Actus dicitur bonus qui est conformis legi et rationi ... et linguae - Plaidoyer pour une simplification du langage judiciaire (be) (fr)

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.
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Auteur : Patrick Henry, Avocat, Président d’AVOCATS.BE et Rédacteur en chef de la J.L.M.B.



Act, agreation, delay, pre-emption, merits, jurisdiction, impeachment, harassment…

Action, citation, signification, dispositif, exploit, privilège, compensation, répétition, solidarité, superficie…


Qu’ont en commun ces suites de mots ? Vous l’avez sans doute deviné. Ce sont des faux amis. C’est-à-dire des mots qui, dans deux langues différentes, ont des sens différents.

En anglais, l’impeachment est une procédure de mise en accusation. Harassment signifie harcèlement. Lorsqu’un juge américain statue sur les merits, il statue sur le fond. Un act est une loi. Un delay, un retard. Une agreationest une reconnaissance ou un enregistrement. La pre-emption signifie la prévalence de la loi fédérale. Et la jurisdiction est la compétence.

Jusque-là, rien que de très normal. Il n’est pas surprenant qu’en empruntant un mot à une langue étrangère, nous en pervertissions le sens. Ou, plus simplement, que deux termes ayant une racine antique commune aient évolué différemment. Les faux amis sont donc – et resteront sans doute à jamais – les cauchemars de tous ceux qui veulent apprendre une langue étrangère. Tout comme il est énervant de réaliser que, pour les Anglais, nos petits-enfants, pourtant si mignons, sont déjà des grand children

Mais il est plus difficile de supporter que, dans la sphère d’une même langue, pourtant bien balisée, codifiée, un corps professionnel investi d’une mission d’intérêt général utilise un langage[1] qui comprend tant de mots dont le sens spécialisé est si différent du sens commun. Comment pouvons-nous nous faire comprendre des justiciables, c’est-à-dire des usagers du service public dont nous avons la charge, si nous utilisons des mots qui ont, pour nous, un sens différent de celui qu’ils ont pour eux ?

Comprenons-nous bien. Toute activité spécialisée a son jargon propre. Les médecins parlent de maladies nosocomiales ou iatrogènes, d’hysté- rectomie ou de lésion médullaire. Les architectes d’acrotère, d’allège ou de blochet, voire, à Liège, de rendeur. Et je viens de terminer un petit roman d’espionnage, écrit par un avocat féru d’écologie, qui comprend à chaque page au moins cinq mots, empruntés à la botanique, à la zoologie, à la minéralogie, à la climatologie… que je ne connaissais pas, ou à peine[2].

Toute activité spécialisée scrute le réel avec une précision telle qu’elle a besoin de termes spécifiques pour l’exprimer. Lui enlever ces mots, ses mots, c’est la nier, la réduire au vulgaire.

Le droit aussi a besoin de ses mots. Une emphytéose n’est pas simplement un bail de longue durée, ni un bail de plus de vingt-sept ans, ni un bail conférant au locataire des droits de disposition et d’usage plus étendus que ceux qui sont dévolus au locataire ordinaire, même si, par ces périphrases on approche peu à peu la réalité de cette institution. Une antichrèse n’est pas simplement un gage portant sur un immeuble. Et n’est-il pas compréhensible que l’on crée un mot spécifique, la répétibilité, pour désigner le droit d’obtenir le remboursement d’une partie des frais d’avocats que l’on a dû exposer pour obtenir gain de cause dans une procédure en justice[3]?

Mais, à tout prendre, n’est-il pas de loin préférable d’utiliser un mot que notre interlocuteur ne comprend pas, ce qui l’amènera normalement[4] à nous en demander ou à en chercher la signification, plutôt qu’un mot qu’il croit comprendre alors qu’il n’en a pas du tout saisi le sens ?

Voilà une première critique posée. Elle est fondamentale, parce qu’elle interpelle notre fonction sociale, mais elle n’est pas la seule.

S’y ajoute, bien sûr, notre furieuse propension à utiliser des formules latines, qui ne diffère d’ailleurs pas considérablement de la création de notre jargon, puisque ces adages ont généralement l’avantage de résumer en quelques syllabes de très longues théories : il y a dans pacta sunt servanda l’essentiel de la théorie du droit des contrats, dans nemo auditur… (inutile même d’ajouter propriam turpitudinem allegans, tous les juristes – enfin, en tout cas, ceux qui ont plus de 50 ans… – ont compris après les deux premiers mots) une bonne partie de la théorie des nullités, et dans actori incumbit probatio le cœur du droit de la preuve. Et que ceux qui ne comprennent pas demandent des explications[5]. Certes, quelques-unes de ces expressions pourraient être traduites. Et il en est d’ailleurs qui le sont : à Nemo plus iuris ad alium transferre potest quam ipse habet correspond La plus belle femme du monde ne peut donner que ce qu’elle a. Mais il n’est pas certain que l’on gagne en clarté en utilisant la seconde formule plutôt que la première[6].

Mais le plus étonnant, sans doute, est cette manie que les juristes ont d’user et d’abuser de tournures surannées, désuètes. « Si est-il que… »,« en prosécution de cause », « sous réserve de majoration ou de minoration », « statuant contradictoirement à l’égard des prévenus et vidant sa saisine », « il appert que… », « compétemment saisi », « ouï[7] », « nonobstant[8] », « plaise au Tribunal »… Et vous ferez justice. Salut et respect…

En 1991, Christine Matray et Louise-Marie Henrion écrivaient : « Dans sa présentation classique, le jugement civil tient dans une longue phrase, entrecoupée de propositions subordonnées juxtaposées, introduites par la locution “attendu que”, par des participes passés, comme “vu”, “revu”, “ouï”, ou encore par des participes présents, tels que “statuant”, confirmant », etc. La juridiction est le sujet de la proposition principale dont le ou les verbes se trouvent tout à la fin, dans le dispositif. Les différentes propositions subordonnées sont rythmées par une ponctuation adéquate, soit des virgules ou des points-virgules.

Pour éviter que la lecture d’une décision judiciaire sous cette forme ne conduise à une recherche haletante et quasi désespérée du verbe – généralement plus prompt à s’exprimer dans la langue française –, il faut bien admettre qu’un sérieux conditionnement de l’esprit s’impose. Seuls les praticiens du droit prévoient d’emblée la structure complexe et cheminent sans impatience dans le raisonnement syllogistique. Par contre, à l’oreille du justiciable non initié, cette structure résonne d’une emphase anachronique et certains pourraient y voir l’ambiguë détermination d’une justice qui se complaît dans un langage suranné et un peu hautain »[9].

Qu’en termes élégants, ces choses-là sont dites…

Il faut, en effet, une sérieuse dose de bonne volonté pour ne pas discerner là une volonté délibérée d’être abscons[10].

« Un homme noir et d’habit et de mine, est venu nous laisser jusque dans la cuisine, un papier griffonné d’une telle façon, qu’il faudrait pour le lire être pire que démon », dénonce déjà le Misanthrope[11]au XVIIe siècle…

Certes, pour partie, cette propension à l’usage d’un langage amphigourique s’explique par l’histoire. On peut, en quelque sorte, affirmer que le langage judiciaire est à l’origine de la langue française et qu’il s’en considère comme le gardien[12] : François Ier, Villers-Cotterêts, Racine, Madame de Staal de Launay, Montesquieu, Rousseau, Voltaire, la Révolution française, Napoléon et Cambacérès…

Mais on peut aussi affirmer que l’usage de ces formules ampoulées, de ces expressions latines et de ce jargon peu compréhensible, tout comme d’ailleurs le port d’un costume spécifique et imposant, participe d’une volonté de sacraliser la justice[13]. Comme l’écrit Antoine Garapon, « c’est un langage d’initiés à ceux qui ont payé le droit d’entrée et portent le costume judiciaire. Ce jargon accentue la distance – s’il en était encore besoin ! – entre eux et le public »[14].

Nous sommes à l’essentiel.

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Références

  1. J’adopterai pour cette contribution la distinction préconisée par G. Cornu : le langage est, au sein d’une langue, « la façon particulière dont celle-ci est parlée dans un groupe ou dans un secteur d’activité » (Linguistique juridique, éd. Montchrestien, 2000, n° 5). Rhadamante la critique dans une récente contribution au beau numéro spécial que le Journal des tribunaux a consacré à la langue judiciaire (« Langue du droit et langue courante », J.T., 2013, p. 734), mais ce n’est pas mon propos.
  2. A. Lebrun, Révélation dans la Taïga, Transboréal, 2014
  3. Même si, précisément, pour nos confrères d’outre-Quiévrain, les frais irrépétibles sont précisément ceux qui, pour nous, sont répétibles…
  4. Le mot « normalement » est employé à dessein. Il désigne ici des personnes que l’on pourrait considérer comme normales, parce qu’elles correspondent au format pour lequel nos institutions sont pensées. Déjà en 1977, François-Michel Schroeder propose que les magistrats veillent à être compris au moins par le « justiciable cultivé » (Le nouveau style judiciaire, Paris, Dalloz). Mais il est évident que l’incompréhension renforce considérablement l’exclusion de ceux qui, précisément, ne correspondent pas à ce format.
  5. Et, à nouveau, Vae victis, malheur aux… exclus. Comme l’écrit P. Martens, « il est aisé de faire un Code civil qui soit un chef-d’oeuvre de cohérence et de limpidité quand il s’agit d’arrêter “les règles du jeu dans la paix bourgeoise”, c’est-à-dire d’exclure de sa protection tous ceux qui ne disposent pas d’une “mise” suffisante pour jouer le jeu social : la femme, l’enfant, l’étranger, le dément, le vagabond, l’absent » (Théorie du droit et pensée juridique contemporaine, Bruxelles, Larcier, 2003, p. 196, avec référence à A.J. Arnaud, Essai d’analyse structurale du Code civil français. La règle du jeu dans la paix bourgeoise, Paris, L.G.D.J., 1973, p. 60).
  6. Déjà dans les années 1980, la Commission de modernisation du langage judiciaire s’était attachée à proposer la traduction de certaines de ces expressions : « en équité », pour ex aequo et bono, ou « au-delà de la demande » pour ultra petita, p. ex. (Chr. Matray et L.-M. Henrion, « L’art de la communication : conclure et juger », J.T., 1991, p. 189).
  7. En cogitant, je suppose…
  8. Revoyez l’hilarante scène du « nonobstant » dans Les convoyeurs attendent de Benoît Mariage (1999), avec Benoît Poelvoorde : « Patrick, il a nonobstant là. Ça veut dire quoi, nonobstant ? C’est qu’il a déjà payé, non… » (http://www.dailymotion.com/video/ x6pvqw_les-convoyeurs-attendent-nonobstand_shortfilms ).
  9. Chr. Matray et L.-M. Henrion, « L’art de la communication : conclure et juger », op. cit., p. 185.
  10. Voy. le remarquable exercice de traduction auquel s’est livré, sur ce thème, D. Vandermeersch à l’occasion du 125e anniversaire de la J.L.M.B. : « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement », J.L.M.B., 2013, p. 168. Sur un mode plus comique, voy. aussi le duel improvisé entre Christian Panier (http://gallery.mailchimp.com/d552fd66716b- 81b8fb8f922cc/files/impro_justitia_C._Panier.pdf) et Jules Voisin (http://gallery.mailchimp. com/d552fd66716b81b8fb8f922cc/files/langage.pdf) à l’occasion du spectacle Impro justitia (La Tribune d’AVOCATS.BE, nos 13 et 50).
  11. Molière, Le Misanthrope (1666), acte IV, scène 4.
  12. Voy., sur cette question, Rhadamanthe, « Langue du droit et langue courante », J.T., 2013, p. 734, mais aussi J.-P. Bours, « Langue et langage de l’avocat », J.T., 2013, p. 746, et M. Lenoble-Pinson, « La langue du droit vue par une linguiste », J.T., 2013, p. 764.
  13. Voy. A. Tihon, « Un peu de linguistique générale… et de philosophie », J.L.M.B., 2013, p. 166.
  14. A. Garapon, Bien juger, Odile Jacob, 2001, p. 135.