs étrangers puis français et en particulier la rafle du Vél d’Hiv avaient été décidées et planifiées par l’occupant nazi et mises en oeuvre par le gouvernement de Vichy, ses fonctionnaires et sa police ; qu’en décidant que la rafle du Vél d’Hiv entrait dans le champ d'application de l’article 24 bis de la loi du 24 juillet 1881, les SS donneurs d’ordre étant membres d'une organisation criminelle en application de l’article 9 du statut du tribunal international de Nuremberg, quand cette organisation criminelle ne pouvait être considérée que comme complice des crimes matériellement accomplis par la police française, la cour d’appel n’a pas tiré les conséquences légales de ses constatations et violé les textes susvisés. »

Autrement dit, il s’agissait de « crimes matériellement accomplis par la police française », non compris dans l’incrimination de l’article 24 bis de la loi du 24 juillet 1881, et qui ne pouvaient pas être poursuivis à ce titre.

La Cour de cassation, le 24 mars 2020, avait rejeté toute ces arguties juridiques par le motif de principe – que la chambre criminelle a repris dans son arrêt du 5 septembre 2023 – en considérant, préalablement, que « Ces faits [la rafle] ont été décidés et planifiés par l’occupant nazi et mis en œuvre avec l’active participation du gouvernement de Vichy, de ses fonctionnaires et de sa police, et ajoutent que les SS, donneurs d’ordre et coorganisateurs de la rafle, étaient membres d’une organisation déclarée criminelle en application de l’article 9 du statut du tribunal international de Nuremberg. »

De ce point de vue, et comme l’affirme fortement la chambre criminelle dans son arrêt du 5 septembre 2023, il est évident qu’ « il est indifférent que Philippe Pétain n’ait pas été condamné pour un ou plusieurs crimes tels qu’ils sont définis à l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’Accord de Londres du 8 août 1945. »

Par ailleurs, la chambre criminelle a également admis, mais en partie seulement, le moyen proposé par certaines parties civiles qui considéraient que la Cour d’appel de Paris avait fait une analyse erronée des propos litigieux d’E. Zemmour – en estimant seulement que l’expression contestée « faisait référence à une opinion défendue par M. [B], tant dans son livre ‘‘Le Suicide français’’ qu’à l’occasion d’émissions télévisées, selon laquelle, si la déportation a moins touché les juifs de nationalité française que les juifs étrangers résidant en France, c’était le fait d’une action de Philippe Pétain en leur faveur. »

Plus précisément, SOS racisme, l’UEJF et l’AIJP estimaient dans leur moyen « 3°/ qu’en affirmant, pour entrer en voie de relaxe, que l’expression litigieuse fait référence à une thèse défendue par M. [B] – tant dans son livre ‘‘Le suicide français’’ qu’à l’occasion d’émission télévisées – selon laquelle si la déportation a moins touché les juifs de nationalité française que les juifs de nationalité étrangère résidant en France, c’est le fait d’une action du maréchal Pétain en leur faveur, bien que l’expression ‘‘ Pétain a sauvé les juifs français’’, signifie au contraire qu’aucun juif français, de nationalité française ou qui a été déchu de sa nationalité française par le gouvernement de Vichy, n’a été déporté ou exterminé [4] , la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard de l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 et violé les articles 591 à 593 du code de procédure pénale ; »

Autrement dit, selon les auteurs du moyen, l’expression peut prendre un tout autre sens et signifier « qu’aucun juif français, de nationalité française ou qui a été déchu de sa nationalité française par le gouvernement de Vichy, n’a été déporté ou exterminé » ! Ce qui serait une contestation de crimes contre l’humanité incriminée par l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881.

Cependant, en ce qui concerne ce moyen, si la Cour admet « En deuxième lieu, [que] les juges n’ont pas procédé à l’analyse exhaustive des propos poursuivis. », elle considère ceci seulement eu égard aux propos échangés entre les protagonistes et à la dernière réplique d’E. Zemmour. La Cour se contente, ainsi, de relever qu’« En effet, alors qu’à la fin de l’échange, son interlocuteur affirmait ‘‘ ou avait sauvé les juifs français, c’est une monstruosité, c’est du révisionnisme’’, le prévenu a répliqué ‘‘c’est encore une fois le réel’’, reprenant ainsi à son compte les propos qui venaient de lui être prêtés selon lesquels le Philippe Pétain avait ‘‘sauvé les juifs français’’.»

Comme on peut immédiatement le constater, la chambre criminelle, dans ce motif, est loin des opinions et des formules beaucoup plus fortes évoquées dans le moyen du pourvoi des parties civiles…

Par cette formulation, la Cour de cassation concède seulement, du point de vue historique, que P. Pétain n’a pas sauvé les juifs français [5] . La formule n’est d’ailleurs pas directe et doit être lue à contrario. Elle affirme que P. Pétain n’a pas sauvé les juifs français…de la déportation et de l’extermination !

La prudence de la chambre criminelle, sur cette question, s’explique peut-être au regard de la jurisprudence de la Cour EDH sur la liberté d’expression et du souci d’éviter une requête – peut être victorieuse d’E. Zemmour – devant le juge des droits de l’Homme.

On sait, en effet, que la Cour EDH privilégie cette liberté en distinguant, s’agissant des faits historiques, les faits historiques clairement établis (par les historiens et les juges) et donc incontestables et les faits historiques toujours débattus sur lesquels la discussion doit demeurer ouverte.[6]

Ainsi, le juge européen a plusieurs fois considéré que pour les faits historiques de la Deuxième Guerre mondiale autres que l’Holocauste « la recherche de la vérité historique fait partie intégrante de la liberté d’expression et qu’il ne lui revient pas d’arbitrer la question historique de fond, qui relève d’un débat toujours en cours entre historiens et au sein même de l’opinion » [7] . En particulier, dans l’arrêt Lehideux et Isorni c/ France du 23 septembre 1998, la Cour a consacré la possibilité pour les requérant d’avoir une libre appréciation sur la politique de P. Pétain en condamnant la France pour violation de l’article 10 de la Convention [8] .

La chambre criminelle s’est sans doute souvenue de cet arrêt et du risque à trop restreindre la liberté d’expression d’E. Zemmour à propos du chef du gouvernement de Vichy et elle a, peut-être, craint – s’agissant d’une question historique toujours controversée – une nouvelle condamnation européenne.

Enfin, la chambre criminelle a également admis le moyen proposé par une partie civile qui considérait que la Cour d’appel de Paris n’avait pas fait une recherche suffisante sur le contexte dans lequel les propos avaient été tenus.

Ainsi, SOS racisme, l’UEJF et l’AIJP alléguaient dans leur moyen « 4°/ qu’en affirmant, pour entrer en voie de relaxe, que l’expression litigieuse faisait référence à une thèse défendue par M. [B] – tant dans son livre ‘‘Le suicide français’’ qu’à l’occasion d’émission télévisées – selon laquelle si la déportation a moins touché les juifs de nationalité française que les juifs de nationalité étrangère résidant en France, c’est le fait d’une action du maréchal Pétain en leur faveur, mais sans rechercher si le téléspectateur moyen, qui n’a pas forcément lu tous les livres d’[N][B] ou entendu toutes les émissions auxquelles il a participé, avait eu connaissance de cette thèse au moment de la diffusion de l’émission, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard de l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 et violé les articles 591 à 593 du code de procédure pénale.

La haute juridiction va approuver ce moyen de cassation en considérant que « procédant à l’analyse du contexte dans lequel les propos ont été tenus, [les juges] ne pouvaient, sans mieux s’expliquer, retenir, au terme de leur examen des éléments extrinsèques invoqués en défense, en quoi cette affirmation devait être comprise comme se référant à des propos plus mesurés que M. [B] aurait exprimés antérieurement. »

Il y a ici une bonne illustration de la méthode d’interprétation que doivent avoir les juges aussi bien les juges du fond que ceux de la Cour de cassation qui avait été rappelée initialement par la chambre criminelle dans son présent arrêt[9] .

La Cour renvoie, en plus, dans ses « précédents jurisprudentiels », à un arrêt de la chambre criminelle du 8 octobre 1991 où cette dernière approuvait une Cour d’appel qui avait bien fait une telle recherche [10] .

En définitive, et comme on peut le constater, l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 12 mai 2022 est certes « cassé » par la chambre criminelle, mais avec une faible reprise des multiples moyens de cassation proposés par le procureur général de la Cour d’appel de Paris et les parties civiles.

Comme nous l’avons souligné, l’admission du premier moyen de cassation – présenté par le procureur général de la Cour d’appel de Paris (moyen 2°/) et toutes les parties civiles : SOS racisme, l’UEJF et l’AIJP, (moyen 2°/), le MRAP, (premier moyen 1°/), et la LICRA (moyen 2°/) – n’est pas surprenant

Le deuxième moyen, proposé par certaines parties civiles, qui estimaient que la Cour d’appel de Paris avait fait une analyse erronée des propos litigieux d’E. Zemmour est certes admis, mais, comme nous l’avons relevé, en partie seulement par la Cour de cassation.

Enfin, le dernier moyen admis, proposé par une partie civile – sur le fait que la Cour d’appel n’avait pas fait une recherche suffisante sur le contexte dans lequel les propos litigieux avaient été tenus – a trait à une question classique de méthode d’interprétation.

Au final, le nombre de moyens admis par la chambre criminelle est bien faible et, en ce sens, la cassation n’est pas éclatante, elle l’est d’autant moins que la chambre criminelle a refusé d’accueillir de nombreux moyens cassation proposés par le procureur général de la Cour d’appel de Paris et les parties civiles.

Les moyens refusés par la chambre criminelle

La Cour n’a, tout d’abord, pas repris plusieurs moyens présentés par le procureur général de la Cour d’appel de Paris et les parties civiles dans lesquels il était fait grief à la Cour d’appel de Paris d’avoir violé l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, l’article 591 du code de procédure pénale ou d’autres dispositions

A ce propos, dans leurs moyens, le procureur général de la Cour d’appel de Paris (moyen 1°/) et toutes les parties civiles : SOS racisme, l’UEJF et l’AIJP, (moyen 1°/), le MRAP, (second moyen 1°/), et la LICRA (moyen 1°/), contestaient l’arrêt d’appel au motif, notamment, que la contestation de crimes contre l’humanité est punissable même si elle est présentée sous forme déguisée, dubitative ou par voie d’insinuation.

On peut, à cet égard, rappeler que le procureur général, dans son moyen, critiquait l’arrêt en ce qu’il avait relaxé M. [B], par des motifs insuffisants ou erronés, manque de base légale, en violation de l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, alors :

« 1°/ que la contestation de crimes contre l’humanité est punissable même si elle est présentée sous forme déguisée, dubitative ou par voie d’insinuation ou lorsque les propos poursuivis reflètent une minoration outrancière du nombre des victimes de la déportation et de la politique d’extermination des populations d’origine et de confession juive conduite au cours de la seconde guerre mondiale ou, y compris sous couvert de la recherche d'une supposée vérité historique, une banalisation ou relativisation de crimes commis à ce titre et des causes de la mort des victimes ou encore une minoration des souffrances des rescapés de la Shoah. »

SOS racisme, l’UEJF et l’AIJP, (moyen 1°/), ajoutaient « qu’en l’espèce, en affirmant, pour relaxer [N][B] du chef de contestation de crimes contre l’humanité, pour avoir confirmé, lors de l’émission Face à l’Info, diffusée par la chaîne CNews et mise en ligne sur le service Replay de la chaîne, que le maréchal Pétain avait sauvé les juifs français, que ces propos, s’ils peuvent heurter les familles de déportés, n’ont pas pour objet de contester fût-ce de façon marginale, le nombre des victimes de la déportation ou la politique d’extermination dans les camps de concentration, bien qu’ils remettaient en cause [11] les crimes contre l’humanité subis par les juifs français, dont 24.000 personnes ont été arrêtées, déportées et exterminées par les nazis, avec la complicité du gouvernement de Vichy, a violé le texte susvisé, ensemble les articles 591 à 593 du code de procédure pénale ; »

La LICRA proposait un moyen (moyen 1°/) allant dans le même sens, mais qu’elle fondait sur une violation par la Cour d’appel de l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

Avec la même argumentation, le MRAP considérait, dans son second moyen 1°/, que la Cour d’appel avait également violé les articles 6 et 10, § 2, de la Convention européenne des droits de l’Homme.

Ainsi, la chambre criminelle n’a pas admis les moyens où le procureur et les parties civiles demandaient l’application de la jurisprudence issue de l’arrêt Garaudy [12] dans lequel la chambre criminelle avait créé et utilisé cette formulation.

La Cour réserve cette jurisprudence extensive de la répression de la contestation de crimes contre l’humanité – et restrictive de la liberté d’expression – à ceux qui sont dans ces postures à propos de la Shoah ou plus récemment en ce qui concerne la rafle du vélodrome d’hiver [13] .

La haute juridiction n’a, sans doute, pas voulu restreindre de façon excessive la liberté d’expression d’E. Zemmour au regard de la jurisprudence de la Cour EDH qui, comme nous l’avons déjà souligné, privilégie cette liberté en distinguant, s’agissant des faits historiques, les faits indiscutables et ceux qui peuvent être discutés [14] . E. Zemmour aurait pu, d’ailleurs, à ce titre, dans une requête devant la Cour EDH, demander et obtenir l’application de la jurisprudence européenne et en particulier de l’arrêt Lehideux et Isorni c/ France du 23 septembre 1998, lui permettant d’avoir une libre appréciation de la politique de P. Pétain.

D’autres moyens, n’ont pas été repris, non plus, par la chambre criminelle. Il s’agit, essentiellement, de moyens exposés par le MRAP.

Ainsi, le MRAP soutenait tout d’abord, dans son premier moyen, « 2°/ qu’en tout état de cause, n’a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations au regard des articles 6 et 10, § 2, de la Convention européenne des droits de l’homme, 24 bis de la loi du 29 juillet 1881, préliminaire, 591 et 593 du code de procédure pénale, la cour d’appel qui relevait que le maréchal Pétain avait été condamné pour ‘‘intelligences avec l’ennemi en vue de favoriser ses entreprises en corrélation avec les siennes’’, ces entreprises renvoyant à la déportation et l’extermination des populations juives élaborées, planifiées par le régime nazi et ses dirigeants, caractérisant une organisation déclarée criminelle, certains ayant été précisément condamnés par le tribunal de Nuremberg en qualité d’instigateurs, de donneurs d’ordres ou d’exécutant pour crimes contre l’humanité. »

La chambre criminelle n’a donc pas accueilli ce premier moyen 2°/ du MRAP.

La Cour a peut-être tout simplement pensé, dans un contrôle implicite de proportionnalité, que le grief fait à la Cour d’appel était excessif.

En tout cas, la haute juridiction n’a pas voulu s’immiscer dans un débat historique toujours en cours et associer directement P. Pétain — condamné pour « intelligences avec l’ennemi […]» à la déportation et l’extermination des populations juives.

Le MRAP prétendait, ensuite, dans son second moyen « 2°/ que la cour d’appel ne pouvait, sans priver sa décision de base légale au regard des articles 6 et 10, § 2, de la Convention européenne des droits de l’homme, 24 bis de la loi du 29 juillet 1881, préliminaire, 591 et 593 du Code de procédure pénale, relaxer M. [N][B], homme politique et chroniqueur aguerri, aux motifs que ses propos ont été tenus à la suite d'une ‘‘brusque interpellation’’, cette circonstance étant radicalement inopérante à l’exonérer de sa responsabilité, peu importe au demeurant que ses propos rejoignent l’opinion défendue dans d’autres médias selon laquelle ‘‘si la déportation a moins touché les juifs de nationalité française que les juifs de nationalité étrangère situé en France, c’est le fait d’une action du maréchal Pétain en leur faveur’’; »

Ainsi, la chambre criminelle n’admet pas cette critique à l’égard des magistrats de la Cour d’appel de Paris en considérant, sans doute, que cette question relève simplement du pouvoir d’appréciation des juges du fond [15] .

Enfin, le MRAP alléguait dans son moyen « 3°/ que n’a pas légalement justifié sa décision au regard des articles 6 et 10, § 2, de la Convention européenne des droits de l’homme, 24 bis de la loi du 29 juillet 1881, préliminaire, 591 et 593 du Code de procédure pénale et a affirmé un fait en contradiction avec les pièces de la procédure, la cour d’appel qui a relaxé le prévenu en considérant qu’il n’avait pas usé du déterminant ‘‘ les’’ quand il résulte des pièces de la procédure et, en particulier, du livre écrit par le prévenu, ‘‘Le suicide français’’, des indications selon lesquelles le maréchal Pétain avait fait face aux demandes allemandes : ‘‘sacrifier les juifs étrangers pour sauver les juifs français’’».

La chambre criminelle ne fait donc pas grief à la Cour d’appel d’avoir – selon le MRAP – affirmé un fait en contradiction avec les pièces de procédure en considérant, sans doute, que cette confusion dans les déterminants « des » ou « les » n’est pas essentielle dans le règlement du litige. Ainsi, la haute juridiction ne reproche pas à la Cour d’appel de Paris ses éventuelles contradictions sémantiques.

En définitive, et on s’en rend compte – aussi bien quand on envisage les moyens refusés par la chambre criminelle, que les moyens qu’elle a admis – la chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu un arrêt tout en nuances, en cassant cependant un arrêt d’appel qui avait relaxé E. Zemmour.

En tout cas, le juge du quai de l’horloge prend parti a minima sur les aspects historiques de questions toujours très discutées, comme celle de la politique de P. Pétain [16] .

Références

  1. 1 Cour de cassation, criminelle, Chambre criminelle, 5 septembre 2023, 22-83.959, Publié au bulletin
  2. 2 On trouve même parfois M. [N][B] !
  3. 3 Cour de cassation, criminelle, Chambre criminelle, 24 mars 2020, 19-80.783, Inédit
  4. 4 Souligné par nous.
  5. 5 Prise à la lettre, cette formulation n’interdirait d’ailleurs pas à certains individus d’affirmer que P. Pétain a sauvé « des » juifs ou « certains » juifs…
  6. 6 Daniel Kuri, « Les séquelles de la Deuxième Guerre mondiale dans les balances de la justice » Les séquelles de la Deuxième Guerre mondiale dans ...
  7. 7 Pour l’application de ce principe à un journaliste : cf. Monnat c/ Suisse, 21 décembre 2006, § 57, à propos du rôle joué par la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale ; ou à un journaliste-historien cf. Chauvy et autres c/ France, 29 juin 2004, § 69, sur les circonstances de l’arrestation de J. Moulin ; également Giniewski c/ France, 31 janvier 2006, § 51, sur l’origine de l’Holocauste ; dans le même sens Lehideux et Isorni c/ France, 23 sept. 1998, § 47, sur l’appréciation de la politique du Maréchal Pétain. La Cour a également appliqué ce même principe s’agissant de la question du génocide arménien dans l’hypothèse de sa négation, Perinçek c/ Suisse 17 décembre 2013, § 99.
  8. 8 Arrêt Lehideux et Isorni c/ France, 23 sept. 1998, AFFAIRE LEHIDEUX ET ISORNI c. FRANCE, § 47, sur l’appréciation de la politique du Maréchal Pétain. « En l’espèce, il n’apparaît pas que les requérants aient voulu nier ou réviser ce qu'ils ont eux-mêmes appelé, dans leur publication, les ‘‘ atrocités’’ et les ‘‘persécutions nazies’’, ou encore la ‘‘ toute-puissance allemande et sa barbarie’’. En qualifiant de « suprêmement habile » la politique de Philippe Pétain, les auteurs du texte ont plutôt soutenu l'une des thèses en présence dans le débat sur le rôle du chef du gouvernement de Vichy, la thèse dite du ‘‘double jeu’’.
  9. 9 Selon la Cour, « Il appartient aux juges du fond, saisis d’une infraction prévue à l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, d’apprécier le sens et la portée des propos litigieux, au besoin, au vu des éléments extrinsèques à ceux-ci invoqués par les parties. » (Souligné par nous). Par ailleurs, « Il revient à la Cour de cassation de contrôler cette appréciation du sens et de la portée desdits propos et de vérifier que l’analyse des éléments extrinsèques, que les juges du fond apprécient souverainement, est exempte d’insuffisance comme de contradiction. » (Souligné par nous).
  10. 10 Cour de Cassation, Chambre criminelle, du 8 octobre 1991, 90-83.336, Publié au bulletin, Bull.crim. 1991, n° 334 (rejet).
  11. 11 Souligné par nous.
  12. 12 Cass. crim., 12 septembre 2000, Garaudy, 98-88204. Inédit ; Dr. Pénal 2001, 2ème arrêt, Commentaires n° 4, obs. M. Véron, où les hauts magistrats n’avaient pas hésité à affirmer que «  si l’article 10 de la Convention […] reconnait en son premier paragraphe à toute personne le droit à la liberté d’expression , ce texte prévoit en son second paragraphe que l’exercice de cette liberté comportant des devoirs et responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent, dans une société démocratique, des mesures nécessaires notamment à la protection de la morale et des droits d’autrui ; que tel est l’objet de l’article 24 bis (délit de contestation de l’existence de crime contre l’humanité ) de la loi du 29 juillet 1881 modifiée par la loi du 13 juillet 1990 ». La position des juges sur cette question s’inscrit d’ailleurs dans le prolongement direct de la jurisprudence classique de la chambre criminelle : voir, notamment, Cass. crim., 23 février 1993, Bull. crim., n° 86 ; 20 décembre 1994, ibid, n° 424  ; D. 1995, IR p. 64. Dans l’arrêt Garaudy du 12 septembre 2000, ibid, la Cour précisait même que « […] la contestation de l’existence des crimes contre l’humanité entre dans les prévisions de l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881, même si elle est présentée sous forme déguisée ou dubitative ou encore par voie d’insinuation ; qu’elle est également caractérisée lorsque sous couvert de recherche d’une supposée vérité historique, elle tend à nier les crimes contre l’humanité commis par les nazis à l’encontre de la communauté juive ; que tel est le cas en l’espèce ». Voir sur cette question, notre article, Les séquelles de la Deuxième Guerre mondiale dans ... — Chronique d’actualité sur les séquelles de la Deuxième Guerre mondiale dans les balances de la Justice.
  13. 13 En ce sens, Crim, 24 mars 2020 précité.
  14. 14 Cf. supra, nos obs. aux notes 6,7 et 8.
  15. 15 Cf. supra, les règles de méthodologie rappelées dans cet arrêt (note n° 9) et dans celui du 8 octobre 1991 cité dans les « précédents jurisprudentiels », note n° 10.
  16. 16 Je dédie cet article à mon fils Virgile Kuri, trop tôt disparu le 2 juin 2021.