Plaidoirie : Des dizaines d’années de prison pour crime de fausse couche : l’inacceptable sort des femmes au Salvador (fr)
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Auteur : Maître Gwendoline Tenier, avocate au Barreau de Rennes - Prix du Mémorial et de la ville de Caen -
27e CONCOURS INTERNATIONAL DE PLAIDOIRIES DES AVOCATS Dimanche 31 janvier 2016
Un matin de novembre 2011, au Salvador, Maria Teresa Rivera, vingt-huit ans, est soudainement prise de douleurs au ventre alors qu’elle se trouve sur son lieu de travail dans une usine de confection.
Quelques heures plus tard, sa belle-mère la découvre par terre,
dans les toilettes, baignant dans son sang. Maria Teresa, déjà
mère d’un enfant, ignorait qu’elle était enceinte. Le nouveau-né
ne survivra pas.
Tout va alors s’enchaîner de la plus injuste et dramatique des
manières.
Maria Teresa est transportée d’urgence à l’hôpital. C’est là-bas
qu’elle sera dénoncée par un membre du personnel de santé. Les
policiers arriveront et elle sera interrogée de longues minutes,
seule, démunie, en l’absence même d’un avocat. « Vous êtes en
état d’arrestation pour l’assassinat de votre enfant. ». Maria Teresa
sera inculpée pour homicide avec circonstances aggravantes et
jugée.
En juillet 2012, les preuves avancées pour réclamer la
condamnation de Maria Teresa et retenues par le juge seront les
suivantes :
Maria Teresa s’était confiée et pensait qu’elle était peut-être enceinte en janvier 2011. Comment pouvait-elle donc ignorer son état de grossesse en novembre 2011 ? Le juge, sans plus d’interrogation, en conclura à l’absence de crédibilité de cette dernière.
Seulement, si la grossesse avait commencé en janvier et s’était
terminée en novembre, Maria Teresa aurait été enceinte de onze mois...
L’autopsie du nouveau-né conclura à un décès par asphyxie
périnatale. Le juge y trouvera là la marque d’une mort provoquée
par agression.
Alors même que n’apparaîtra aucune donnée scientifique
concluante, alors même qu’aucune preuve directe ne sera
rapportée, le tribunal la condamnera à la peine de quarante
années d’emprisonnement ferme.
Motif retenu par le juge : « Maria Teresa Rivera avait l’obligation
de s’occuper de ce petit bébé qu’elle portait dans son ventre et de
le protéger, et cependant elle est allée à la fosse septique, dans
le but de l’expulser, si violemment qu’il ne pourrait plus respirer à
l’intérieur, pour ainsi causer sa mort et pouvoir dire ultérieurement
qu’elle avait fait une fausse couche... »
Mais quel est donc cet État qui persécute ces femmes parce
qu’elles n’ont pas eu la chance d’avoir une grossesse parfaite
ou des bébés parfaits ? Quelles sont donc ces lois qui légalisent
la plus atroce des chasses aux sorcières ? Quels sont donc ces
médecins qui renient leur serment pour dénoncer des femmes en
souffrance ? Quels sont ces juges qui rendent la justice, guidés
par des forces conservatrices, patriarcales et d’un autre temps ?
Mais surtout qu’elles sont ces femmes à qui l’on a retiré depuis
des années toute dignité, la possession et le contrôle de leur
propre corps ?
Elles sont depuis l’an 2000 au moins cent vingt-neuf à avoir
subi ou à subir encore cette loi en vigueur au Salvador depuis 1998,
à endurer les conséquences de ce texte qui dicte l’interdiction
totale et sans exception de l’avortement.
Même si leur vie en dépend, même si cette grossesse est la
conséquence d’un viol, même si elles ne sont encore que des
enfants ; ces femmes ont « le choix » entre le pire et l’innommable,
être emprisonnées si elles mettent fin à leur grossesse ou y laisser
la vie si elles ne le font pas.
Elles sont dix-sept à avoir fait une fausse couche, mais à se
voir reprocher, sur la base de cette loi antiavortement, un homicide
avec circonstances aggravantes pour lien avec la victime.
Trente à cinquante années d’emprisonnement ferme : voilà
leur condamnation.
Il s’agit là de l’un des pires exemples de violence
institutionnalisée, la matérialisation d’actes de tortures et de
mauvais traitements imposés aux femmes, selon le rapporteur
des Nations unies.
Au Salvador, il y a un dicton selon lequel « les riches avortent
et les pauvres saignent ». Ces sept mots résument à eux seuls le
drame qui se joue dans ce pays d’Amérique latine.
Ces femmes dont je parle sont jeunes, pauvres, isolées et n’ont
pour la plupart d’entre elles pas accès à la contraception ni même
aux soins. Dans cette société, la sexualité est source de gêne et
de honte. Les femmes sont entravées par les habitudes sociétales,
culturelles et religieuses qui les cantonnent aux rôles d’épouses
et de mères.
Quand le malheur s’abat sur elles et qu’elles perdent leur
enfant, elles sont l’objet de tous les soupçons, victimes de ce
mécanisme stéréotypé et discriminatoire qui consiste à penser
qu’une femme doit nécessairement savoir lorsqu’elle est enceinte
et doit pouvoir porter un enfant vivant et viable jusqu’à son terme.
Alors qu’une fausse couche est certainement l’une des pires
épreuves qu’il soit donné de vivre à une mère, l’on considère au
Salvador qu’elles ont transgressé et mis à mal ce que l’on attend
d’une femme.
Alors même que la raison, la bienveillance et l’humanité
devraient dicter l’envie de les soutenir et de les aider, les médecins
eux-mêmes participent à cette horreur par la délation.
Même eux.
Pourtant en prêtant le serment d’Hippocrate, ils ont promis.
« Quoi que je voie ou entende dans la société pendante, ou même hors de l’exercice de ma profession, je tairai ce qui n’a jamais besoin d’être divulgué, regardant la discrétion comme un devoir en pareil cas. »
On espérerait donc de médecins qu’ils se lèvent contre cette
loi liberticide, dangereuse et dramatique pour les femmes. On
attendrait de l’engagement, du courage et de la lutte...
On espérerait qu’ils respectent leur serment et qu’ils passent
outre le conservatisme, les clichés et la négation de la femme.
Au lieu de ça, dans 57 % des cas, les professionnels de santé
sont à l’origine des plaintes pour suspicion d’avortement.
Ils se retrouvent alliés de cette abomination et pris dans une
schizophrénie législative.
D’un côté, le Code de la santé public, le Code pénal et le Code
de procédure pénale imposent aux professionnels de santé, sous
peine de sanction, une obligation de confidentialité à l’égard des
patients et les dispensent de dénoncer une infraction s’ils étaient
tenus au secret au moment de la commission de cette dernière
par le patient.
De l’autre côté, la loi de 1998 fait d’un médecin, d’une infirmière
ou d’un aide-soignant un complice d’une femme qui se rendrait
coupable d’avortement ou d’homicide sur son enfant.
Sans grande surprise, aucun praticien ne s’est jamais vu
poursuivi pour avoir violé son obligation de confidentialité. Par
contre, dans ce pays qu’est le Salvador, même les médecins se
sentent liés par cette loi antiavortement. Même eux...
Est-il imaginable de ne pas pouvoir se livrer en toute quiétude
à celui qui nous prodigue les soins élémentaires ? Est-il pensable
d’être dénoncée à peine arrivée dans ce sanctuaire que devrait
être l’hôpital ? Est-il concevable que celui qu’on penserait notre
protecteur, le garant de notre bien-être, autorise la police à des
interrogatoires en salle de réveil ?
Parce qu’au Salvador ces femmes ne méritent même pas le
respect de leurs droits fondamentaux.
Les droits de la défense y sont piétinés et bafoués. Les femmes
sont interrogées sans avocat, ou alors qu’elles se réveillent d’une
opération chirurgicale. Elles rencontrent leur conseil le jour de leur
procès, sans pouvoir prendre la parole ni même se défendre et sans
avoir la possibilité d’exercer un recours contre la sanction prononcée...
Elles n’ont pas le droit à une enquête impartiale et efficace, au
procès équitable, ni même à une égale protection de la loi.
Pour l’État salvadorien, elles ne méritent finalement pas ce qui
pour la plupart des États démocratiques est devenu une évidence.
En raison de leur situation économique, de leur genre, du
climat qui entoure ces questions de société, les femmes sont
niées et oubliées et subissent la discrimination de la totalité du
système judiciaire.
Pourtant le Salvador s’était engagé.
- 1979 : ratification du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
- 1981 : ratification de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes.
- 1996 : ratification de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains et dégradants.
Il s’était engagé en multipliant la ratification de traités
internationaux à se comporter en État démocratique et respectable.
Des promesses, des paroles, des mensonges.
Aujourd’hui la scène internationale se penche enfin sur le cas
alarmant du Salvador.
Cinquante-cinq membres du Congrès américain ont d’ailleurs
adressé une lettre à John Kerry,
Secrétaire d’État et responsable des Affaires étrangères,
dans laquelle ils dénoncent cette violation manifeste des
droits fondamentaux des femmes et encouragent à lutter pour
l’abrogation de la loi.
Est-ce la crainte d’être regardé et observé ou est-ce la situation
des États voisins qui procèdent à la levée de cette interdiction
totale qui a conduit le Salvador à fléchir le 21 janvier 2015 ?
L’Assemblée législative salvadorienne, après de multiples
refus, a répondu favorablement à la demande de grâce de Carmen
Guadalupe Vasquez Aldana.
Cela faisait sept ans que cette jeune femme était privée de sa
liberté. Elle avait fait une fausse couche à l’âge de dix-huit ans
après avoir été violée.
Le Salvador, selon la formule consacrée, « la indulta », il l’a
pardonnée...
Le Congrès n’a pas reconsidéré cette loi liberticide, il n’a
même pas pris la peine de faire une déclaration officielle. Il s’est
contenté de pardonner à Guadalupe, tout en laissant courir le bruit
qu’aucune autre grâce ne serait accordée...
Seulement elles sont encore seize.
Seize à subir le joug de ce pays rétrograde et liberticide où
le pouvoir de l’Église s’exerce aux côtés de lobbies puissants et
d’une presse prompte à accuser ces femmes d’être des criminelles.
N’oublions pas ces seize femmes et les autres à venir qui
seront emprisonnées faute de n’avoir pu donner la vie.
Aujourd’hui, je suis l’écho des pleurs de celles à qui l’on
reproche de ne pas avoir été des femmes dignes de ce nom.
Je suis l’écho des pleurs de celles qui croupissent dans les
prisons salvadoriennes parce que leur seul et unique crime a été
de perdre un bébé.
Je suis l’écho des pleurs de Mirian, de Martiza, de Marina, de
Salvadora, d’Ena, de Carmen, de Teodora, de Mariana, de Mirna,
de Maria, de Cinthia, de Veronica, d’Alba, de Johana, d’Evelyn, et
de toi, Maria Teresa, qui a perdu ton enfant, ta dignité et quarante
années de ta vie, un matin de novembre 2011, au Salvador.