Initiative Marianne : Interview de Karin Ruth Anchelia Jesusi

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.
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Lancée le 10 décembre 2021 par le Président de la République Emmanuel Macron, l’Initiative Marianne pour les défenseurs des droits de l’Homme propose un programme de formation, de partage d’expériences et de développement de projets à des défenseurs de droits humains étrangers, qui se sont distingués par l’exemplarité de leurs combats en faveur des droits fondamentaux et des libertés publiques et individuelles.

L’association Marianne, dont le barreau de Paris est membre fondateur, supervise la mise en œuvre du programme, en coordination avec la Délégation interministérielle à l’accueil et l’intégration des réfugiés et le Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. Elle s’appuie également sur de nombreux partenaires publics, privés et associatifs.

L’objectif premier du programme est de permettre aux lauréats d’acquérir le savoir-faire, le savoir-être et les réseaux utiles pour donner une nouvelle dimension à leur action.

La promotion 2023 de l’Initiative Marianne rassemble pour le moment treize lauréats, venus de tous les continents. Le barreau de Paris vous propose de les découvrir grâce à une série de portraits.

Pour ce quatrième portrait, nous avons choisi d’interviewer la défenseuse des droits humains Karin Ruth Anchelia Jesusi[1], originaire du Pérou et engagée pour la protection des droits des communautés autochtones et la promotion de leur accès à la justice.

Qu’est-ce qui vous a poussée à devenir militante ?

Le militantisme est un héritage pour moi. J’ai grandi en sachant que j’étais citoyenne et qu’en tant que telle, j’avais des droits.

Mes parents étaient influents dans notre quartier, à Lima. Ma mère était présidente de plusieurs as-sociations : le club des mères, la soupe populaire, l’association des promoteurs de la santé. Et mon père militait dans la rue pour obtenir les services de base. Mes grands-parents en faisaient de même dans leur communauté. J’ai donc toujours baigné dans le militantisme et participé à des assemblées.

J’ai grandi sous la dictature de Fujimori[2], contre laquelle mes parents se sont ouvertement exprimés, ce qui était très dangereux. Ils ont même été poursuivis pour leurs propos. Mais nous avons le devoir de nous battre pour nos droits et de corriger les injustices.

Comment vous êtes-vous impliquée dans les organisations et les luttes sociales ?

Dès l’école, j’ai commencé à participer à des activités de défense des droits humains sans m’en rendre compte lors d’ateliers, de débats sur les problèmes des adolescents, tels que la violence des gangs ou les grossesses précoces chez les adolescentes. Bien que très timide, j’ai rejoint des groupes de journalisme, de leadership et de défense des droits.

Pendant les années du conflit armé interne au Pérou, nous faisions face à des pannes d’électricité, des attentats à la voiture piégée et un couvre-feu était souvent instauré. On ne savait donc pas ce qu’il se passait dans le reste du pays. Lorsque je me suis engagée auprès d’ONG, j’ai découvert la situation réelle à travers les témoignages en espagnol et en quechua de nos sœurs ; j’ai appris l’hor-reur et la souffrance des massacres, des exécutions extrajudiciaires et des disparitions forcées qui se déroulaient dans différentes régions du pays.

C’est alors que j’ai compris que nous ne pouvions pas laisser tout cela en l’état, que nous devions rendre justice aux milliers de victimes, poursuivre tous les coupables et veiller à ce que l’histoire ne se répète pas.

Avec d’autres jeunes, nous avons discuté de propositions visant à promouvoir un changement de la loi sur le service militaire obligatoire, car dans les zones andines et amazoniennes et dans les quar-tiers populaires, ce que l’on appelait les «levas» se produisaient. Le service militaire étant obligatoire, les militaires venaient chercher les garçons par la force, sans même leur permettre de dire au revoir à leur famille ou de prendre leurs affaires, et après quelques mois dans les casernes militaires, les seules permissions accordées étaient pour rendre visite à leurs familles. Toutefois, ces «levas» ne se produisaient pas dans les zones urbaines de la classe moyenne supérieure, et si un garçon aisé tom-bait dans le piège, il parvenait toujours à avoir des contacts et des amitiés avec des officiers de haut rang des forces armées, ce qui lui permettait finalement d’échapper au service militaire et de rentrer chez lui sans problème.

Quelle est la situation actuelle des droits humains au Pérou ?

Nous pensions vraiment avoir progressé, mais ces derniers mois, la réalité montre le contraire : j’ai l’impression que nous sommes revenus aux années 90, mais cette fois l’autoritarisme est incarné par un «pacte d’impunité» dont Diana Boluarte est la face visible, mais qui en réalité n’est que la main exécutante de ceux qui ont toujours contrôlé le pouvoir. Le Congrès de la République est l’institution la plus désapprouvée du pays et représente le pire de la classe politique péruvienne. L’autoritarisme et la soumission du peuple est l’objectif de ce gouvernement, qui utilise la force violente et répressive des forces armées.

Maintenant que le Fujimorisme (qui survit encore comme une idéologie de corruption et de pouvoir arbitraire sans respect pour les droits humains), les groupes conservateurs radicaux et d’autres liés à des activités illicites sont de nouveau au pouvoir dans les branches exécutive et législative, leurs masques sont tombés et ils montrent leurs véritables ambitions. Par exemple, ils contrôlent déjà la Cour constitutionnelle, le bureau du procureur général et le pouvoir judiciaire. Désormais, ils s’en prennent aux dirigeants des institutions qui composent le système électoral national et le bureau du médiateur.

Encore aujourd’hui, des citoyens péruviens sont massacrés. Un frère quechua est mort hier après avoir été plongé dans le coma à la suite de 36 blessures par balles. Les manifestations qui ont agité le pays entre décembre 2022 et février 2023 ont fait 56 victimes, dont 8 adolescents, et au moins 912 personnes ont été blessées par la police ou les forces armées.

Le bureau du procureur ne fait pas de travail d’enquête et ne recherche pas les coupables, même lorsque l’on fournit des preuves, telles que des vidéos, où l’on peut voir des personnes courir et tomber, tandis que les forces armées leur tirent dans le dos ou dans la tête. Il est clair que l’intention est de faire obstruction à la justice et de laisser régner l’impunité.

Au Pérou, il existe un «racisme structurel», un fossé important entre les secteurs ruraux, pauvres et privilégiés.

Où situeriez-vous l’origine de ce racisme structurel ?

Le racisme trouve sa principale origine dans le colonialisme, dans la construction de l’autre comme différent, c’est là que se fixent et s’opposent les concepts de «sauvages» et de «civilisés».

Les classes sociales et les castes qui perdurent encore aujourd’hui sont nées à l’époque où les populations blanches ont refusé de se mélanger avec les indigènes ou les personnes d’ascendance africaine.

Le centralisme qui existe au Pérou nous rend plus racistes. Vous aurez toujours plus d’opportunités si vous étudiez et travaillez à Lima que si vous venez d’une autre province.

Ce racisme structurel a également été renforcé par l’histoire politique des années 1980 et 1990. En effet, la politique de dénonciation des groupes et personnes soupçonnés de terrorisme mise en place pour mettre fin au conflit interne a abouti à ce que de nombreuses personnes innocentes, principalement des Quechuas, soient à dénoncées. Vous pouviez être assimilé à un terroriste pour le simple fait de parler quechua.

Cette stigmatisation est restée. Aujourd’hui, je dirais qu’il existe un ressentiment historique des forces armées à l’égard des indigènes, qui sont toujours considérés comme des terroristes parce qu’ils s’opposent au système injuste et corrompu qui exacerbe les inégalités.

Quels sont les aspects positifs de la politique au Pérou ?

Au cours des 20 dernières années, des lois et des politiques publiques ont été adoptées : elles reconnaissent certains des droits des peuples autochtones, ainsi que la protection et la revalorisation de notre patrimoine et de nos connaissances ancestrales, comme, par exemple, la loi sur la consultation préalable, la santé interculturelle, les langues et la gastronomie autochtones. Ce sont des contributions importantes.

Toutefois, cela n’est pas suffisant, car nombre de ces programmes ne disposent pas de budgets suffisants ou de personnel qualifié, ce qui entraîne une mauvaise gestion.

Le problème de santé au Pérou réside dans le fait que les indigènes ne font pas confiance à la médecine occidentale, qui est en outre très coûteuse. C’est pourquoi, par exemple, en ce qui concerne la grossesse et l’accouchement, l’utilisation de la technique de l’accouchement vertical, une pratique ancestrale de la médecine traditionnelle, a été encouragée. Il en va de même pour l’alimentation de la femme enceinte ou les soins pré et postnataux du nouveau-né et de la mère.

Par ailleurs, le système de santé interculturel a commencé à reconnaître l’utilisation de la médecine traditionnelle pour soigner des maladies mineures telles que la peur, le mauvais œil ou l’air.

Avant cette reconnaissance, les mères se tournaient vers les guérisseurs traditionnels pour soigner ces maladies qui n’ont pas d’équivalent dans la médecine occidentale.

Ils sont désormais tous reconnus comme « agents de la médecine traditionnelle » dans la politique nationale de santé interculturelle. Nous plaidons maintenant pour que ce type de médecine traditionnelle soit enseigné dans les universités de médecine et dans l’enseignement supérieur.

Pourquoi souhaitez-vous développer l’activité de l’AMPAEF (Association des femmes péruviennes affectées par les stérilisations forcées)?

Entre 1996 et 2000, pour faire reculer la pauvreté au Pérou, le gouvernement d’Alberto Fujimori a mis en œuvre une politique de contrôle des naissances : le gouvernement payait les soins médicaux à toute personne qui acceptait, en principe volontairement, de se faire stériliser.

Cette politique a particulièrement affecté les femmes pauvres, indigènes et rurales du Pérou, car elles ont été stérilisées sans leur consentement et sans information préalable.

Les opérateurs des centres de soins primaires, principalement dans les centres de santé situés dans les régions andines, amazoniennes et dans les quartiers pauvres, ont commencé à pratiquer des milliers de stérilisations forcées en échange d’avantages économiques, et ont abusé des femmes qui ne comprenaient même pas l’espagnol.

De nombreuses mères se sont présentées dans les centres de santé pour faire vacciner leurs bébés, et les opérateurs en ont profité pour leur donner un nouveau rendez-vous pour une opération de stérilisation, dans plusieurs cas, même sans anesthésie[3]. Bien entendu, il n’y a eu aucune information, on leur a simplement fait signer un papier qu’elles n’étaient pas à même de comprendre.

Au total, environ 217 000 femmes ont été stérilisées au cours de ces années. Il n’est toujours pas possible de connaître avec exactitude le nombre de personnes décédées en raison de ces méthodes, car les autopsies nécessaires n’ont pas été réalisées. Il est donc important de poursuivre les enquêtes jusqu’à ce que la vérité soit établie et que justice soit faite.

Ces stérilisations ont également affecté leur vie privée et communautaire, car les conjoints ne com-prenaient pas pourquoi elles avaient pris une telle décision et cherchaient à se séparer ou à divorcer.

Le Pérou est un pays très conservateur et les droits des femmes ne sont pas respectés, c’est pour-quoi lors du procès de Fujimori, cela n’a pas été considéré comme un crime contre l’humanité. Le pouvoir judiciaire a voulu l’écarter à plusieurs reprises, mais nous continuons à nous battre pour qu’il soit reconnu et que des réparations financières soient accordées. Seul un petit groupe d’environ 2 500 femmes fait partie de la plainte formelle dans le procès et dans la procédure.

Nous ne pouvons pas oublier l’histoire, Fujimori doit payer pour tous ses crimes. Nous devons créer un précédent pour punir les responsables politiques et apporter justice et réparation à nos sœurs.

Comment voyez-vous l’avenir ? Quels sont vos rêves, vos objectifs, vos espoirs ?

Les inégalités entre les sexes doivent disparaître. Il faut trouver des moyens de garantir l’égalité et le respect des droits des peuples indigènes, mais toujours en revalorisant l’expérience de la communauté et sa cosmovision.

Le problème est que de nombreuses institutions ont essayé d’imposer le féminisme, mais au lieu d’aider, elles ont fait reculer la situation des droits des femmes, en particulier dans les communautés indigènes. En effet, elles veulent le faire d’un point de vue occidental, oubliant qu’il s’agit d’une société conservatrice attachée aux principes de dualité et de complémentarité. C’est pourquoi il faut le faire d’une manière qui ne génère pas de controverse sur les principes de la cosmovision de nos peuples, car l’important est de garantir le respect et le bien-être des femmes.

Notes

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  1. Lire son portrait ici
  2. Alberto Fujimori était au pouvoir au Pérou du 28 juillet 1990 au 21 novembre 2000.
  3. Une aide financière était disponible pour promouvoir le suivi sanitaire des nourrissons.