De (Nick) Conrad à Courbet, une censure numérique à double vitesse (fr)

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.
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Auteur : Emmanuel Pierrat, Avocat au barreau de Paris
Date Octobre 2018




Chez les géants du net, les rapports à la morale et donc à la censure sont souvent à double vitesse. Le cas affligeant du rappeur Nick Conrad en atteste. Tout comme le rôle des GAFA en Chine et la propension de Facebook à éradiquer les chefs-d’œuvre qui ont pour seul tort d’être dévêtus.

Ces applications et ces sites que nous utilisons quotidiennement, des moteurs de recherche aux réseaux sociaux, sont américains. Or, le premier amendement de leur Constitution pose le principe d’une liberté d’expression absolue, dénommée en v. o. le « freedom of speech ». Les juges de la Cour suprême ont ainsi, en 1969, permis la diffusion des discours d’un membre du Ku Klux Klan, dans lequel il appelait à des « revanches » contre les juifs et les Afro-Américains. On comprend mieux, dès lors pourquoi les rimes de Nick Conrad n’ont suscité de réaction ni des algorithmes ni de éventuels humains chargés de la surveillance de Youtube.

Nick Conrad invoque maintenant, pour se défendre, le second degré, l’humour, la liberté artistique…

Las, c’est cette même artistique que les GAFA ne comprennent en général pas. Début 2011, le compte Facebook d’un citoyen français, a été supprimé car ce professeur des écoles y avait posté une reproduction de L’Origine du monde, la célèbre toile de Gustave Courbet, exposée au Musée d’Orsay.

La même mésaventure est arrivée, fin 2017, à la Vénus de Willendorf, un chef d’œuvre du Paléolithique. En présentant ses excuses, après deux mois, Facebook a tenu alors à rappeler que sa « politique en matière de publicité » ne permet ni la nudité ni… la nudité suggérée.

En mars 2018, c’est au tour de La Liberté guidant le peuple, le magnifique tableau de Delacroix d’être censuré sur Facebook - comme c’est le cas en Turquie, depuis 2006, dans les manuels scolaires.

Ce sont donc aussi des critères moraux, et non pas seulement de droit américain, qui sont à la manœuvre.

Les géants des réseaux sociaux ambitionnent en effet de dominer tous les marchés mondiaux ; et donc d’être regardables dans la très catholique Pologne ou la pieuse Arabie Saoudite. La pudibonderie ambiante frappe ainsi l’histoire de l’art, mais aussi les sites liés à des publications médicales qui expliquent aux femmes, images à l’appui, comment procéder à une palpation mammaire dans le but de détecter les tumeurs du sein. Rappelons aussi qu’aucune chaîne de télévision américaine n’a osé montrer, en 2015, la une du numéro Charlie hebdo renaissant du carnage, et ce de peur d’offenser son public.

Le plus saisissant demeure encore l’attitude de ces grandes sociétés à l’assaut du gâteau chinois. Microsoft et Yahoo coopèrent avec les autorités chinoises, recensant les mots clés problématiques tels que « démocratie » ou encore « liberté ». Et Google, qui a donné sans difficulté la parole à Nick Conrad durant des mois, envisage d’y retourner, au prix des concessions qu’on imagine.

En France, le pays - ne lui en déplaise - de Nick Conrad, la députée Laetitia Avia, l’enseignant et écrivain Karim Amellal et Gil Taieb, vice-président du CRIF, viennent, le 20 septembre dernier, de remettre au Premier Ministre un pertinent rapport destiné à « Renforcer la lutte contre le racisme et l’antisémitisme sur Internet » qui envisage d’encadrer plus sévèrement les géants du net.

Plutôt que de s’en prendre aux fake news en instaurant une nouvelle loi de censure, Emmanuel Macron devait plutôt convoquer les rois des nouvelles technologies, dont il se dit l’ami, afin qu’ils ne s’affranchissent plus des lois républicaines en diffusant des messages de haine, tout en nous imposant une morale aux parfums de dollars et de puritanisme.