A qui appartiennent les œuvres et inventions réalisées par des salariés ? (fr)

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.


France >  Droit privé >  Propriété intellectuelle  


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Source : Blog du cabinet Fidal
Auteures : Mathilde Ponchel et Christine Piault
Octobre 2018


Mots-clés : Droit du travail, Patrimoine immatériel, Propriété intellectuelle, titularité


L’entreprise dispose-t-elle bien des droits de propriété intellectuelle sur les créations nées en son sein, ou le salarié en reste-t-il propriétaire ?


Quand droit du travail et propriété intellectuelle se rencontrent, plusieurs principes se confrontent.


Il faut souvent coordonner plusieurs philosophies : la liberté souvent nécessaire à la création doit coexister avec la subordination induite par le contrat de travail.


Pour coordonner ces principes, l’entreprise se doit d’anticiper : la question de la titularité des droits sur les œuvres et inventions de ses salariés ne peut pas être éludée car le patrimoine de l’entreprise peut être remis en cause.


Nous allons voir que pour anticiper cette problématique, il faut en connaitre les principes, savoir ce qui peut être modifié par contrat et selon quel formalisme, pour enfin identifier quelques règles d’or pour les entreprises qui souhaitent sécuriser le périmètre de leur propre patrimoine immatériel tout en déterminant ce qui demeure la propriété de leurs salariés.


Tout d’abord, deux types de réalisations des salariés sont à distinguer car ils ne sont pas soumis aux mêmes principes : les créations d’un côté et les inventions des salariés de l’autre.


Concernant les créations

Il s’agit ici notamment du cas des dessins, des textes, des schémas, des photographies qui sont originaux– c’est-à-dire s’ils comportent l’empreinte de la personnalité de l’auteur – et qui sont créés par des salariés.


Le principe est bien établi :

Le salarié, et non son employeur, est considéré comme l’auteur de l’œuvre.


Il s’agit d’un principe de base de la propriété intellectuelle, fixé par l’article L111-1 du Code de la Propriété Intellectuelle : « L’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. »


Il n’y a donc pas de cession automatique au profit de l’employeur du seul fait de l’existence d’un contrat de travail, sauf à être face à deux exceptions à ce principe (les œuvres collectives et les logiciels) qui sont directement dévolues à l’entreprise ou à prévoir une cession dans le contrat de travail.


Deux exceptions à ce principe :

  • Les œuvres collectives sont définies par l’article L113-2 du Code de la Propriété Intellectuelle : « Est dite collective l’œuvre créée sur l’initiative d’une personne physique ou morale qui l’édite, la publie et la divulgue sous sa direction et son nom et dans laquelle la contribution personnelle des divers auteurs participant à son élaboration se fond dans l’ensemble en vue duquel elle est conçue, sans qu’il soit possible d’attribuer à chacun d’eux un droit distinct sur l’ensemble

réalisé.»


L’employeur sera titulaire initial des droits attachés aux œuvres collectives créées par ses employés.


L’œuvre collective apparaît dès lors comme un outil fréquemment invoqué par les employeurs qui souhaitent démontrer être les titulaires d’une création salariée, par exception à l’article L111-1.


Les tribunaux ne manquent pas de cas dans lesquels les entreprises revendiquent la qualification « d’œuvre collective » pour se voir reconnaître la titularité du droit d’auteur face à des salariés qui souhaitent eux démontrer leur indépendance pour revenir au principe de base et ainsi être qualifiés d’auteurs.


L’étude des différents cas permet d’identifier les critères qui conduisent à appliquer le régime de l’œuvre collective [1] .


Les juges s’attachent à la recherche d’autonomie : si le travail s’inscrivait dans un cadre contraignant qui obligeait le salarié à se conformer aux instructions esthétiques qu’il recevait de ses supérieurs, si les dessins en cause étaient dans le respect du style de l’entreprise, si d’autres personnes faisaient partie de la chaîne de création, si la divulgation a eu lieu sous le nom de l’employeur, de telles circonstances sont de nature à exclure l’idée d’une autonomie du salarié.


Toutefois, de simples instructions ou indications données par l’entreprise ne suffisent pas à démontrer l’existence d’un cadre contraignant qu’impose la qualification d’œuvre collective.


Il est tout à fait possible d’insérer une clause dans le contrat de travail selon laquelle les créations du salarié sont des œuvres collectives. Dans cette hypothèse, l’entreprise peut également envisager la cession des droits de propriété intellectuelle sur les œuvres qui seraient exceptionnellement individuelles [2]


  • Les logiciels : seconde exception au principe, selon l’article L113-9 du Code de la Propriété Intellectuelle : Les droits sur les logiciels sont directement confiés à l’employeur. Les droits patrimoniaux sur les logiciels et leur documentation créés par un ou plusieurs employés dans l’exercice de leurs fonctions ou d’après les instructions de leur employeur sont dévolus à l’employeur qui est seul habilité à les exercer.


Les conditions sont claires : être en présence d’un logiciel original, créé par un ou plusieurs employés, dans l’exercice de leurs fonctions et d’après les instructions de l’employeur.


Attention, ces règles qui s’appliquent aux salariés, ne concernent pas les :


  • Stagiaires (n’ayant pas la qualité de salarié, le régime dérogatoire relatif aux inventions et créations de logiciel par les salariés – régime favorable à l’employeur – ne trouve pas à s’appliquer.

Il apparait dès lors indispensable pour l’employeur d’organiser, en amont, le transfert de la propriété de l’invention ou des droits d’auteurs du stagiaire attachés à ses créations.)

  • Agents publics
  • Journalistes (l’entreprise de presse se voit conférer de nombreux droits.)


Lorsque nous ne sommes pas dans les cas de l’œuvre collective ou du logiciel, quelle option pour l’employeur qui souhaite disposer de droits sur les créations de ses salariés ?


La rédaction du contrat de travail pour déroger au principe :

Par principe, la conclusion d’un contrat de travail avec l’auteur n’altère en rien la titularité des droits par ce dernier sur son œuvre.


Toutefois, il est possible de procéder à une cession de droits par le biais du contrat de travail.


En cas de revendication des droits par le salarié, l’entreprise pourra ainsi prouver que celui-ci les lui a confiés. Les litiges relatifs à la propriété intellectuelle sont d’ailleurs soumis au Tribunal de Grande Instance et ce, même en présence d’un contrat de travail.


La clause de cession pour être valable doit répondre à certaines règles :


  • Pas de cession des œuvres futures : certaines entreprises prévoient des clauses selon lesquelles le salarié s’engage à céder ses droits sur l’ensemble des œuvres qu’il serait amené à créer tout au long de la relation de travail.


Cependant, en vertu de l’article L 131-1 du Code de la propriété intellectuelle, la cession globale des œuvres futures est nulle.


Le risque encouru par un employeur dans une telle situation découlerait de ce que le salarié revendique ses droits, demande le paiement d’arriérés et lui interdise d’exploiter l’œuvre dont les droits lui reviennent.


Dès lors, il convient de prévoir des cessions régulières par écrit.


Une salariée (cass 1ere civ 3 avril 2002) a invoqué le vice de violence indiquant qu’elle n’avait accepté la cession que sous la menace d’un licenciement ce qui n’a pas été retenu.


  • Les droits cédés doivent être détaillés : L’article L 131-3 du Code de la propriété intellectuelle prévoit que la transmission des droits d’auteur n’est possible qu’à la condition que chacun des droits cédés fasse l’objet d’une mention distincte dans l’acte de cession et que le domaine d’exploitation des droits cédés soit délimité quant à son étendue, sa destination, son lieu et sa durée. Le contrat devra donc reprendre chaque droit cédé en le détaillant. En cas de non respect de ces dispositions, la cession sera nulle.


L’employeur doit dans l’idéal procéder par voie d’avenants au contrat de travail : pour chaque œuvre créée et pour chaque droit cédé et prévoir une rémunération correspondante (proportionnelle ou forfaitaire selon la nature de l’œuvre).


  • L’inaliénabilité des droits moraux : La cession ne peut en aucun cas porter sur les droits moraux du salarié qui demeurent inaliénables. Ces droits lui permettent d’interdire la modification de son œuvre et d’exiger la mention de son nom comme auteur.


En conclusion, voici quelques recommandations de rédaction du contrat de travail pour les entreprises soucieuses de pouvoir disposer de droits d’exploitation sur les créations de leurs salariés :


  • Insérer la présomption du caractère collectif des créations (collecter et conserver les éléments qui démontrent cette qualification)
  • Prévoir la cession des droits sur les créations qui ne seraient ni collectives, ni logicielles, réitérer à échéance régulière cette cession :

par voie d’avenants successifs en fonction de l’évolution commerciale de l’œuvre

  • Prévoir une rémunération correspondante (qui peut être intégrée au salaire en étant incorporé et identifiable comme tel)
  • Intégrer une clause de loyauté contractuelle et de coopération


Concernant les inventions

Il s’agit ici de la titularité des droits sur les créations industrielles.


La réglementation des inventions salariées relève de l’article L.611-7 du Code de la Propriété Intellectuelle qui fait dépendre la répartition des droits de la définition de l’invention.


Dans certains cas, le salarié pourra conserver la titularité de ses droits sur l’invention et dans d’autres, c’est à l’employeur qu’ils reviendront.


Cette question suscite beaucoup de litiges ce qui n’est pas étonnant lorsque l’on constate que 90 % des inventions brevetées sont le fait d’inventeurs salariés.


Les inventions de mission

Elles sont créées dans le cadre des missions du salarié ou encore dans le cadre d’études ou de recherches lui ayant été confiées. Dans ce cas, l’employeur est seul titulaire des droits sur l’invention.


En revanche, le salarié pourra s’il le souhaite être mentionné comme inventeur et bénéficiera d’une rémunération supplémentaire (fixée par la convention collective, l’accord d’entreprise ou le contrat de travail).


Depuis un arrêt de la Cour d'appel de Paris du 30 mai 2017, en l'absence d'une convention collective ou d'un accord d'entreprise, les règles de calcul de la rémunération supplémentaire doivent être expressément acceptées par écrit par le salarié pour lui être opposables.


Les inventions hors mission « attribuables »

Le salarié agit hors du cadre de sa mission mais l’invention présente tout de même un lien avec l’entreprise (elle entre dans le domaine d’activité du salarié ou a été mise en œuvre grâce aux moyens mis à disposition par l’entreprise).

Le salarié est titulaire des droits sur son invention mais l’employeur bénéficie d’un droit de revendication. Ce dernier pourra bénéficier d’un droit de jouissance ou d’un droit d’attribution par lequel il revendiquera la propriété de l’invention en contrepartie du paiement au salarié d’un « juste prix ».


Les inventions hors mission « non attribuables »

Il s’agit du cas des inventions réalisées hors du cadre des missions du salarié et sans aucun lien avec l’entreprise.

La titularité des droits revient alors logiquement et entièrement au salarié qui ne bénéficiera d’aucune rémunération de la part de l’employeur.


Comme nous l’avions vu pour les créations salariées, la rédaction du contrat de travail est primordiale pour anticiper le sort de la titularité des droits des inventions de salariés et ce plus particulièrement au niveau de la définition du cadre de la mission.

Depuis la loi Macron du 6 août 2015 il pèse sur l’employeur une obligation d’informer son salarié inventeur des demandes et des obtentions de titres sur l’invention.


En conclusion, voici quelques recommandations pour les entreprises soucieuses de sécuriser leurs droits sur les inventions de leurs salariés :


  • Bien rédiger la définition de l’activité pour déterminer avec précision les missions confiées au salarié même temporaires car toutes les inventions dites hors mission appartiennent au salarié
  • Prévoir une obligation d’information de l’employeur par le salarié concernant toute création ou invention qu’il aurait créée ayant un lien direct ou indirect avec sa fonction / le domaine d’activité de l’entreprise.
  • Intégrer une clause de loyauté contractuelle et de coopération


Notes

  1. 1 Un arrêt de la Cour de cassation (Cass. 1ere civ., 19 décembre 2013) concernant une salariée de Van Cleef & Arpels vient confirmer une jurisprudence établie : il s’agissait de ses dessins de bijoux. Selon les juges : La conception des bijoux procédait « d’un travail collectif associant de nombreuses personnes, les sociétés avaient le pouvoir d’initiative sur la création, en contrôlaient le processus jusqu’au produit finalisé en fournissant à l’équipe des directives et instructions esthétiques afin d’harmoniser les différentes contributions ». Cette position confirmait une autre décision Van Cleef (Cour d’appel de Paris du 14 septembre 2012) dans laquelle la cour estimait « en l’absence d’autonomie dans la réalisation du dessin » que la revendication du dessinateur n’était pas fondée. Une décision de la Cour d’appel de Paris du 23 mai 2017 a encore précisé les critères de l’œuvre collective.
  2. 2 Chambre sociale, Cour d’appel de Lyon, le 10 juin 2016 : Concernant une directrice artistique junior d’une agence -les juges ont retenu une présomption de caractère collectif des œuvres car le contrat de travail prévoyait que ses œuvres constituaient des œuvres collectives appartenant à la société et que si elle venait à créer des œuvres « n’ayant pas la qualification d’œuvres collectives » elle reconnaissait et acceptait « que sa rémunération mensuelle englobe la cession » de ses droits ».