Responsabilité pénale des dirigeants et des personnes morales et organisation de l'entreprise (fr)

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Compte-rendu de la Conférence « Campus 2013 » réalisé par la rédaction de Lexbase,

Intervenants : William Feugère, avocat au Barreau de Paris,Didier Rebut, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris II),
Campus 2013


I — La responsabilité pénale du chef d'entreprise et l'organisation de l'entreprise

A — La responsabilité pénale du chef d'entreprise

Le risque pénal est omniprésent pour le chef d'entreprise. La dépénalisation, dont on a beaucoup parlé ces dernières années, est en fait inexistante ; elle n'a concerné tout au plus que des infractions du droit des sociétés qui dans les faits n'étaient pas poursuivies. Aujourd'hui il apparaît impossible de dénombrer les infractions qui couvrent l'ensemble de la vie des affaires : les relations du travail, les pratiques du commerce, le droit des sociétés, l'urbanisme, l'environnement, le droit fiscal..., si bien que chaque action du chef d'entreprise est potentiellement source de la commission d'une infraction. Il est dès lors indispensable pour le chef d'entreprise d'être particulièrement informé et entouré. Ce risque pénal est accentué par un flou juridique lié aux nombreux renvois d'articles à articles et à la dissémination des infractions dans tous les codes.

La responsabilité pénale du dirigeant s'appuie sur la notion de "pouvoir". Que celui-ci soit de droit ou de fait, c'est le pouvoir du dirigeant qui justifie sa responsabilité. D'ailleurs, dans de nombreux cas, il est considéré que par l'acceptation de ses fonctions, le dirigeant a accepté la responsabilité qui en découle. L'intention est en quelque sorte présumée, à l'image de ce qui existe en matière de favoritisme pour les maires.

Le droit pénal des affaires connaît quelques spécificités par rapport au droit pénal "classique".

L'une des premières spécificités tient aux contours parfois très flous des infractions : le chef d'entreprise va agir en son âme et conscience, selon lui tout à fait légitimement, dans un but nécessaire à l'exercice légal de l'activité de l'entreprise, alors que son acte sera en fait considéré par l'autorité judiciaire comme constituant une infraction. On peut l’illustrer par un cas concret, en matière de marchandage. Une entreprise exploite une mine en Afrique, activité qui exige de très importants investissements et qui suppose l'intervention de plusieurs entreprises : construction d'une route pour accéder à la mine, déplacement de villages, construction d'un port, etc.. Le travail des équipes de plusieurs entreprises s'effectue alors souvent sur un seul et même site appartenant à l'une d'elle. L'inspection du travail va parfois estimer que la présence des salariés d'une entreprise dans les locaux d'une autre constitue le délit de marchandage.

Fondamentalement, le délit de marchandage soulève la question de la territorialité du droit pénal du travail, problème qui se pose avec d'autant plus d'acuité avec la mondialisation de l'économie. En effet, dans quelle mesure une entreprise étrangère est-elle soumise au droit du travail français et dans quelle mesure une entreprise française qui s'exporte, s'exporte-t-elle avec son droit du travail ?

Le droit du travail, et donc le droit pénal du travail, est territorial. Cependant on constate une véritable recrudescence des législations extraterritoriales en matière de droit pénal des affaires. C'est notamment le cas du UK Bribery Act (législation britannique anticorruption) qui donne compétence au juge britannique pour connaître d'une infraction de corruption commise à l'extérieur du territoire britannique par des citoyens non britanniques, dès lors qu'est concernée une entreprise qui a des relations commerciales avec le Royaume-Uni. Ces législations extraterritoriales posent la question de l'harmonisation des règles pénales.

L'harmonisation devra aussi se faire en matière de conflit de compétences, dans la mesure où le développement des législations extraterritoriales multiplie les risques de double poursuite, notamment avec les États-Unis.

La deuxième spécificité, réside dans une certaine libéralité dans l'interprétation de principes du droit pénal qui sont traditionnellement considérés comme essentiels. Il en est notamment ainsi de l'intention coupable. Celle-ci est en effet de plus en plus souvent présumée. De nombreuses jurisprudences retiennent que "la personne ne pouvait ignorer que". L'élément intentionnel va se déduire de la constatation de l'élément matériel de l'infraction, ce qui est une aberration au regard des principes fondamentaux du droit pénal.

Sur ce point, on constate que de nombreuses infractions du droit pénal des affaires, comme l'abus de confiance, l'abus de biens sociaux ou le blanchiment, n'ont pas de matérialité illicite intrinsèque. L'acte commis n'est pas en lui-même illicite. Les juges doivent donc s'intéresser aux circonstances dans lesquelles l'acte a été commis pour caractériser son illicéité et vont ainsi déduire l'élément intentionnel de ces circonstances. Les magistrats ne s'arrêtent pas ainsi au seul acte matériel.

Il existe, par ailleurs, en matière de fraude fiscale une sorte de présomption de culpabilité. En effet, lors du procès notamment la parole du contribuable ne pèse pas le même poids que celle de l'administration fiscale, si bien que l'on assiste, en cette matière, à une sorte de renversement de la charge de la preuve. D'ailleurs le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière contient une disposition qui va dans ce sens pour le délit de blanchiment d'argent : il est en effet prévu d'insérer un nouvel alinéa à l'article 3241 du Code pénal aux termes duquel, "constitue également un blanchiment le fait de dissimuler ou de déguiser, ou d'aider à dissimuler ou à déguiser, l'origine de biens ou de revenus dont la preuve n'a pas été apportée qu'ils ne sont pas illicites". Il reviendra donc bien à chaque personne poursuivie de prouver l'origine légale de ses fonds, et non à l'accusation de prouver leur caractère illicite.

La troisième spécificité du droit pénal des affaires, est la vision relativement extensive qu'ont les juges de la notion de prescription, née de la constatation que certaines infractions pouvaient être dissimulées. La jurisprudence a ainsi reconnu, notamment en matière d'abus de biens sociaux ou d'abus de confiance, que le point de départ du délai de prescription de trois ans, qui court, en principe, à compter des faits, peut être reporté le jour où on a eu connaissance de l'existence de l'infraction d'une manière permettant que les poursuites puissent être engagées. En pratique, on se retrouve avec une quasi-imprescriptibilité de ce qui n'est qu'un délit. Est cité à titre d'exemple un arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de cassation du 4 novembre 2004 (Cass. crim., 4 novembre 2004, n ̊ 0387.327 N° Lexbase : A4875DSD), qui a confirmé, 19 ans après les faits, une condamnation pour abus de biens sociaux après des poursuites engagées 10 ans après la commission de l'infraction, dès lors que les faits avaient été dissimulés. Cette notion de dissimulation ouvre en fait une faculté d'extension des pouvoirs des autorités de poursuite qui a tendance à se généraliser.

En matière d'abus de biens sociaux, la notion de report de la prescription en cas de dissimulation connaît une application quelque peu particulière. En effet initialement, la jurisprudence était unitaire puisqu'elle considérait que le point de départ du délai de prescription de trois ans devait être reporté au jour d'apparition du délit dans des conditions permettant l'exercice de l'action publique. Mais, concernant l'abus de biens sociaux, la Cour de cassation a modifié sa jurisprudence sur le plan de la forme, mais non sur le fond, à la fin des années quatre-vingt dix, en retenant que la prescription court à compter de la présentation des comptes sociaux. Elle n'a toutefois pas abandonné le report du point de départ en cas de dissimulation puisqu'elle juge désormais que la prescription court, sauf dissimulation, à compter de la présentation des comptes annuels par lesquels les dépenses litigieuses sont indûment mises à la charge de la société (Cass. crim., 8 octobre 2003, n ̊ 0281.471, FSP+F N° Lexbase : A8173C9L). Or, en pratique, la dépense est toujours dissimulée, puisque les comptes sociaux ne révèlent jamais expressément son bénéficiaire effectif et sa justification. Le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière envisage la consécration de cette jurisprudence: l'article 9 quater, introduit par un amendement parlementaire, prévoit ainsi que le point de départ du délai de prescription d'une infraction qui a été dissimulée est reporté au jour où cette infraction a pu être constatée dans des conditions permettant l'exercice des poursuites.

Depuis plusieurs années, le législateur tente de valider cette jurisprudence, beaucoup critiquée par la doctrine. Ainsi, le Code de procédure pénal a-t-il posé comme principe, en matière d'abus de faiblesse, que le délit ne court qu'à compter de sa révélation. Toutefois, un doute est possible quant à la constitutionnalité de la consécration législative prévue dans ce grand texte sur la criminalité financière, d'autant plus que le Conseil d'État a considéré dans un avis que la prescription est un PFRLR. La Cour de cassation a, sur cette question une position contraire, puisque, saisie d'une QPC sur sa jurisprudence sur le report de la prescription en matière d'abus de biens sociaux et d'abus de confiance, les juges du Quai de l'Horloge ont refusé la transmission au Conseil constitutionnel retenant notamment que "la prescription de l'action publique ne revêt pas le caractère d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République" (Ass. plén., 20 mai 2011, 3 arrêts, n ̊ 1190.025, P+B+R+I N° Lexbase : A2727HSS ; n ̊ 1190.032, P+B+R+I N° Lexbase : A2728HST ; n ̊ 1190.033, P+B+R+I N° Lexbase : A2729HSU).

La responsabilité du chef d'entreprise soulève des questions particulières en ce qui concerne le fait du préposé. La responsabilité du chef d'entreprise sera retenue notamment lorsqu'il est difficile d'identifier le salarié à l'origine du fait coupable ou si celui-ci ne tire aucun bénéfice de la commission de l'infraction.

Des conditions particulières cumulatives ont toutefois été posées : - la responsabilité du dirigeant du fait d'un préposé ne s'applique qu'en matière de délit et de contravention et ne s'applique jamais en matière de crime ; - le lien de subordination doit être caractérisé ; - un lien entre l'infraction et l'entreprise doit exister ; - la faute du dirigeant doit être caractérisée, qui résidera la plus souvent dans le défaut de surveillance ; - la présomption de responsabilité n'est pas irréfragable, si bien que le dirigeant peut s'exonérer de toute responsabilité en rapportant notamment la preuve de l'existence d'une délégation de pouvoir.

En matière de responsabilité du fait d'autrui, les choses sont aujourd'hui clairement tranchées tant par la jurisprudence que par la doctrine. La responsabilité pénale du chef d'entreprise du fait de son préposé n'est pas une responsabilité du fait d'autrui puisqu'elle suppose l'existence d'une faute du chef d'entreprise. Sur le plan formel, la faute commise par le salarié est conçue comme le révélateur de celle du dirigeant, cette dernière étant liée à l'organisation de l'entreprise et à son pouvoir. Ainsi, la faute du préposé ne pourra révéler celle du chef d'entreprise que si celui-ci exerce un pouvoir sur le premier. Cette construction théorique explique clairement la nécessité de caractériser l'existence d'un lien de subordination et donc l'exclusion de la responsabilité du dirigeant du fait d'un sous-traitant.

B — Les moyens de prévention de la responsabilité pénale du chef d'entreprise

Il existe plusieurs outils de prévention de la responsabilité pénale des dirigeants.

Ainsi en est-il tout d'abord de l'intelligence économique et de l'intelligence juridique qui consistent à transformer l'intelligence et l'information en un outil de stratégie pour l'entreprise. La veille juridique, notamment en matière pénale, occupe donc une place importante. Il s'agira pour le conseil de démontrer en quoi les évolutions législatives et jurisprudentielles peuvent impacter l'activité de l'entreprise et proposer en conséquences des solutions pour s'adapter. Plusieurs organes représentatifs, tels que le Barreau de Paris, le CNB, le Medef, la CGPME, ont mis en place, sous l'égide de la délégation interministérielle à l'intelligence économique, un outil téléchargeable ("DIESE") permettant de déterminer l'exposition réelle d'une entreprise aux risques qu'elle encourt et d'adapter les moyens mis en place pour les prévenir.

L'entreprise peut également mettre en place un audit pénal afin de vérifier l'étendue des risques. L'idée est de vérifier si l'entreprise commet des infractions sans le savoir ou si elle risque d'en commettre. Cette grille d'analyse dépendra notamment du secteur d'activité de l'entreprise, de son organisation interne et de son mode de gestion, mais également de son business development. Après avoir dressé cet état des lieux, il conviendra de mettre en place des outils adaptés de prévention et d'organisation des risques. La difficulté est de s'assurer que le prix de cet audit ne soit pas prohibitif pour l'entreprise. Il est, par ailleurs, indispensable de bien expliquer au chef d'entreprise que la mise en place de codes de bonne conduite ou de chartes éthiques ne l'exonèrera pas de sa responsabilité. Il s'agit pourtant d'une piste intéressante, exploitée par certaines législations étrangères, comme la loi italienne ou la loi suisse, qui prévoient expressément une exonération de responsabilité de la personne morale qui a mis en place un code éthique.

Bien entendu, la délégation de pouvoirs peut aussi apparaître comme une stratégie ponctuelle d'anticipation du risque pénal.

La responsabilité du dirigeant étant liée à la notion de pouvoirs, le transfert de pouvoirs opéré par la délégation emporte un transfert de responsabilité. A ce titre la délégation de pouvoirs ne doit pas être confondue avec la délégation de signature qui n'a aucune conséquence en matière de responsabilité.

Le principe du transfert de la responsabilité via la délégation de pouvoirs est ancien, puisqu'il remonte à une jurisprudence de 1902. Par cinq arrêts en date du 11 mars 1993 (Cass. crim., 11 mars 1993, cinq arrêts, n ̊ 9084.931 N° Lexbase : A3494ACE ; n ̊ 9180.958, publié N° Lexbase : A1524ATM ; n ̊ 9180.598, publié N° Lexbase : A1522ATK ; n ̊ 9183.655, publié N° Lexbase : A1523ATL et n ̊ 9280.773, publié N° Lexbase : A1552ATN), la Chambre criminelle de la Cour de cassation a défini les contours de la délégation de pouvoirs : "sauf dans les cas où la loi en décide autrement, le chef d'entreprise, qui n'a pas personnellement pris part à la réalisation de l'infraction, peut s'exonérer de sa responsabilité pénale s'il rapporte la preuve qu'il a délégué ses pouvoirs à une personne pourvue de la compétence, de l'autorité et des moyens nécessaires". En outre, l'article 1213, alinéa 3, du Code pénal (N° Lexbase : L2053AMY) y fait implicitement référence, en énonçant que "il y a également délit, lorsque la loi le prévoit, en cas de faute d'imprudence, de négligence ou de manquement à une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, s'il est établi que l'auteur des faits n'a pas accompli les diligences normales compte tenu, le cas échéant, de la nature de ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences ainsi que du pouvoir et des moyens dont il disposait".

La délégation de pouvoirs est indispensable dans les entreprises de grande taille car le dirigeant ne pourra assurer seul la surveillance de tout et de tous. Au contraire, la délégation de pouvoirs n'est pas concevable dans les plus petites entreprises, le chef d'entreprise pouvant et devant assumer seul ses fonctions.

Il existe une très large palette de pouvoirs délégables. Toutefois, certains pouvoirs ne peuvent pas être délégués, ceux que la loi pose comme relevant des fonctions du dirigeant et de lui seul. Il en est notamment ainsi de la publication de l'information financière, de la nomination des commissaires aux comptes lorsque la loi la rend obligatoire par le franchissement de seuils. Concernant le délit d'entrave, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a retenu, dans un arrêt du 15 mai 2007, que même s'il confie à un représentant le soin de présider le comité central d'entreprise, le chef d'entreprise engage sa responsabilité à l'égard de cet organisme s'agissant de mesures ressortissant à son pouvoir propre de direction, sans pouvoir opposer l'argumentation issue d'une délégation de pouvoir (Cass. crim., 15 mai 2007, n ̊ 0684.318, FP+F N° Lexbase : A5200DWI).

La jurisprudence a posé des conditions pour que la délégation de pouvoirs soit valable : - elle doit être suffisamment précise ; - elle doit correspondre à l'activité du délégataire, de sorte qu'il convient d'être attentif à l'évolution des missions du délégataire et d'adapter la délégation de pouvoir à celle-ci ; - le délégataire doit être pourvu de la compétence, de l'autorité et des moyens nécessaires ; - le délégataire doit avoir une large indépendance, l'immixtion du chef d'entreprise dans l'exercice du pouvoir par le délégataire rompant l'effet exonératoire de responsabilité de la délégation de pouvoirs.

En ce qui concerne les subdélégations, la question s'est posée de savoir si celles-ci étaient valables alors que le délégant n'avait pas prévu et donc accepté expressément la possibilité pour son délégataire de déléguer à son tour ses pouvoirs. Aujourd'hui la solution est connue : la jurisprudence le permet (Cass. crim., 30 octobre 1996, n ̊ 9483.650 N° Lexbase : A4469AGM), sauf si le délégant s'est clairement opposé à cette possibilité ou s'il y a cumul de délégations, puisque le chef d'entreprise ne peut déléguer ses pouvoirs à plusieurs personnes pour l'exécution d'un même travail, un tel cumul étant de nature à restreindre l'autorité et à entraver les initiatives de chacun des prétendus délégataires (Cass. crim., 23 novembre 2004, n ̊ 0481.601, FP+F N° Lexbase : A1379DES).

Des problèmes spécifiques se posent s'agissant de la fin des fonctions du délégant. Ainsi, en cas de cession d'entreprise, la jurisprudence considère traditionnellement qu'il y a lieu d'appliquer l'article L. 12441 du Code du travail (N° Lexbase : L1480H9P), si bien que la délégation de pouvoirs, convention accessoire au contrat de travail, est automatiquement transférée au nouvel employeur avec ledit contrat. C'est en ce sens qu'a statué la cour d'appel de Rennes, dans le cadre d'une fusion-absorption, retenant que du fait de cette opération, le contrat de travail, dont la délégation de pouvoirs est l'accessoire nécessaire et indissociable, a été de plein droit transféré à la société absorbante, et que le changement des structures juridiques, n'ayant pas eu pour effet de modifier la portée des pouvoirs initialement consentis au prévenu dirigeant une établissement, la délégation de pouvoirs doit être considérée comme encore valable. La Cour de cassation a censuré les juges du fond estimant, au contraire, qu'en "se déterminant ainsi, sans rechercher si la fusion-absorption invoquée, qui avait donné lieu à la création d'une société distincte de la précédente et à un changement de dirigeant social, n'avait pas eu pour effet d'entraîner la caducité de la délégation de pouvoirs accordée, pour la durée de la responsabilité du chef d'entreprise délégant au sein de la société absorbée, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision" (Cass. crim., 20 juillet 2011, deux arrêts, n ̊ 1086.705, FD N° Lexbase : A3316HWQ et n ̊ 1087.348, FD N° Lexbase : A3315HWP). En effet, la fusion-absorption, à la différence d'autres opérations comme la simple cession, entraîne la disparition de la société absorbée. Toutefois, ces arrêts ne permettent pas de considérer qu'elle suffirait, à elle seule, à entraîner la caducité de la délégation de pouvoirs. Ils appellent cependant les praticiens à faire preuve d'une grande vigilance, en cas de fusion-absorption, et les invitent à opérer les vérifications nécessaires afin de mettre à jour les délégations avec le nouveau dirigeant et palier ainsi tout risque de caducité des délégations de pouvoirs.

Il est utile de rappeler que la délégation de pouvoir est souvent conçue comme un moyen d'exonération de la responsabilité pénale du dirigeant. Or, tel n'est pas son objet ; c'est l'un de ses effets. Elle est un outil de mise en oeuvre des prescriptions dans l'entreprise et doit être conçue comme tel. Ce principe permet de voir toute la cohérence de la jurisprudence : la validité des subdélégations se justifie pleinement dès lors qu'elles sont utiles à la mise en oeuvre des prescriptions ; de même, l'interdiction des délégations conjointes s'appuie sur ce principe, dans la mesure où elles ont pour effet de créer un vrai risque de paralysie et donc d'inapplication des prescriptions de l'entreprise.

Pour en terminer sur cette question de la responsabilité pénale du dirigeant, il faut aborder la généralisation du whistleblowing, telle qu'elle est prévue dans le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière. Ce principe, qui existe déjà en matière de harcèlement moral ou sexuel, suppose que le salarié qui dénonce ces faits ne pourra se voir infligé de sanction. Ainsi, un nouvel article L. 113233 serait ajouté dans le Code du travail, aux termes duquel : "aucune personne ne peut être écartée d'une procédure de recrutement ou de l'accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l'objet d'une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, notamment en matière de rémunération, au sens de l'article L. 32213, de mesures d'intéressement ou de distribution d'actions, de formation, de reclassement, d'affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat, pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d'un délit ou d'un crime dont il aurait eu connaissance dans l'exercice de ses fonctions".

Cette disposition posera l'inévitable problème de la réorganisation des entreprises et du partage de l'information ; elle conduira soit à une transparence totale, ce qui est peu probable, soit à un cloisonnement strict, qui pourra nuire au fonctionnement de l'entreprise. Il ne s'agit pas de cacher une infraction, mais d'éviter qu'une suspicion infondée ne naisse.

II — La responsabilité pénale de la personne morale et l'organisation de l'entreprise

On assiste aujourd'hui à une véritable autonomie de la responsabilité des personnes morales par rapport aux personnes physiques. Cette responsabilité découle pourtant d'un acte de la personne physique puisque l'article L. 1212 du Code pénal (N° Lexbase : L3167HPY) énonce clairement que les personnes morales sont responsables pénalement des infractions commises, pour leur compte, par leurs organes ou représentants. Ce fonctionnement du schéma d'imputation est logique dès lors qu'une personne morale ne peut pas agir sans l'intermédiaire d'une personne physique.

Le législateur a toutefois restreint les personnes physiques dont les actes peuvent entraîner la responsabilité des personnes morales : seuls les organes ou représentants sont visés par le texte. Il y a donc un enjeu important dans l'identification des organes ou des représentants de la personne morale. D'ailleurs la Chambre criminelle de la Cour de cassation, tel qu'elle l'a exprimé dès le début des années 2000, veille à ce que les juges du fond identifient l'organe ou le représentant ayant commis l'infraction. La Haute Cour a en effet énoncé que la personne morale ne peut voir sa responsabilité engagée au motif qu'elle a commis, par elle-même ou par ses agents ayant la maîtrise des décisions, certaines infractions, sans rechercher si elles ont été commises par ses organes ou représentants (Cass. crim., 18 janvier 2000, n ̊ 9980.318 N° Lexbase : A3244AUP). En exigeant une telle identification de l'organe ou du représentant, l'effet escompté d'allègement de la responsabilité pénale des personnes physiques dirigeantes par la mise en place d'une responsabilité des personnes morales ne s'est pas produit ; au contraire, on a même pu assister à une sur-pénalisation avec la présence de deux responsables, puisque la responsabilité pénale des personnes morales n'exclut pas celle des personnes physiques auteurs ou complices des mêmes faits.

Cette situation a quelque peu évolué au milieu des années 2000. Ainsi dans un arrêt du 20 juin 2006, la Chambre criminelle retient, pour la première fois, qu'une société ne saurait contester sa condamnation au motif que la cour d'appel n'a pas identifié l'auteur des manquements, dès lors que l'infraction n'a pu être commise pour son compte que par ses organes ou représentants (Cass. crim., 20 juin 2006, n ̊ 0585.255, FP+F+I N° Lexbase : A3845DQH). En l'espèce, la société a été jugé responsable d'un homicide involontaire, en raison de l'inobservation de dispositions relatives à la sécurité des travailleurs.

La Cour de cassation reconnaît ainsi la possibilité de condamner la personne morale indépendamment de l'identification de la personne physique auteur de l'infraction, dès lors qu'il est certain que l'infraction ne peut avoir été commise que par un organe ou un représentant de la personne morale. Il était concevable que l'imputabilité de l'infraction à la personne morale dans de telles conditions devait être limitée au domaine des obligations de sécurité qui relève exclusivement des pouvoirs du chef d'entreprise.

Pourtant en 2008 la Chambre criminelle a poursuivi dans cette voie en utilisant le même raisonnement, jugeant, à propos de l'infraction de faux, que "les personnes morales peuvent être déclarées pénalement responsables dès lors que les infractions s'inscrivent dans le cadre de la politique commerciale des sociétés et ne peuvent avoir été commises, pour le compte de celles-ci, que par leur organes ou représentants" (Cass. crim., 25 juin 2008, n ̊ 0780.261, FSP+F N° Lexbase : A1152EAW). Un principe plus général, non circonscrit aux circonstances de l'espèce peut se dégager, selon lequel dès lors que l'infraction est conçue comme participant de la politique commerciale, le juge peut se dispenser d'identifier l'organe ou le représentant.

Cette responsabilité pénale prend donc une certaine autonomie, certains auteurs allant jusqu'à parler de reconnaissance de la faute personnelle de la personne morale et donc de la théorie de la réalité. Au-delà de ces aspects théoriques, la solution dégagée par la Chambre criminelle peut sembler opportune au regard de la politique répressive: elle évite de poursuivre les personnes physiques, notamment les délégataires de pouvoir, qui auraient manqué à une obligation de sécurité, tout en permettant la réparation du dommage en engageant la responsabilité de la personne morale.

Toutefois, sur la jurisprudence en matière de blessures involontaires découlant du non-respect d'une obligation de sécurité, si la Cour de cassation reconnaît aux juges du fond la possibilité de ne pas identifier l'organe ou le représentant, elle ne manque pas de leur rappeler l'exigence de motivation de leur décision. Ainsi, les juges pour s'exonérer de l'identification doivent-ils au préalable caractériser un manquement à une obligation de sécurité qui incombe à un représentant ou à un organe de la société (cf. Cass. crim., 11 avril 2012, n ̊ 1086.974, FSP+B N° Lexbase : A5810IIZ).

En ce qui concerne la "politique commerciale", cette jurisprudence a récemment permis au TGI de Paris, constatant que l'infraction relevait de cette notion de relaxer les prévenus, personnes physiques, seuls poursuivis, en estimant qu'elle incombait à la seule personne morale. Ceci démontre bien, l'émergence d'une responsabilité "en propre" dégagée de la personne physique. Ce mouvement jurisprudentiel semble ainsi tendre vers la réalisation de l'objectif du législateur d'allégement de la responsabilité des personnes physiques dirigeantes et de considérer le fait matériel de l'organe ou du représentant comme un révélateur de la responsabilité de la personne morale.

Voir aussi

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