Plaidoirie : De sang-froid (fr)

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.

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Auteur : Maître Anaïs Place, avocate au Barreau du Val d’Oise


«  Les juges, au fond de la salle, avaient l’air satisfait, probablement de la joie d’avoir bientôt fini. Le visage du président, doucement éclairé par le reflet d’une vitre, avait quelque chose de calme et de bon, et un jeune assesseur causait presque gaiement en chiffonnant son rabat avec une jolie dame en chapeau rose, placée par faveur derrière lui[1].

Les jurés seuls paraissaient blêmes et abattus, mais c’était apparemment de fatigue d’avoir veillé toute la nuit. Quelques-uns bâillaient. Rien, dans leur contenance, n’annonçait des hommes qui viennent de porter une sentence de mort, et sur les figures de ces bons bourgeois je ne devinais qu’une grande envie de dormir. »

Plus d’un siècle nous sépare du jour où Victor Hugo coucha ces mots sur le papier pour les rendre immortels, intemporels, pour que Le Dernier Jour d’un condamné traverse les décennies sans cesser de devoir nous saisir d’effroi.

La résignation placide de l’homme qui attend que sa tête soit détachée de son corps, par la lame lisse et tranchante de la guillotine, l’impassibilité du juge qui l’y conduit, son ennui même, le sang-froid, l’indifférence, de l’institution qui ôte la vie...

L’homme dont je vais vous parler aujourd’hui n’a pas été décapité. Il s’est simplement endormi.

Ainsi Cecil Clayton, citoyen américain reconnu coupable d’avoir assassiné un policier en service, dans un élan de folie meurtrière, aveugle, absurde, monstrueuse, a-t-il eu le privilège de mourir paisiblement. Sans bavure. Sans douleur. Malgré la violence de son crime.

Le 17 mars 2015, le soleil déclinant derrière les murs de la prison où il attendait ce jour depuis près de vingt ans, Cecil Clayton s’est confortablement allongé sur une table matelassée, ses membres maintenus immobiles par de larges sangles de cuir. Deux cathéters soigneusement stérilisés au préalable ont été glissés sous sa peau, jusque dans ses veines. Une première injection l’a plongé dans un état de semi-conscience, lui épargnant d’assister à son départ définitif pour un au-delà incertain. Une deuxième injection a paralysé ses muscles, de telle sorte que parmi les spectateurs, nul ne puisse percevoir les soubresauts dégradants de l’agonie d’un homme. La troisième enfin, l’ultime, de chlorure de potassium, provoquant l’arrêt cardiaque. Aucune difficulté signalée durant cette exécution. Le dernier souffle rendu, la dernière pulsation... À 21 h 21, Cecil Clayton était mort. Parti, à soixante-quatorze ans, sans douleur et sans cri.

Christopher Castetter avait vingt-neuf ans, lui, lorsqu’il fut abattu, comme un sanglier au cours d’une partie de chasse, par Cecil Clayton. Ses dernières pensées sont sûrement allées à sa femme, à ses trois enfants, encore si petits pour grandir sans leur père. Cecil Clayton a commis l’irréparable ; il a tué un homme innocent, qui ne faisait que son devoir, qui incarnait la droiture, le bien commun.

Ce n’est donc pas sa mort judiciairement programmée, infiniment moins sanglante que celle de sa victime, qui aura soulevé les foules. Elle aura indigné les opposants de la peine de mort, certes, pour le principe, et pour quelque temps. Mais elle aura été bien vite oubliée.

Les États-Unis d’Amérique prohibent de manière fondamentale, puisque dans le corps même de leur Constitution, prise en son 8e amendement, les peines « cruelles ou inhabituelles ». Éclairés dans le texte, ils n’ont pas abandonné la peine capitale pour autant. La justice se veut ferme ; elle n’est pas vengeresse... mais dissuasive, nous dit-on.

Nous nous sommes habitués à cette contradiction d’outre- Atlantique ; elle a presque cessé de nous révolter, puisque la barbarie nous semble n’être qu’ailleurs, dans les lapidations de femmes adultères, l’immolation dans une cage d’un soldat à l’aube de sa vie, dans l’égorgement froid et méthodique d’hommes agenouillés face à la mer, dans le fanatisme de leurs bourreaux, dans les bus qui explosent au milieu d’un marché, d’un musée, d’une école... Oui, la barbarie est ailleurs, elle est à nos portes. Face à telles atrocités, on lève une armée, nous sommes prêts à verser du sang, de la sueur et des larmes.

Mais la simple peine de mort, si j’ose dire, ne nous mobilise plus, parce qu’aux États-Unis on exécute, certes, mais la puissance de l’État souverain ne s’exprime plus par une débauche de férocité sur le corps du condamné, quelle que fût la gravité de son crime. Sa mort est propre. Silencieuse. Elle n’est plus assez spectaculaire pour nous révulser. Alors nous bâillons.

Derrière chaque meurtrier éliminé, il y a pourtant un homme, et l’humanité tout entière.

Cecil Clayton a été lentement broyé par la vie avant d’être froidement éliminé par la machine judiciaire. Lui aussi était dans la force de l’âge lorsqu’un éclat de bois est venu se loger dans son crâne, ce jour maudit de janvier 1972. Le jour où tout bascule, où le destin appuie sur la gâchette, mais sans crier gare : un accident de travail, cela peut arriver à tout le monde. Il suffit d’une mauvaise chute, d’une faute d’inattention, d’une machine qui s’emballe. C’est la vie.

Pour Cecil Clayton, le morceau de bois indélogeable a nécessité une opération aux conséquences irréversibles. Il a fallu retirer une partie du cerveau : 20 % du lobe frontal. Une prise en charge médicale très insuffisante... Et c’est ensuite la descente aux enfers ; les lésions traumatiques qui entraînent la démence, des fonctions cognitives amoindries, les délires, les hallucinations. Cecil Clayton a perdu la raison, puis son travail, sa femme, ses proches, ses repères. Tandis que son esprit s’enfonçait inexorablement dans le marasme de sa folie, le monde de Cecil Clayton s’est délité autour de lui.

Amputé de sa conscience, le 27 novembre 1996 il commit un meurtre.

Durant vingt ans, il y eut la valse des avocats, des juges, des procureurs, et des experts. Les psychologues et les psychiatres se sont succédé. Tous se sont accordés à constater les troubles psychotiques, directement liés aux lésions traumatiques du cerveau, et la déficience mentale du condamné, dont le quotient intellectuel était évalué à 71. L’accusé était incapable de comprendre les tenants et aboutissants de son procès, mais qu’importe.

La défense de Cecil Clayton n’a cessé de se battre, jusqu’au point d’orgue de cette symphonie barbare : la suspension de l’exécution dans l’attente de la décision de la Cour suprême des États-Unis d’Amérique, sur l’ultime recours introduit par ses avocats. L’injection était programmée à 18 heures, et ce n’est qu’à 20 h 30 que le couperet est définitivement tombé. C’est pour cela qu’on stérilise les cathéters... sait-on jamais...

Pas de miracle pour Cecil Clayton. Le pouce de la justice s’est tourné vers le bas. Une justice aveugle et sourde. Aux États-Unis d’Amérique, au xxie siècle, un procureur peut encore soutenir que la peine doit être adaptée au crime. Comprenez qu’elle n’a pas à l’être au criminel. Il faut punir. Il faut châtier. C’est ainsi que Cecil Clayton a pu être passé au rouleau compresseur d’une accusation aussi irrationnelle que tyrannique, bras armé d’un souverain qui séduit les masses par sa force et son absurde intransigeance, en écrasant les plus démunis, ceux qui ont perdu jusqu’à leur propre conscience.

Beccaria écrivait, dans Des délits et des peines, en 1764, que « la peine de mort n’est appuyée sur aucun droit. Elle n’est qu’une guerre déclarée à un citoyen par la Nation, qui juge nécessaire ou au moins utile la destruction de ce citoyen ».

C’est une société belligérante qui s’est acharnée sur Cecil Clayton, un homme abîmé par le labeur, devenu encombrant, reclus derrière les murs de son esprit ravagé puis d’une cellule de quelques mètres carrés. C’est un crime, qui a été commis à son encontre, par le gendarme du monde, un État fondateur de l’Organisation des Nations unies, membre permanent du Conseil de sécurité.

Un État à l’origine même de la rédaction puis de l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme, dont le préambule affirmait « que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde ; que la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité et que l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l’homme ».

C’est ce même État qui, le 18 décembre 2014, aux côtés de l’Arabie saoudite, de la Corée du Nord, de la Libye, du Soudan, de la Syrie, du Yémen, se prononçait devant l’Assemblée générale des Nations unies contre l’adoption d’une nouvelle résolution pour un moratoire universel de la peine de mort. S’abstenant même... de s’abstenir...

C’est ce même État qui a déclaré la guerre aux dictatures et au terrorisme, et oublie sur ses propres terres le plus essentiel des droits de l’homme : le droit à la vie.

Et dans quel but ? Fallait-il que Cecil Clayton cesse d’exister pour que justice ait été rendue ?

Œuvre de prudence, de dissuasion, de fermeté ? Le corps social serait-il plus sain désormais que le cœur d’un fou s’est arrêté de battre ? S’agissait-il vraiment d’une tumeur dont il fallait se purger ? Quel intérêt supérieur pourrait justifier l’élimination d’un individu qui n’a pas la capacité de discerner le bien du mal ?

Et l’eût-il discerné... Si nous cherchons à donner un sens à une telle débauche de violence, à une telle barbarie, alors la dignité de la personne humaine n’est plus que lettre morte, littérature... et l’alibi de notre bonne conscience. Parce que c’est une atrocité que de décider de la mort d’un homme, quel qu’il soit, dans le silence feutré de nos institutions, c’est une atrocité, insupportable, fût-elle aseptisée, fardée d’anesthésiants, de vitres sans tain, de cathéters stérilisés.

Nous ne devons ni nous habituer, ni nous endormir. L’ère du châtiment, du supplice pénal qui restaure la souveraineté blessée en s’abattant sur le sujet, aussi inutile que soit la peine, cette ère n’est pas révolue. Elle est la nôtre. À défaut de nous révolter contre elle, nous en serons les acteurs.

Nous serons tous complices de la mort de Cecil Clayton. Et le monde, pour autant, n’en sera pas plus sur.


Références

  1. Victor Hugo, Le Dernier Jour d’un condamné, Paris, Charles Gosselin, 1829. (N.d.E.)