Liberté d'expression et caricatures au Danemark (dk)

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.
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Auteur : Emmanuel Pierrat,
Avocat au barreau de Paris
Février 2015


Mots clefs: Caricatures, Blasphème, liberté d'expression, liberté de la presse, droit des médias



Faut-il penser, comme Hamlet, qu’ « il y a quelque chose de pourri au Royaume du Danemark » ? Là encore, un meurtrier s’en est pris, le 14 février 2015, à la police, à la communauté juive et aux défenseurs de la liberté d’expression que sont les caricaturistes.

Il faut se pencher sur ce Royaume du Nord, sur la liberté d’expression et des ses limites dans ce pays occidental où immigration, norme européenne et presse libre se côtoyent. Car c’est là, ou presque, que tout aurait commencé, il y a moins de dix ans.

Durant l'été 2005, le quotidien Jyllands-Posten, le plus lu du Danemark, sollicite une quarantaine de dessinateurs en leur proposant de croquer Mahomet.

La rédaction veut réagir car l'auteur d'un livre pour enfants, intitulé Le Coran et la vie du prophète Mahomet, assure n'avoir pu trouver aucun illustrateur.

Une douzaine de caricaturistes va accepter et c’est le 30 septembre 2005 qu’est publié Les Douze Visages de Mahomet. Le rédacteur en chef, Carsten Juste, explique : il s’agit des « douze versions de l'idée que se font les caricaturistes sur ce à quoi le prophète Mohammed a pu ressembler. (…) L'initiative a été prise dans le cadre d'un débat qui se poursuit sur la liberté d'expression, une liberté que nous chérissons au Danemark ». Et Pierre Collignon, en charge du supplément dominical du Jyllands-Posten précise : « Il se trouve que la même semaine, un musée danois avait refusé de présenter un tableau qui déplaisait à des musulmans, et que les traducteurs du livre de la parlementaire néerlandaise Ayaan Hirsi Ali (qui, d ‘origine somalienne, s’est faite connaître en Hollande en luttant contre l’islamisme) avaient réclamé l'anonymat, raconte Nous nous sommes dit : il est inadmissible de se laisser menacer par des terroristes ! »

Les dessins provoquent une manifestation de plusieurs 5 000 personnes, à Copenhague et quelques alertes à la bombe.

L’affaire a pris une tournure internationale quand le premier ministre danois de l’époque, Anders Fogh Rasmussen, reçoit les ambassadeurs en poste dans son pays et leur déclare qu’ « un gouvernement danois ne peut jamais présenter ses excuses au nom d'un journal libre et indépendant ». Les esprits se sont en enflammés et, en moins de six mois, connotent le débat. Le quotidien Jyllands-Posten signe un communiqué en danois, certes, mais aussi en anglais et en arabe, dans lequel il affirme que les dessins « ont indiscutablement offensé beaucoup de musulmans, ce pourquoi nous présentons nos excuses ». La colère ne retombe pas et la suite est connue de tous.

Pourtant, au Danemark, la liberté d’expression est garantie par la Constitution qui date de 1849. Son article 77 dispose que « Chacun a le droit de publier ses idées par voie de presse, par écrit ou par la parole, mais sous sa responsabilité devant les tribunaux. La censure et autres mesures préventives ne pourront jamais être rétablies. » Toutefois, insaturé originellement en 1939, en réaction à une longue campagne antisémite de l’Allemagne nazie, l’article 226 b du Code pénal, toujours en vigueur, dispose que « Quiconque émet publiquement ou avec une intention de diffusion à large échelle, des propos ou d’autres communications, par lesquels un groupe de personnes est menacé, insulté ou avili sur la base de la race, de la couleur de leur peau, de leur origine nationale ou ethnique, de leur foi ou leur orientation sexuelle, sera puni d’une amende, d’une peine de simple police ou de prison pouvant atteindre 2 ans. Et le code pénal de préciser que « Pour la détermination de la peine, on considérera comme circonstance aggravante le fait que l’affaire a un caractère d’activité propagandiste » En outre, l’article 140 du Code pénal danois prévoit jusqu’à quatre mois de prison à l‘encontre de « celui qui publiquement raille, ou fait outrage aux doctrines de foi ou aux cultes d’une communauté religieuse légalement établie dans ce pays. »

Et la justice danoise a eu à juger, comme toute autre démocratie occidentale, les propos publics, lancés dans la rue, par voie de presse ou sur internet, tels que « Ta gueule, cochon noir de Musulman », « cochons de bougnoules », ou encore « Nous qui habitons à Nørrebro, savons que les Musulmans sont, beaucoup plus souvent que les Danois, des psychopathes violents, des égoïstes haineux et des escrocs. Les statistiques le montrent en abondance ».

Ce n’est qu’en 1992 que la Convention européenne des Droits de l’Homme a été intégré au droit danois. Ainsi, le 22 août 1994, la Cour européenne des Droits de l’Homme a estimé, dans l’affaire Jersild c. Danemark, mettant en cause qu'un journaliste de la radio-télévision danoise qui avait relayé les propos racistes tenus par des jeunes, qu’« un compte rendu objectif et équilibré peut emprunter des voies fort diverses en fonction entre autres du moyen de communication dont il s'agit. Il n'appartient pas à la Cour, ni aux juridictions nationales d'ailleurs, de se substituer à la presse pour dire quelles techniques de compte rendu le journaliste doit emprunter ». Et les juges ont ajouté que « sanctionner un journaliste pour avoir aidé à la diffusion de déclaration émanant d'un tiers dans un entretien entraverait gravement la contribution de la presse aux discussions de problèmes d'intérêt général et ne saurait se concevoir sans raisons particulièrement sérieuses ». Le Danemark a donc été condamné pour avoir… condamné le journaliste.

Nous sommes solidaires du Danemark, a déclaré le Chef de l’Etat français le dimanche 15 février. Nous le sommes en effet, en droit à tout le moins, tout proches de Copenhague.