Bestwater: Ordonnance de la CJUE concernant les liens sur internet (eu)

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Article publié sur la blog ip News
Auteur : Fabien Roques, Étudiant en Droit des créations numériques à l’Université Paris-Sud


Mots clefs : CJUE, Cour de Justice de l'Union européenne, affaire Svensson, Société Bestwater, lien pirates,


La récente ordonnance de la CJUE (Cour de Justice de l’Union Européenne)[1], relative à une question de liens pointant vers une vidéo hébergée sur Youtube sans l’accord de ses ayants droit, est l’occasion de revenir sur l’appréhension des liens pirates par la jurisprudence européenne.


Introduction

La société BestWater avait fait réaliser pour son compte une vidéo de présentation de son activité, dont elle était titulaire exclusive des droits de Propriété Intellectuelle. Dans des circonstances plutôt floues, ladite vidéo se retrouve postée sur Youtube, sans l’autorisation de la société, à en croire cette dernière. Suite à cela, elle est reprise par le biais de liens « embed » sur les sites respectifs de deux agents commerciaux d’une société concurrente. Pour rappel, de tels liens utilisent la technique du « framing » et permettent de simuler l’intégration directe d’un contenu sur une page web alors que cette dernière se contente d’afficher, dans un cadre prévu à cet effet, des éléments hébergés sur une page tierce.

La société à l’origine de la vidéo, voyant là une violation de ses droits exclusifs, intente alors une action à l’encontre de ces deux agents, visant à faire cesser cette diffusion via les liens en question, et à obtenir un dédommagement en raison du préjudice subi. L’affaire fait l’objet d’un appel, puis d’un recours devant la Cour fédérale de justice allemande, qui décide de surseoir à statuer en saisissant la Cour de Justice de l’Union Européenne, lui posant la question préjudicielle suivante :
«Le fait que l’œuvre d’un tiers mise à la disposition du public sur un site Internet soit insérée sur un autre site Internet dans des conditions telles que celles en cause au principal peut-il être qualifié de ‘communication au public’, au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29, même lorsque l’œuvre en question n’est ni transmise à un public nouveau ni communiquée suivant un mode technique spécifique différent de celui de la communication d’origine ? »


Un rappel en bonne et due forme de l'arrêt Svensson

La question étant très similaire à celle posée dans le cadre de la célèbre affaire Svensson, précédemment traitée par la CJUE le 13 février 2014 [2] [3], la Cour a fait le choix d’y répondre par la voie simplifiée de l’ordonnance. Ce choix est mentionné au point n°12 de l’ordonnance BestWater, et justifié par la similitude évidente du cas d’espèce avec l’affaire Svensson, qui permet à la Cour de traiter la question de droit en renvoyant directement à sa jurisprudence antérieure sans établir de nouveau l’intégralité du raisonnement.

L’arrêt Svensson avait permis de légitimer la création, sur une page web, de liens vers un contenu librement mis à disposition sur Internet avec l’autorisation des ayants droit. La Cour avait considéré que dès lors qu’il n’y avait pas de modification du procédé technique de communication, ni de nouveau public touché par rapport à la diffusion initiale autorisée par les ayants droit, il n’y avait pas lieu de qualifier ces actes de « communication au public » au sens de l’article 3 de la directive 2001/29 [4], ce qui excluait de facto toute condamnation au titre du droit d’auteur.

La CJUE, dans la présente ordonnance, va alors tout simplement suivre ce raisonnement, repris dans la question préjudicielle, et consistant dans l’étude de ces deux critères alternatifs pour étudier la qualification d’une « communication au public ». La Cour rappelle, par analogie avec l’arrêt Svensson, que lorsque la communication initiale de l’œuvre ainsi que sa reprise par un lien sont toutes deux réalisées sur Internet, le premier critère relatif à la rupture du procédé technique n’est pas rempli, nécessitant alors d’étudier si un nouveau public est touché par ces liens. La Cour précise ensuite que dès lors que l’œuvre aurait été initialement mise librement à disposition sur Internet avec l’autorisation des ayants droit, le public constitué par l’ensemble des internautes aurait déjà été envisagé par les ayants droit. Ceci exclurait toute qualification d’un « nouveau public » lors de la création de liens sur Internet pointant vers l’œuvre. La Cour ajoute à ce titre que la solution n’est pas influencée par le type de lien utilisé, ce raisonnement s’appliquant tout autant au « framing » qu’aux simples liens hypertextes.

L’attendu final reprend les termes de la question préjudicielle qui cite elle-même ces deux critères, et répond à la juridiction allemande que la création de liens vers une œuvre antérieurement mise librement à disposition sur internet ne constitue pas une « communication au public » dès lors qu’elle n’est « ni transmise à un public nouveau ni communiquée suivant un mode technique spécifique, différent de celui de la communication d’origine. » (Ordonnance BestWater, §19).


Pas de révolution concernant les liens pirates

Si la solution peut sembler légitimer la création des liens dont il était question en l’espèce, ce n’est pourtant pas le cas, la Cour se bornant à répondre à la question de Droit qui lui était posée. La CJUE n’opère pas pour autant de revirement par rapport à l’arrêt Svensson; le recours à la voie de l’ordonnance étant une preuve supplémentaire de la constance de la solution au regard de la jurisprudence antérieure. Il est ainsi essentiel de relever que la CJUE, toujours en conformité avec cette jurisprudence (la CJUE énonçait déjà dans l’arrêt Svensson: « un public nouveau, c’est-à-dire à un public n’ayant pas été pris en compte par les titulaires du droit d’auteur, lorsqu’ils ont autorisé la communication initiale au public »), pose clairement une réserve relative à l’autorisation de la diffusion initiale de l’œuvre par les ayants droit, condition nécessaire à l’absence de « nouveau public » (voy. les points n°14 et n°18 de l’ordonnance) lors de la création d’un lien. Cette réserve n’apparait que dans la réflexion préalable à l’attendu final, s’agissant d’un élément de définition de la notion de « nouveau public », mais doit pourtant être prise en compte dans le cadre de l’application de la réponse de la CJUE au cas d’espèce.

La circonstance de fait relative à l’absence d’autorisation, par la société BestWater, de la mise à disposition initiale de la vidéo sur Youtube devra être appréciée par la juridiction de renvoi, à la lumière de la décision de la CJUE et notamment de cette réserve, qui constitue la clé de la réflexion malgré sa visibilité limitée. On peut donc penser que la Cour fédérale allemande en déduise que les liens « embed » créés par les agents commerciaux constituent une communication de l’œuvre à un public nouveau, nécessitant l’autorisation des ayants droit, dès lors que ces derniers n’avaient en aucun cas autorisé la diffusion préalable de la vidéo sur Internet.

Cette ordonnance a le mérite de confirmer le raisonnement établi dans le cadre de l’arrêt Svensson, renforçant ainsi la sécurité juridique autour des conditions de création de liens vers des œuvres sur Internet. Les ayants droit pourront ainsi être rassurés de savoir que la CJUE ne légitime toujours pas la création de liens vers des contenus pirates.


Des doutes persistants quant à la conformités au droit international

Malgré le pragmatisme de la solution au regard du fonctionnement d’Internet et des enjeux relatifs aux liens pirates, ce raisonnement, déjà exprimé par l’arrêt Svensson, pose tout de même certaines questions non résolues jusqu’à présent en termes de conformité avec les conventions internationales antérieures.

La CJUE fonde son interprétation sur les termes de la directive 2001/29, elle-même soumise à des textes internationaux. La Convention de Berne, notamment, prévoit en son article 20 la possibilité pour ses États parties, de conclure entre eux des accords relatifs à la Propriété Intellectuelle, sous réserve que ceux-ci accordent «  des droits plus étendus que ceux accordés par la Convention », c’est-à-dire au-delà des droits minimums prévus par la Convention, mais pas en deçà.

Comme le relève le professeur Valérie Laure Benabou sur son blog [5], la CJUE énonçait expressément sa volonté, par l’arrêt Svensson, de limiter cette possibilité offertes aux États membres de la Convention, en imposant son interprétation des textes aux États de l’Union, évitant ainsi les disparités d’appréciation de la directive 2001/29 et permettant de se conformer à l’objectif général d’harmonisation communautaire. Or, la CJUE, en figeant cette interprétation commune de la directive, a progressivement posé plusieurs conditions à l’application des droits exclusifs portant sur les œuvres, qui constituent des limites externes du droit d’auteur. Ces conditions n’étant pas prévues par la Convention de Berne, elles ne vont pas seulement harmoniser le droit d’auteur à l’échelle de l’Union européenne mais aussi et surtout entraîner un nivellement des droits par le bas, qui semble ronger la protection minimum en principe garantie par la Convention de Berne. C’est l’objet de ce vieux débat relatif à l’opposition entre l’objectif d’harmonisation communautaire et la protection étendue accordée par les conventions internationales.

À ce sujet, pour André R. Bertrand, «on ne saurait donc de ce fait « interpréter » ces conventions en France d’une manière plus favorable aux auteurs, car en ce faisant on viole le principe d’harmonisation qui sous-tend l’ensemble du droit communautaire. En d’autres termes, on ne saurait utiliser les dispositions des conventions internationales pour contourner le principe général pour ne pas dire fondamental d’harmonisation qui est à la base de tout le droit communautaire. » (Dalloz action droit d’auteur, 2010, §101.48).

Si le raisonnement de la Cour venait à se confirmer, cela ouvrirait la possibilité pour des États tiers à l’Union européenne, d’entamer des procédures visant à contraindre la CJUE à revoir sa position. La Convention de Berne ne contenant pas de mesures contraignantes de règlement des conflits, il conviendra alors de se tourner vers l’Accord sur les Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce (ADPIC) [6], reprenant la Convention précitée, et renvoyant aux articles XXII et XXIII du General Agreement on Tariffs and Trade (GATT) [7], qui institue une procédure de règlement à l’amiable des conflits, pouvant potentiellement déboucher sur la suspension partielle des droits accordés aux États semblant aller à l’encontre des textes internationaux en question.

L’avenir dira si le compromis trouvé par la CJUE entre droits de Propriété Intellectuelle et liberté de communication, dans le cadre de l’objectif d’harmonisation communautaire, satisfait suffisamment l’ensemble des intérêts en jeu pour éviter sa contestation sur le plan international. Dans le cas contraire, une remise en cause de l’ensemble de la jurisprudence de la CJUE consistant à poser des critères restrictifs de mise en œuvre des droits de propriété intellectuelle aurait de lourdes conséquences. C’est la légitimité de l’Union à faire primer l’harmonisation européenne sur ses engagements internationaux qui est ici en jeu.

Références


Voir aussi

« Erreur d’expression : opérateur / inattendu. » n’est pas un nombre.

« Erreur d’expression : opérateur / inattendu. » n’est pas un nombre.