L’affaire Fillon : l’article 432-15 ou l’éternel affrontement du droit et de la moral (fr)

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Auteur : Me Sahand Saber, avocat au barreau de Paris
Date : Mars 2017



Outre le tumulte provoqué par l’affaire Fillon au sein de la classe politique et chez les citoyens, la presse et les médias n’ont pas manqué de relayer l’intense débat qui agite la grande famille du droit français, où avocats, magistrats et professeurs de droit rivalisent de démonstration pour convaincre, dans un camp et dans l’autre, du bien-fondé ou non des poursuites engagées.


Au centre du débat, l’applicabilité aux parlementaires des dispositions de l’article 432-15 du Code pénal : « Le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public, un comptable public, un dépositaire public ou l’un de ses subordonnés, de détruire, détourner ou soustraire un acte ou un titre, ou des fonds publics ou privés, ou effets, pièces ou titres en tenant lieu, ou tout autre objet qui lui a été remis en raison de ses fonctions ou de sa mission, est puni de dix ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende. »


Pour Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, les dispositions de l’article 432-15 du Code pénal s’appliquent pleinement : l’autorité publique est confiée par les citoyens à leurs représentants élus, qualifiant alors ces derniers de « personnes dépositaires de l’autorité publique ». Il soutient également que ces mêmes représentants élus peuvent être qualifiés de « personnes chargés d’une mission de service public », dès lors qu’il leur incombe de voter les lois et préserver, par ce biais, l’ordre public.


En face, la défense de François Fillon soutient le contraire : les parlementaires ne seraient ni des personnes dépositaires de l’autorité publique, ni des personnes chargées d’une mission de service public. Si aucune décision judiciaire n’a jusqu’à présent exclut la possibilité de condamner un parlementaire pour détournement de fonds publics commis en telle qualité, aucune décision ne l’a inversement prévu pour autant.


Cette situation porte un nom : le « vide juridique ».


En pareilles circonstances, les thèses développées par les philosophes américains Herbert Hart et Ronald Dworkin s’opposent sur l’attitude que doivent adopter les juges.


Le premier se réfère au concept de « règle de reconnaissance » qu’il a développé comme pierre angulaire de la réflexion dans les rapports qu’entretiennent le droit et la morale. Cette règle fixant la frontière entre le droit et la morale, l’apparition d’un vide juridique face auquel le juge doit néanmoins trancher fait de ce dernier un législateur qui crée le droit pour une situation que la loi n’avait jusqu’alors jamais prévue.


Pour Herbert Hart donc, le parlementaire ne serait ni dépositaire de l’autorité publique ni chargée d’une mission de service public et les dispositions de l’article 432-15 du Code pénal ne s’appliqueraient pas aux faits reprochés à François Fillon. Si les juges français retenaient lesdites dispositions contre l’ancien premier ministre, il se comporteraient alors en législateurs, non plus en juges.


Le second dénonce à l’inverse le concept même de vide juridique, considérant que l’absence d’une règle claire et utile au juge dans l’accomplissement de sa mission ne suscite aucune difficulté, dès lors qu’un système juridique procède de principes moraux qui eux-mêmes fondent une communauté humaine. Le droit ne peut donc être lacunaire : le juge qui peine à juger faute de règle clairement identifiable doit alors s’en remettre à ces principes moraux.


Pour Ronald Dworkin ainsi, les débats de juristes concernant les dispositions de l’article 432-15 seraient inutiles : le parlementaire serait bien une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public et les dispositions de l’article 432-15 du Code pénal trouveraient application dans l’affaire Fillon, morale oblige.


Après la vision théorique, la vision pratique.


La défense de François Fillon invoquera toujours l’inapplicabilité des dispositions de l’article 432-15 du Code pénal, et pour cause : l’avocat prête serment de prêter son concours à la justice pour assurer au justiciable qu’il assiste le meilleur traitement judiciaire. Le vide juridique doit donc profiter au mis en cause, faisant ainsi écho à un principe fondateur du droit dans la République : « la loi pénale est d’application stricte ». La fragilité du fondement juridique ne saurait admettre la culpabilité et donc la condamnation du mis en cause.


L’accusation, en revanche, se dispensera de réfléchir à la lumière des grands principes. La morale réside pour elle dans la poursuite d’une pratique qui suscite le mécontentement, comme pour Emile Durkheim qui disait « qu’un acte est criminel quand il offense les états forts et définis de la conscience collective ». Au-delà de la morale donc, c’est le choc subi par la conscience collective, plus que la pertinence de la qualification juridique, qui peut avoir motivé les poursuites contre l’ancien premier ministre. La morale dirigerait ici le droit, comme chez le Doyen Georges Ripert pour qui « [...] quand la règle morale n’arrive pas à prendre figure juridique, nous la voyons parfois errer aux frontières du droit, demander qu’on la considère au moins sous la forme décolorée d’une obligation naturelle, et ce n’est pas un aspect moins curieux de la vie juridique que celui ces fantômes d’obligations non obligatoires dont les esprits trop logiques s’accommodent mal ».

Si les pratiques de la famille Fillon sont désagréables aux citoyens appelés au nom de valeurs chrétiennes et morales, l’actuel débat juridique oppose en réalité deux conceptions que les professionnels de la justice connaissent bien : celle d’une justice indifférente à la morale et soucieuse du seul droit contre celle d’une justice qui entend dire le droit, même là où il n’existe pas, par crainte d’être accusée de ne pas remplir sa tâche.


Tout cela dit, s’il est dans cette affaire un vrai problème moral qui heurte de plein fouet le droit, c’est bien celui d’une justice qui se fonde sur les seules révélations de la presse pour initier des poursuites.


Sans vouloir remettre en cause le rôle de la presse comme garde-fou de la démocratie, la publication de révélations ne peut que nécessairement obéir à une logique accusatrice : des éléments exclusivement à charge sont publiés (sinon on ne publierait rien…) et, en réaction, la justice procède à des investigations ; ces révélations quotidiennes entraînent une accumulation d’éléments à charge qui, mêlés au désespoir politique et à la frustration sociale des citoyens, incendient le principe fondamental du respect de la présomption d’innocence du justiciable.


Par ces révélations quasi-quotidiennes, la vision à charge est alors toujours plus éclatante que la vision à décharge rendue par ces circonstances inaudible. Au moins dira-t-on, pour ce qui concerne le respect du principe de la présomption d’innocence, morale et droit partagent dans cette affaire Fillon le même sort : la mort.