L’Allemagne finit de juger le nazisme : l’arrêt du Tribunal fédéral de Leipzig du 20 août 2024, un procès pour l’histoire

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.
 Allemagne >  Droit privé >  Droit pénal   Crime de guerre  > Génocide 

Daniel Kuri, Maître de conférences en droit privé, Université de Limoges, (O.M.I.J), EA 3177
Octobre 2024

Avec les jeux olympiques, la recherche interminable d’un premier ministre et d’une majorité introuvable, on a peu remarqué en France l’arrêt historique rendu en Allemagne par le Tribunal fédéral de Leipzig le 20 août 2024. Cette décision marque, peut être, la fin d’une saga judiciaire qui a vu ces dernières années la justice allemande rechercher, poursuivre et condamner le nazisme et ceux qui d’une façon ou d’une autre collaborèrent à ces crimes.

En effet, le Tribunal fédéral de Leipzig – la plus haute juridiction allemande en matière civile et pénale – a, le 20 août 2024, condamné Irmgard Furchner, une ancienne secrétaire de camp nazi, pour complicité dans l’assassinat de 10 500 détenus du camp de concentration et d’extermination de Stutthof, près de Gdansk, en Pologne [1] . I. Furchner, aujourd’hui âgée de 99 ans, travaillait à la direction du camp comme sténographe.

Retrouvée par la justice, elle avait toujours rejeté sa responsabilité dans les crimes commis à Stutthof et avait fait appel de sa condamnation à deux ans de prison avec sursis prononcée contre elle en 2022 par un arrêt de la Cour régionale d’Itzehoe (Schleswig-Holstein). Cette peine de deux ans de prison avec sursis a donc été totalement confirmée par le juge fédéral allemand.

Cette décision était d’autant plus intéressante que, à notre connaissance, c’était la première fois que la Haute juridiction était appelée à se prononcer sur cette question de la responsabilité d’une personne ayant travaillé dans un camp nazi comme complice d’un assassinat de masse. On sait, à cet égard que la justice allemande a fait, ces dernières années, un travail considérable pour retrouver et juger ceux qui avaient participé à la chaîne de l’extermination [2] .

Deux questions classiques étaient donc posées au Tribunal fédéral. D’abord, celle de savoir si une ancienne secrétaire de camp de concentration pouvait être considérée comme complice d’un assassinat de masse ? (I). Ensuite, celle de légitimité juridique et éthique de condamner, quatre-vingts ans après les faits, les « petites mains » du régime pour leur responsabilité dans les crimes nazis, alors que nombre de leurs auteurs principaux ont échappé à la justice ? (II).

Si le Tribunal fédéral a incontestablement répondu par l’affirmative à la première question en considérant qu’une ancienne secrétaire de camp nazi pouvait être condamné pour complicité dans l’assassinat de 10 500 détenus du camp de concentration et d’extermination de Stutthof, en Pologne (I), il n’a pas répondu à la deuxième question (II).

Le Tribunal fédéral considère qu’une ancienne secrétaire de camp nazi pouvait être condamnée pour complicité dans l’assassinat de 10 500 détenus du camp de concentration et d’extermination de Stutthof, en Pologne

Ainsi, le Tribunal fédéral allemand juge sans aucune réserve qu’une ancienne secrétaire de camp de concentration peut être considérée comme complice d’un assassinat de masse confirmant un arrêt de la Cour régionale d’Itzehoe (Schleswig-Holstein) rendu en 2022. Quelques mots pour rappeler la genèse de cette affaire.

I. Furchner n’avait que 18 ans quand elle a été employée comme secrétaire à la direction du camp de Stutthof. Elle y a travaillé entre juin 1943 et avril 1945, sous les ordres du commandant du camp, Paul Werner Hoppe. Les juges fédéraux ont donc estimé que, même à ce poste subalterne, elle pouvait être tenue pour coresponsable des meurtres systématiques commis contre des détenus du camp. En effet, selon les Hauts magistrats, même les travailleurs aux fonctions modestes peuvent être juridiquement considérés comme des complices des crimes qui y ont été commis. C’était, bien évidemment là tout l’enjeu de ce procès, qui clôt des années de procédure.

Ainsi le Tribunal fédéral allemand consacre totalement la jurisprudence Demjanjuk, initiée par le Tribunal de Munich le 12 mai 2011 à propos de John Demjanjuk [3] , un gardien du camp d’extermination de Sobibor (Pologne) – selon laquelle ceux qui surveillaient les camps d’extermination sont coupables au même titre que ceux qui faisaient fonctionner les chambres à gaz.

Il en fut de même pour Oskar Gröning, surnommé « le comptable d’Auschwitz », condamné par le Tribunal de Lünebourg (Basse-Saxe) le 15 juillet 2015 à quatre ans de prison, pour avoir, de 1942 à 1944, participé aux massacres de 300 000 juifs à Auschwitz, en travaillant sur « la rampe de sélection ». On peut cependant rappeler que – à la différence de I. Furchner – lors des débats, Oskar Gröning avait reconnu, une « faute morale » et avait présenté à plusieurs reprises ses excuses aux familles des victimes.

La même solution fut appliquée à Reinhold Hanning, ancien officier SS et gardien du camp d’Auschwitz, âgé de 94 ans, qui avait été condamné par le Tribunal de Detmold, le 17 juin 2016, à cinq ans de prison pour complicité dans l’assassinat d’au moins 170.000 personnes [4] .

Ce dernier avait, en effet, été reconnu coupable d’avoir facilité les massacres commis dans le plus grand camp d’extermination du Troisième Reich. Son « travail » consistait, en effet, à surveiller l’arrivée des convois et la sélection des déportés « aptes au travail ». Comme le soulignait C. Lanzmann dans Shoah, cela signifiait que les déportés qui n’étaient pas « aptes au travail » étaient immédiatement gazés [5] .

Reinhold Hanning – qui s’était peu exprimé pendant le procès – avait cependant pris la parole pour demander pardon aux victimes. Il avait alors dit qu’il regrettait d’avoir fait partie d’une « organisation criminelle » qui avait tué tant de personnes et causé tant de souffrances. Cette évolution de la jurisprudence allemande, admettant qu’il ne soit plus nécessaire de prouver une participation active des personnes travaillant dans les camps d’extermination aux crimes reprochés, a permis bien évidemment une répression accrue des personnes ayant travaillé dans les camps de la mort [6]

C’est donc toute cette jurisprudence que le Tribunal fédéral de Leipzig vient définitivement confirmer dans son arrêt du 20 août 2024. Ainsi, les gardiens, les secrétaires et tous les personnels dont la participation individuelle au crime ne peut être prouvée peuvent être amenés à rendre des comptes à la justice dans la mesure où ils avaient travaillé dans les camps d’extermination.

Le président du Conseil central des Juifs en Allemagne, Josef Schuster, a salué le verdict du Tribunal fédéral, regrettant cependant que l’accusée n’ait pas reconnu sa culpabilité. Selon lui, « Il ne s’agit pas de la mettre derrière les barreaux pour le reste de sa vie. L’enjeu est qu’une personne coupable réponde de ses actes et trouve des mots pour parler de ce qui s’est passé et de ce à quoi elle a été associée. En tant que secrétaire, elle a été une complice consciente de la machine à tuer nazie. » Abraham Koryski, un survivant de Stutthof âgé de 96 ans, résidant aujourd’hui en Israël, avait témoigné en ce sens lors d’une des dernières audiences fin juillet. Il avait ainsi expliqué dans sa déclaration, lue par son avocate, que « Ceux qui travaillaient dans l’administration du camp, en particulier, ne peuvent pas dire qu’ils ne savaient pas. Ils savaient même avant tout le monde ce qui allait se passer, qui serait exécuté et qui serait déporté ».

Face aux arguments de la défense qui plaidait la « neutralité » du travail d’I. Furchner, « sans liens suffisant » avec les crimes commis à Stutthof qu’elle ignorait, les avocats des survivants avaient rappelé que le camp disposait à partir de 1944 d’une chambre à gaz et que, par ailleurs, des exécutions sommaires étaient couramment pratiquées à Stutthof. Enfin, des convois de détenus vers Auschwitz étaient également organisés à partir de ce camp. En définitive, plus de soixante mille personnes, principalement des juifs, ont ainsi péri dans « l’enfer Stutthof », où les conditions de détention étaient effroyables.

De plus, comme les juges du Tribunal fédéral l’ont rappelé, dans l’organisation du camp, I. Furchner travaillait à un poste particulièrement sensible : au « centre de la chaîne de commandement », c’est-à-dire à l’endroit où la vie et la mort des détenus étaient décidées. La jeune femme était alors la seule sténographe du bureau et, à ce titre, elle avait rédigé toute la correspondance et notamment les ordres de déportation, les commandes de matériel pour la fabrication de gaz Zyklon B. Elle veillait, également, à ce que les ordres du commandant du camp, P.W. Hoppe, soient bien exécutés.

Depuis son bureau, elle avait également vue sur la place centrale d’appel et la chambre à gaz et avait forcément perçu l’odeur du crématoire. Les magistrats en ont déduit qu’il était impossible qu’I. Furchner n’ait pas été consciente de participer à une machine de mort.

Ainsi le Tribunal fédéral a répondu sans aucune hésitation à la première question qui était de savoir si une ancienne secrétaire de camp de concentration pouvait être considérée comme complice d’un assassinat de masse. Incontestablement – et comme l’avait déjà jugé la Cour régionale d’Itzehoe (Schleswig-Holstein) en 2022 – une ancienne secrétaire de camp nazi pouvait être condamnée pour complicité dans l’assassinat de 10 500 détenus du camp de concentration et d’extermination de Stutthof. En revanche, le Tribunal fédéral ne s’est pas donné la peine de répondre à la deuxième question qui lui était posée : celle de légitimité juridique et éthique de condamner, quatre-vingts ans après les faits, les « petites mains » du régime pour leur responsabilité dans les crimes nazis, alors que nombre de leurs auteurs principaux ont échappé à la justice.

Le Tribunal fédéral ne répond pas à la question de savoir s’il y a une légitimité juridique et éthique de condamner, quatre-vingts ans après les faits, les « petites mains » du régime pour leur responsabilité dans les crimes nazis, alors que nombre de leurs auteurs principaux ont échappé à la justice

Cette question récurrente souvent posée aux juges et constituant un argument fréquemment invoqué en défense par les avocats des personnes poursuivis pour complicité d’assassinats de masse a donc été soumise à l’examen des juges fédéraux.

En l’espèce, cette question habituelle dans les procès des personnes aujourd’hui âgées soupçonnées d’avoir participé aux crimes du nazisme – avait, bien évidemment, été évoquée par les avocats d’I. Furchner devant la cour régionale d’Itzehoe (Schleswig-Holstein) en 2022.

Lors de ce procès, en 2022, le juge Dominik Gross avait longuement expliqué pourquoi un procès d’une telle ampleur devait avoir lieu contre une dame presque centenaire.

Il avait notamment déclaré, à ce propos, « Parce qu’il y a des délits qui ne sont pas prescrits et ceux qui les ont commis ne doivent pas être sûrs de ne jamais être poursuivis, même si ce procès arrive très tard ». Il avait également rappelé que, jusque dans les années 1990, les procédures contre les auteurs de crimes nazis se terminaient par des peines « incroyablement légères ».

Le Tribunal fédéral, à notre connaissance, ne s’est pas prononcé sur cette question, sans doute en raison de l’absence de prescription s’agissant notamment des crimes contre l’humanité et des assassinats de masse de la période nazie.

Est ce le dernier procès du nazisme et de ceux qui participèrent à ses horreurs ? C’est la question que l’on peut légitimement se poser eu égard à l’âge des personnes jugées.

Pour la journaliste du Monde « [Ce] procès, très suivi outre-Rhin, constitue probablement le dernier cas de condamnation dans une affaire liée aux assassinats de masse de la période nazie.»

L’arrêt du Tribunal fédéral de Leipzig du 20 août 2024 est donc, sans doute, un procès pour l’histoire.

Références

  1. Cécile Boutelet, « La justice allemande condamne une ex-secrétaire nazi », Le Monde 22 août 2024, p. 4.
  2. Voir nos articles, Daniel Kuri, « L'Allemagne finit de juger le nazisme », Daniel Kuri, « Un ancien gardien du camp d’Auschwitz condamné en Allemagne pour complicité de crime contre l’humanité, commentaire sur le jugement du Tribunal de Detmold du 17 juin 2016 », Daniel Kuri, « L'Allemagne finit de juger le nazisme, suite : l'affaire Münter ».
  3. Le Tribunal de Munich, le 12 mai 2011, avait condamné cet ancien gardien du camp de Sobibor (Pologne) à 5 ans de prison pour participation au meurtre de 27 900 juifs. Ce jugement, consacrant l’analyse du parquet, est considéré comme la décision marquant l’évolution sensible de la jurisprudence allemande vers une plus grande sévérité à l’égard des criminels par abstention. Cette évolution de la jurisprudence allemande admettant qu’il ne soit plus nécessaire de prouver une participation active aux crimes reprochés, permettait bien évidemment une répression accrue des personnes ayant travaillé dans les camps de la mort. Comme nous l’avions souligné « Dans cette catharsis allemande à propos des crimes commis sous le Troisième Reich, juger les auteurs présumés de ces actes est une nécessité. Et, en pratique, tous les moyens sont utilisés pour traduire en justice les coupables présumés.»
  4. Daniel Kuri, « Un ancien gardien du camp d’Auschwitz condamné en Allemagne pour complicité de crime contre l’humanité, commentaire sur le jugement du Tribunal de Detmold du 17 juin 2016 »,
  5. C. Lanzmann ajoutait que ces déportés gazés « […] n’avaient jamais connu Auschwitz ».
  6. Cette évolution jurisprudentielle spécifique, concernant les personnes ayant travaillé dans les camps d’extermination, ne doit cependant pas faire oublier que le droit allemand est singulièrement exigeant en matière probatoire puisque la Cour constitutionnelle de Karlsruhe exige, en principe, « une preuve quasi absolue » pour établir la culpabilité d’une personne. Ainsi, le Tribunal régional de Cologne, le 9 décembre 2014, dans l’affaire de l’ancien mitrailleur d’Oradour-sur-Glane, a refusé, au bénéfice du doute en faveur du mis en examen, d’ouvrir un procès contre l’ancien SS. Voir sur cette affaire, Daniel Kuri, « L'Allemagne finit de juger le nazisme », III.