Les nouvelles censures et la réforme du classement des films (II/II) (fr)

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.
Fr flag.png

Auteur : Emmanuel Pierrat,
Avocat au barreau de Paris
Avril 2017


Lire aussi > Les nouvelles censures et la réforme du classement des films (I/II)


La réforme récente du régime de classement des films de cinéma est l’occasion de se pencher sur les relations bien complexes et dangereuses entre création culturelle et censure. En publiant le 7 février 2017, le décret n° 2017-150 relatif au visa d'exploitation cinématographique, près d’un an après que la ministre de la Culture s’y est engagée lors de la remise du rapport de Jean-François Mary sur la classification des films, le gouvernement a choisi de réformer par le biais de la voie réglementaire. La notion de « scènes de sexe non simulé », qui était auparavant prise en compte pour justifier qu’un film soit interdit aux moins de 18 ans ou classé « X », disparaît de l'article R. 211-12 du code du cinéma et de l'image animée.

Ce qui laisse le plus songeur dans cette censure modernisée est l’appréciation du comportement des personnages, notamment de romans, de bandes-dessinées, etc. Là se niche la véritable trouvaille du censeur (vraiment) à la page. Si des exemples anciens abondent, le degré atteint au troisième millénaire dépasse de loin, en intensité comme en pluralité, les maigres tentatives législatives ou judiciaires du passé.

Ce n’est plus la débauche en tant que telle qui est jugée, ce n’est plus la connotation raciste des propos du littérateur qui est désignée à l’opprobre. Les personnages sont les vrais coupables.

Lucky Luke ne fume plus depuis belle lurette. Les héroïnes de papier brandissent, à raison, la capote à leur partenaire. Et les flics des séries de TF1 mettent leur ceinture quand ils patrouillent en voiture ; sans même observer leur comportement lors d’une course-poursuite où, prochainement, à une telle aune, ils respecteront les feux rouges alors qu’ils sont sur le point de coincer le tueur dont la voiture a déjà deux pneus crevés par les balles. Si le héros est pédophile, serial-killer ou néo-nazi, il doit faire acte de repentance au dernier chapitre. À défaut, il sera jugé et son créateur lui sera assimilé. Même de fiction, les personnages sont tenus de conserver dignité, morale et respect de la loi.

Il s’agit, dans l’esprit d’Audrey Azoulay, de redonner plus de liberté d’appréciation à la commission de classification des films du Centre national du cinéma (CNC), chargée de donner des avis avant délivrance, par le ministère, du visa d’exploitation.

Désormais, la mesure de classification devra être « proportionnée aux exigences tenant à la protection de l’enfance et de la jeunesse, au regard de la sensibilité et du développement de la personnalité propres à chaque âge, et au respect de la dignité humaine ».

Le décret prévoit cependant que « lorsque l’œuvre ou le document comporte des scènes qui sont de nature, en particulier par leur accumulation, à troubler gravement la sensibilité des mineurs, à présenter la violence sous un jour favorable ou à la banaliser », le visa d’exploitation doit s’accompagner d’une interdiction aux moins de 18 ans, avec ou sans classement « X ».

Dans ce cas, « le parti pris esthétique ou le procédé narratif sur lequel repose l’œuvre ou le document peut justifier que le visa d’exploitation ne soit accompagné » que d’une prohibition aux mineurs. Cependant, le décret ne remet pas en cause les différentes classifications : outre la classification « X » pour les films pornographiques, qui limite leur diffusion aux salles spécialisées, un film peut toujours être interdit aux moins de 18 ans, aux moins de 16 ans ou aux moins de 12 ans, ces interdictions pouvant être assorties d’un avertissement.

Dans un second article, le décret prévoit que la cour administrative d’appel de Paris est désormais compétente « en premier et dernier ressort » en cas de recours dans ce domaine. Les parties conserveront cependant la possibilité de se pourvoir en cassation auprès du Conseil d’Etat. Il s’agit à la fois de limiter les procédures contentieuses et d’en réduire la durée, les actions répétées en justice ayant pour effet de compromettre la carrière d’un film.

Avant même la publication du décret, l’association intégriste Promouvoir avait, le 19 janvier, envoyé à la presse un communiqué titré « Mme Azoulay veut officiellement du porno pour les mineurs », annonçant son intention d’« attaquer au contentieux le futur décret ».

A la lecture de celui-ci, André Bonnet agissant au nom de l'association Promouvoir, a déposé devant le Conseil d'Etat une demande de suspension de l'article 1er du paragraphe II qui modifie l'article R.211-12 du Code du cinéma et de l'image animée pour ce qui concerne la classification des œuvres cinématographiques interdites aux mineurs de 18 ans. La contestation porte donc sur le texte suivant :

« Lorsque l'œuvre ou le document comporte des scènes de sexe ou de grande violence qui sont de nature, en particulier par leur accumulation, à troubler gravement la sensibilité des mineurs, à présenter la violence sous un jour favorable ou à la banaliser, le visa d'exploitation ne peut s'accompagner que de l'une des mesures prévues au 4° et au 5° du I. ».

L'avocat de Promouvoir conteste la nouvelle rédaction, estimant :
- que les formulations « scènes de sexe », « de nature [...] à troubler gravement la sensibilité des mineurs » apparemment séduisante et plus exigeante que l’ancienne, ouvre en réalité par son imprécision la porte à tous les subjectivismes ;
- que si le critère lui-même imprécis de « l’accumulation de scènes de sexe » ou de violence complaisante « de nature à troubler gravement la sensibilité des mineurs » est posé comme impératif pour l’interdiction aux moins de 18 ans, l’incertitude demeure totale pour les cas où une telle accumulation n’existe pas.

Ainsi, André Bonnet affirme devant le juge, que la lecture littérale du nouvel alinéa de l'article R.211-12 du Code du cinéma, qui doit normalement conduire à une interdiction de ce type de films aux moins de 18 ans, risque en réalité d'ériger le critère de l’accumulation « en condition impérative » laquelle, dans ce cas et selon lui, contreviendrait à l’article 227-24 du Code pénal qui interdit et réprime notamment, les messages « à caractère violent, incitant au terrorisme, pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine […] susceptible d'être vu ou perçu par un mineur ».

Si par ordonnance n°407841 du 15 février 2017, le juge des référés du Conseil d'Etat a rejeté la requête de Promouvoir, considérant que l'application du décret du 8 février 2017 « de caractère réglementaire n'est par elle-même constitutive d'aucune situation d'urgence », l'affaire n'en est pas pour autant terminée puisque le Conseil d'Etat étudiera néanmoins les arguments présentés par l'association sur le fond, dans le cadre de la procédure normale.

Faisant une tout autre lecture du texte, les associations de professionnels du cinéma l’ont accueilli également avec satisfaction. La SACD y voit ainsi « une avancée pour la liberté de création » et « une réponse adaptée aux dérives nées de jurisprudences très restrictives en termes de liberté de diffusion et d’expression » ; le BLOC (Bureau de liaison des organisations du cinéma) se félicite que le décret rétablisse « la libre appréciation de la Commission de classification dans l’exercice de sa mission » ; l’ARP, société civile des auteurs-réalisateurs-producteurs, salue un décret qui « vient préserver et sécuriser la liberté des créateurs, la spécificité de la création artistique et sa diffusion » et réaffirme sa volonté de résister face aux attaques portées contre la liberté artistique : « Plus que jamais, notre société a besoin d’art et de liberté, et certainement pas d’un retour à un ordre soi-disant moral. »

La représentation des films en salles, dont certains augures annonçaient il y a quelque temps le déclin, réunit chaque année près de 200 millions de spectateurs. Certes, ce chiffre semble presque dérisoire si on le compare à la puissance de la télévision et des réseaux Internet en termes de producteurs et de diffuseurs d’images. Cependant, la classification des films en salles reste une référence, référence instituée par le droit du cinéma qui oblige, lorsque le visa d'exploitation cinématographique comporte une interdiction particulière de représentation et que le film est édité sous forme de vidéogramme ou diffusé par un service de télévision ou par tout procédé de communication électronique, de mentionner cette interdiction (R. 211-22 et suivants du CCIA).

Du côté des réalisateurs, la demande d’un visa d’exploitation a aussi pour objet de faire accéder l’œuvre ou le document au statut de film de cinéma, quels que soient les aléas de sa carrière commerciale. Une difficulté demeure et demeurera toujours : le cinéma des années présentes et futures met en évidence la nécessité d'un régime de classification qui s’adapte aux changements de mœurs et de mentalités, correspondant à une époque définie, dans un lieu déterminé.

La classification des films sera toujours le résultat du regard porté par la société des adultes sur les jeunes et ce regard qui traduit aussi une inquiétude, évolue. Les pouvoirs publics doivent y prêter la plus grande attention mais ne pas se laisser enfermer dans des débats stériles, instrumentalisés par les ligues religieuses et moralisatrices qui voient depuis toujours dans la création culturelle (art contemporain, livres et cinéma au premier rang) un lieu de perdition pour la jeunesse comme pour les adultes majeurs et consentants.