Alexandre Dumas et le droit (fr)

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.
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Auteur: Me Emmanuel Pierrat
Date : Juin 2017

Claude et Marianne Schopp viennent de livrer la première biographie d’Alexandre Dumas fils – Dumas fils ou l’anti-Œdipe, Phébus - passionnante et érudite, comme l’ensemble du travail de ce grand « Dumafiste ».

Cette publication est aussi l’occasion de parler une nouvelle fois des rapports singuliers d’Alexandre Dumas avec le droit d’auteur.

Le lecteur découvrira en effet dans cette biographie que le père embauche son rejeton, le poussant souvent à écrire en lui indiquant qu’il vendra sous son nom nombre des textes produits.

Le procédé est bien connu chez Alexandre Dumas. Eugène de Mirecourt a d’ailleurs signé, en 1845, ‘'Fabrique de romans, Maison Alexandre Dumas & Cie, qui dénonce les collaborations éclectiques du fameux feuilletoniste. Le pamphlétaire fut poursuivi et condamné à quinze jours de prison et une amende.

Rappelons aussi qu’Auguste Maquet, le « nègre » - vocable du à Mirecourt - principal de Dumas, attaqua en justice le quarteron de génie, dans le but de se faire reconnaître la paternité de nombreux romans. La débâcle de Maquet fut prononcée par la Cour d’appel de Paris en 1859. Ses héritiers essuyèrent une nouvelle déroute en plaidant pour que son nom figure… sur le socle d’une statue à la gloire d’Alexandre le très Grand.

Il ne faut pas se tromper à la lecture de ces décisions judiciaires : elles ont aujourd’hui peu de pertinence juridique.

Car la jurisprudence a, depuis cent cinquante ans, fortement évolué en faveur des Ghost Writers. Elle n’admet plus de nos jours la validité des clauses par lesquelles ils renoncent à voir leur nom figurer sur le livre. Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, le droit au respect du nom, c’est-à-dire cet attribut moral de tout auteur qui lui permet de faire apposer son nom et sa qualité sur chaque reproduction de son œuvre, est en effet incessible. Le rewriter en mal de reconnaissance pourra donc remettre en cause tous les arrangements, et revendiquer la mention de son nom en tant qu’auteur ou coauteur ainsi que le versement d’une rémunération appropriée au succès du livre. De nombreux couauteurs ne s’en sont pas privés ces dernières années, et les éditeurs récalcitrants ont été maintes fois condamnés. Les tribunaux ont même estimé que l’auteur « officiel » du livre ne peut valablement reprocher à son éditeur de faire figurer le nom du Ghost-Writer en qualité de coauteur…

Reste au Ghost Writer belliqueux à prouver son intervention. L’article L. 113-1 du Code de la Propriété Intellectuelle dispose que « la qualité d’auteur appartient, sauf preuve contraire, à celui ou à ceux sous le nom de qui l’œuvre est divulguée. » Il devra donc prouver son rôle dans le processus de création.

Les proches d’un auteur, qui, comme au sein de la famille Dumas, peuvent l’avoir peu ou prou aidé dans son travail, sont ainsi parfois enclins à vouloir apparaître au grand jour. Les héritiers de Julia Daudet, épouse d’Alphonse, tout comme la veuve de Jean Bruce, le créateur d’OSS 117, avaient vainement tenté de faire valoir une revendication de cet ordre. Des rewriters, tout comme des correcteurs ou même des imprimeurs, se sont également vu dénier le titre de coauteur. Mais l’existence de manuscrits à quatre mains, de correspondances (y compris de mails), le versement d’une rémunération et a fortiori la conclusion d’un contrat avec l’éditeur ne pourront que faciliter la tâche de l’écrivain caché qui cherche à sortir de l’ombre par la voie judiciaire.

La seule solution juridiquement sûre consiste bien évidemment à porter, dès le départ, le nom du coauteur sur le livre (au pire sous la formule « avec la collaboration de ») et à le faire bénéficier d’un pourcentage substantiel sur les ventes.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur les rapports des deux Dumas avec la censure, eux qui furent tous deux des dramaturges, le théâtre ayant été la cible privilégiée des interdictions du Second Empire.

Contentons-nous de citer in extenso la savoureuse lettre d’Alexandre Dumas (à qui l’on attribua même un temps Le Roman de Violette, le très agréable récit érotique de la marquise de Mannoury d’Ectot) adressée à Napoléon III, datée du 10 août 1864 :
« Sire,
Il y avait en 1830, et il y a encore aujourd'hui, trois hommes à la tête de la littérature française. Ces trois hommes sont : Victor Hugo, Lamartine et moi. Victor Hugo est proscrit, Lamartine est ruiné. On ne peut me proscrire comme Hugo : rien dans mes écrits, dans ma vie ou dans mes paroles ne donne prise à la proscription. Mais on peut me ruiner comme Lamartine, et, en effet, on me ruine. Je ne sais quelle malveillance anime la censure contre moi. J'ai écrit et publié douze cents volumes. Ce n'est pas à moi de les apprécier au point de vue littéraire. Traduits dans toutes les langues, ils ont été aussi loin que la vapeur a pu les porter. Quoique je sois le moins digne des trois, ils m'ont fait, dans les cinq parties du monde, le plus populaire des trois, peut-être parce que l'un est un penseur, l'autre un rêveur, et que je ne suis, moi, qu'un vulgarisateur.

De ces douze cents volumes, il n'en est pas un qu'on ne puisse laisser lire à un ouvrier du faubourg Saint-Antoine, le plus républicain, ou à une jeune fille du faubourg Saint-Germain, le plus pudique de tous nos faubourgs. Eh bien, sire, aux yeux de la censure, je suis l'homme le plus immoral qui existe.

La censure a successivement arrêté depuis douze ans : Isaac Laquedem, vendu quatre-vingt mille francs au Constitutionnel ; La Tour de Nesle, après huit cents représentations (le veto a duré sept ans) ; Angèle, après trois cents représentations (le veto a duré six ans). Antony, après trois cent cinquante représentations (le veto a duré six ans) ; la Jeunesse de Louis XIV, qui n'a jamais été jouée et qu'on allait jouer au Théâtre-Français ; la Jeunesse de Louis XV, reçue au même théâtre.

Aujourd'hui, la censure arrête Les Mohicans de Paris, qui allait être joués samedi prochain. Elle va probablement arrêter aussi, sous des prétextes plus ou moins spécieux, Olympe de Clèves et Balsamo, que j'écris en ce moment. Je ne me plains pas plus pour Les Mohicans de Paris que pour les autres drames ; seulement je fais observer à Votre Majesté que pendant les trois ans de Restauration de Charles X, pendant les dix-huit ans de règne de Louis-Philippe, je n'ai jamais eu une pièce ni arrêtée ni suspendue, et j'ajoute, toujours pour Votre Majesté seule, qu'il me paraît injuste de faire perdre plus d'un demi-million à un seul auteur dramatique, lorsqu'on encourage et que l'on soutient tant de gens qui ne méritent pas ce nom. J'en appelle donc, pour la première fois et probablement pour la dernière, au prince dont j'ai eu l'honneur de serrer la main à Arenenberg, à Ham et à l'Élysée, et qui, m'ayant trouvé comme prosélyte dévoué sur le chemin de l'exil et sur celui de la prison, ne m'a jamais trouvé comme solliciteur sur celui de l'Empire. »

Lisez tout Claude et Marianne Schopp, à défaut de trouver le temps de lire tout Dumas père et fis ; et vous en apprendrez davantage encore, notamment sur les liens complexes entre la littérature et la justice !