L’Allemagne juge le négationnisme, commentaire sur l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme du 3 octobre 2019 (fr)

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Auteur : Daniel Kuri
Maître de Conférences de Droit Privé, Université de Limoges (O.M.I.J.)
Février 2020


Décidément, l’Allemagne est au cœur de nos préoccupations.


Après avoir envisagé comment l’Allemagne finissait de juger le nazisme – la mort ayant été plus rapide que la justice dans l’affaire Münter [1] – , le présent arrêt de la cinquième chambre de la Cour européenne des droits de l’Homme nous donne l’occasion de voir de quelle manière le négationnisme [2] est appréhendé outre Rhin (I) et de quelle façon cette analyse est confirmée par les juges européens (II).


L’appréhension du négationnisme par les juges allemands

Les juges allemands ont appréhendé le négationnisme au travers de l’affaire suivante que l’on peut brièvement présenter.


M. Pastörs, député régional allemand, avait été condamné en Allemagne pour avoir nié l’Holocauste au cours d’un discours devant le Parlement régional.


Le 28 janvier 2010, c’est-à-dire le lendemain de la journée de commémoration de l’Holocauste, M. Pastörs, alors député au Parlement régional du Land de Mecklembourg-Poméranie-Occidentale, prononça un discours dans lequel il déclara que « le soi-disant Holocauste est utilisé à des fins politiques et commerciales ».


Il évoqua également un « barrage de critiques et de mensonges propagandistes » et des « extrapolations sur Auschwitz ».


Le 16 août 2012, un tribunal de district siégeant en une formation composée de la juge Y et de deux juges non professionnels le reconnut coupable de violation de la mémoire des morts et de diffamation intentionnelle du peuple juif.


Le 25 mars 2013, le tribunal régional rejeta, pour défaut de fondement, l’appel formé par le requérant contre sa condamnation.


Après examen du discours dans son intégralité, le tribunal conclut que M. Pastörs avait utilisé des termes qui s’analysaient en un déni de l’extermination de masse à caractère raciste qui avait été menée de manière systématique contre les Juifs à Auschwitz pendant le Troisième Reich.


Le tribunal souligna, également, que le requérant ne pouvait invoquer son droit à la liberté d’expression relativement à des propos négationnistes.


Il ajouta, enfin, que le requérant ne pouvait plus se prévaloir de l’immunité de poursuites, le Parlement l’ayant révoqué en février 2012.


A la suite de cette décision, M. Pastörs introduisit, le 25 mars 2013, un recours sur des points de droit devant la cour d’appel de Rostock.


Apprenant que l’un des juges qui faisait partie du collège de la cour d’appel chargé de connaître de son affaire était l’époux de la juge Y, qui l’avait condamné en première instance, il mit alors en doute l’impartialité du juge X.


Le 16 août 2013, le collège de la cour d’appel composé de trois juges, dont le juge X, rejeta le recours de M. Pastörs au motif, en particulier, que le fait que les juges X et Y soient mariés ne pouvait en soi justifier des craintes quant à leur impartialité.


Par la même décision, le collège identique de la cour d’appel de Rostock débouta le requérant pour défaut de fondement dans ses prétentions [3] .


M. Pastörs saisit alors la cour d’appel de Rostock d’une nouvelle demande de récusation pour manque d’impartialité à l’encontre non seulement du juge X mais aussi des deux autres juges qui avaient siégé avec lui.


Le 14 novembre 2013, un nouveau collège de la cour d’appel, composé de trois juges n’ayant aucun lien avec les procédures antérieures, rejeta sa demande au fond.


Enfin, la Cour constitutionnelle fédérale rejeta son recours constitutionnel le 5 juin 2014.


M. Pastörs fit alors une requête devant la Cour européenne des droits de l’Homme le 30 juillet 2014.


Invoquant l’article 10 (liberté d’expression) et l’article 6 § 1 (droit à un procès équitable) de la Convention européenne des droits de l’Homme, M. Pastörs se plaignait de sa condamnation pour les propos qu’il avait tenus devant le Parlement.


Il contestait, aussi, le manque d’équité de la procédure.


Il alléguait, à cet égard, que l’un des juges siégeant à la cour d’appel était l’époux de la juge qui l’avait condamné en première instance et qu’il ne pouvait donc faire preuve d’impartialité.


La Cour va totalement confirmer – à l’unanimité de ses juges – l’analyse des juges allemands en ce qui concerne le négationnisme.


Elle est, en revanche, plus partagée s’agissant du respect dans la présente affaire d’un procès équitable, la majorité des juges européens considérant cependant que les règles du procès équitable ont été respectées par les juges allemands.

La confirmation totale par les juges européens de l’analyse des juges allemands concernant le négationnisme

La Cour va examiner successivement la prétendue violation de l’article 10 et de l’article 6 de la Convention en considérant que ni l’article 10 (A), ni l’article 6 § 1 (B), n’ont été violé par l’Allemagne.


La non-violation de l’article 10 de la Convention relatif à la liberté d’expression

Comme elle l’a déjà fait dans d’autres affaires de négation de l’Holocauste ou de déclarations relatives à des crimes nazis [4] , la Cour examine le recours introduit par M. Pastörs sous l’angle de l’article 10 et de l’article 17 (interdiction de l’abus de droits) - § 36 -.


Elle rappelle, à cet égard, que l’article 17 ne s’applique qu’à titre exceptionnel et ne doit être employé dans des affaires relatives à la liberté d’expression que s’il est tout à fait clair que par les propos incriminés, le requérant entendait faire usage de la protection offerte par l’article 10 à des fins manifestement contraires à la Convention (§ 37) [5] .


La Cour observe, par ailleurs, que les juridictions internes ont procédé à un examen approfondi des propos tenus par M. Pastörs, et elle souscrit à leur appréciation des faits.


En particulier, elle ne peut admettre l’allégation du requérant selon laquelle les juridictions internes ont sélectionné abusivement, aux fins de leur examen, seuls quelques courts extraits de son discours.


En effet, selon la Cour, les juridictions internes ont examiné le discours dans son intégralité et ont conclu qu’une part importante de celui-ci ne posait aucun problème au regard du droit pénal.


Cependant, la Cour relève que d’autres déclarations n’ont permis ni de dissimuler, ni d’étouffer les propos négationnistes avérés du requérant. La Cour rappelle, à ce sujet, que le tribunal régional avait dit que les propos litigieux de l’intéressé avaient été instillés dans son discours comme « du poison dans un verre d’eau, dans l’espoir que leur présence ne serait pas détectée immédiatement (§ 43).


La Cour insiste, également, sur le fait que le requérant avait prévu son discours à l’avance, choisissant ses mots délibérément et ayant recours à la dissimulation pour faire passer son message, à savoir des propos négationnistes avérés exprimant du dédain à l’égard des victimes de l’Holocauste et allant à l’encontre de faits historiques établis.


C’est, d’ailleurs, pour les juges européens, dans ce contexte que l’article 17 trouve à s’appliquer dans la mesure où le requérant a cherché à utiliser son droit à la liberté d’expression pour promouvoir des idées contraires à la lettre et à l’esprit de la Convention.


Enfin, la Cour souligne que si une atteinte au droit à la liberté d’expression relativement à des déclarations formulées dans l’enceinte d’un Parlement mérite un examen approfondi, les déclarations en cause ne méritent guère, voire pas, de protection lorsqu’elles s’inscrivent dans un contexte contraire aux valeurs démocratiques du système de la Convention (§ 46).


Ainsi, la Cour considère que M. Pastörs a proféré des mensonges intentionnellement dans le but de diffamer les Juifs et la persécution dont ils furent victimes. Les juges ajoutent que l’examen de l’ingérence dans l’exercice des droits du requérant doit également tenir compte de la responsabilité morale particulière qu’ont les États ayant été le théâtre des horreurs commises par le régime nazi de s’en distancier (§ 48).


En conséquence, selon la Cour, la réponse des tribunaux, c’est-à-dire la condamnation, était donc proportionnée au but poursuivi et « nécessaire dans une société démocratique ». La Cour ne constate aucune apparence de violation de l’article 10 et rejette donc le grief pour défaut manifeste de fondement (§ 49).


Dans le dispositif de son arrêt, la Cour déclare donc « À l’unanimité, que le grief du requérant tiré de l’article 10 (liberté d’expression) est manifestement mal fondé et doit être rejeté ».


Outre ce constat de non-violation de l’article 10, la Cour va également considérer qu’il n’y a pas non plus de violation de l’article 6 § 1 relatif au procès équitable.


La non-violation de l’article 6 § 1 de la Convention relatif au droit à un procès équitable

Ainsi, s’agissant de la question de l’impartialité des juges, la Cour rappelle qu’elle a adoptée une double démarche, à la fois subjective et objective.


Elle souligne qu’elle tient compte, dans son approche subjective, de la conviction personnelle et du comportement du juge.


Et, que dans son approche objective, elle va rechercher si certains faits vérifiables, tels des liens entre le juge en question et des personnes concernées par le procès, permettent de douter de son impartialité (§ 55).


Concernant la présente affaire, la Cour estime que même s’ils siégeaient à des degrés de juridiction non consécutifs, le fait que deux juges mariés, Y et X, aient été amenés à connaître de l’affaire peut faire naître des doutes quant à l’impartialité du juge X (§ 61).


Elle considère, également, qu’il est difficile de comprendre comment la demande de récusation pour cause de partialité a pu être rejetée pour irrecevabilité lors de son premier examen par un collège de la cour d’appel dont le juge X faisait partie (§ 63) [6].


Néanmoins, les juges européens pensent qu’il a été remédié à ce problème grâce à l’examen, par trois juges n’ayant aucun lien avec l’affaire, de la demande de récusation pour cause de partialité qui visait tous les membres du collège initial de la cour d’appel (§ 64) [7].


En outre, selon la Cour, le requérant n’a fourni aucun élément concret tendant à expliquer en quoi un juge professionnel marié à un autre juge professionnel ferait preuve d’un manque d’impartialité lorsqu’il est amené à statuer sur une même affaire à un degré de juridiction différent (§ 68).


En conséquence, selon les magistrats strasbourgeois, rien ne permettait objectivement de douter de l’impartialité de la cour d’appel.


Il n’y a donc pas eu de violation de l’article 6 § 1 (§ 69).


Dans le dispositif de son arrêt, la Cour décide « Par quatre voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 (droit à un procès équitable) de la Convention européenne des droits de l’Homme ».


Disons le d’emblée, cette partie de l’arrêt nous convainc beaucoup moins que celle où les juges se prononcent contre le négationnisme en considérant que celui-ci ne peut bénéficier de la protection de la Convention européenne des droits de l’Homme.


La Cour pose en effet une quasi présomption d’impartialité à propos des juges-époux appelés à statuer sur la même affaire à des degrés de juridictions différents.


Elle consacre une sorte de dualité entre les fonctions de juges et le statut matrimonial.


En vérité, le requérant se voit reprocher de ne pas avoir pu prouver ce qui est, en l’espèce, impossible à prouver, sauf à s’immiscer cette fois dans le lien conjugal et la vie privée des époux juges ou avoir les aveux de ces derniers.


En définitive, la Cour nous semble très exigeante pour admettre la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.


Eu égard à cette analyse, on peut comprendre que les juges minoritaires aient pu avoir des doutes légitimes sur l’impartialité d’un des juges de la cour d’appel chargés de connaître de l’affaire .


En tout cas, ce verdict serré est le signe que cette question fait l’objet de débats au sein de la Cour.


C’est également une invitation à une meilleure organisation de la Justice en Allemagne ou ailleurs…


Il n’empêche que cet arrêt de la cinquième chambre de la Cour européenne des droits de l’Homme est devenu « définitif » le 3 janvier 2020.


La Cour consacre de la sorte le rejet par l’Allemagne du négationnisme.



Notes

  1. 1 L’Allemagne finit de juger le nazisme, suite : la fin de l’affaire Münter (de) ; L’Allemagne finit de juger le nazisme, suite : l’affaire Münter,https://www.unilim.fr/iirco/2019/09/17/lallemagne-finit-de-juger-lenazisme-suite-laffaire-munter/
  2. 2 On rappellera une nouvelle fois que le « négationnisme » est un néologisme créé par H. Rousso en 1987 pour dénoncer l’amalgame fait par certains individus entre la révision qui fonde la libre recherche en histoire et l’idéologie consistant à nier ou minimiser de façon caricaturale l’Holocauste. Ces personnes s’intitulaient en effet elles-mêmes «  historiens révisionnistes » et n’avaient pas hésité à appeler une de leur principale revue : « La révision ». Cependant, avant d’être identifié comme tel, le « négationnisme » existait dans le corpus idéologique d’une partie de l’extrême droite collaboratrice sur la base paradoxale d’un antisémitisme viscéral. Ainsi, L. Darquier de Pellepoix, ancien Commissaire général aux questions juives de Vichy, affirmait, en 1978, dans L’Express : « Je vais vous dire, moi, ce qui s’est exactement passé à Auschwitz. On a gazé. Oui, c’est vrai. Mais on a gazé les poux. »
  3. 3 Curieusement, le communiqué de presse du Greffier de la Cour, en date du 3 octobre 2019, laisse entendre que c’est après avoir été débouté de son action que M. Pastörs mit en en cause l’impartialité du juge X alors que la Cour souligne dans son arrêt en anglais (§ 19 et 20) que le requérant avait fait conjointement ses demandes qui avaient d’ailleurs fait l’objet d’une même décision rendue par la cour d’appel de Rostock le 16 août 2013.
  4. 4 La Cour cite à ce propos sa jurisprudence la plus récente, Cour EDH, décision 8 janvier 2019, Williamson c/ Allemagne, Req. n° 64496/17, ayant rejeté la requête d’un évêque négationniste condamné en Allemagne. Elle rappelle également un arrêt remarqué et médiatisé de la Grande chambre, Cour EDH, arrêt 15 octobre 2015, Perinçek c/ Suisse, § 209 à 212, Req. n° 27510/08. Voir sur cet arrêt, notre article, « La question du génocide des Arméniens à l’épreuve de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’Homme », commentaire sur l’arrêt Perinçek c/ Suisse du 15 octobre 2015 (fr) [1]
  5. 5 La Cour se réfère une nouvelle fois à l’affaire Perinçek c/ Suisse, § 114.
  6. 6 Décision de la cour d’appel de Rostock du 16 août 2013.
  7. 7 Décision de la cour d’appel de Rostock du 14 novembre 2013.