Absence d'ouvrage (fr)

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Compte-rendu de la réunion du 25 mars 2014 de la Commission de droit immobilier du barreau de Paris, réalisé par Anne-Lise Lonné-Clément, Rédactrice en chef de Lexbase Hebdo — édition privée

Commission ouverte : Immobilier
Responsables : Jehan-Denis Barbier et Jean-Marie Moyse, avocats au barreau de Paris

Sous-commission : Responsabilité et assurance des constructeurs
Responsable : Michel Vauthier, avocat au barreau de Paris

Intervention de M. Jean-Michel Berly, Expert Référent “Droit Immobilier” (Group Legal BNP Paribas)


1/ Introduction : énoncé du problème

La question posée est celle de savoir qui doit supporter le coût de création d’un ouvrage non prévu à l’origine et dont l’absence est à l’origine d’un désordre (exemple significatif du cuvelage).

Est-ce le maître de l’ouvrage ou l’acquéreur, puisque cet ouvrage est nécessaire et qu’il l’aurait payé s’il avait été prévu dès l’origine ?

Est-ce l’architecte, qui a commis une faute de conception et doit répondre de ses fautes ?

Est-ce tout autre locateur d’ouvrage (constructeur au sens de l’article 1792-1 c. civ.), débiteur, comme l’architecte, d’une présomption de responsabilité en cas de désordre affectant l’ouvrage et tenu d’une obligation de résultat ?

Et qu’en est-il s’agissant de l’assureur ayant délivré une police « dommages-ouvrage » ?

La question se pose régulièrement depuis de nombreuses années, tant en ce qui concerne la responsabilité des constructeurs proprement dite qu’en matière d’assurance construction (ce sont d’ailleurs les assureurs qui l’ont évoquée en premier, pour contester leur garantie[1].


Elle ne concerne pas :

- l’hypothèse de la non-conformité non décelée à la réception qui est à l’origine du désordre (dont la jurisprudence considère qu’elle relève de la responsabilité décennale et non de la responsabilité contractuelle de l’article 1147,

- celle de la non-conformité n’entraînant aucun dommage (qui relève de la responsabilité contractuelle de l’article 1147 c. civ., sous réserve de l’effet exonératoire de la réception),

- ou encore celle de l’ouvrage que le maître de l’ouvrage a fait supprimer en toute connaissance de cause, dont l’immixtion technique est donc une cause exonératoire de la présomption de responsabilité évoquée ci-dessus.

Pour tenter de répondre à cette question en droit privé, je rappellerai l’avis de la doctrine (2/) avant d’analyser les solutions données par la Cour de cassation (3/) de déceler les règles de droit qui la guident (4/) et d’évoquer les conséquences de cet état du droit positif en matière de polices « dommages-ouvrage » (5/).


2/ La doctrine peut paraître hésitante

. Pour le professeur LIET-VEAUX[2]la notion d’enrichissement sans cause peut être opposée au maître de l’ouvrage,

. Me CASTON[3] constate une divergence entre jurisprudence judiciaire et administrative, évoque le « déséquilibre » qui résulterait selon lui d’une réparation apportant une amélioration au maître de l’ouvrage mais constate que l’éventuel enrichissement trouve sa cause dans l’obligation de réparer,

. Me Jean-Pierre KARILA[4]souligne la difficulté de retenir une solution unique et se fonde (paradoxalement) sur le principe de la réparation intégrale pour considérer que le constructeur doit supporter le coût stricte de la réparation à l’exclusion de celui de l’amélioration apportée à l’ouvrage,

. M BOUBLI[5]comme Me CASTON, considère quant à lui que l’enrichissement n’est pas sans cause car il se justifie par la faute du constructeur et son obligation de réparer.

. C’est la position qui est reprise par Me CHENUT[6] , dans un article qui constate l’état de la jurisprudence à partir des précédentes publications sur le sujet.

La doctrine n’est donc pas tout à fait unanime et apprécie confusément la notion de réparation.


3/ Mais la jurisprudence est constante

Si la stricte réparation impose la création d’un ouvrage non prévu à l’origine, le coût de construction de cet ouvrage est inclus dans celui de la réparation incombant au locateur d’ouvrage, débiteur de la présomption de responsabilité :

. Constance des décisions de la Cour de cassation (voir de 1961 à 1993[7]),

. Ass. Plén. 07/02/86[8]à propos de la construction de caniveaux destinés à recevoir les nouvelles canalisations et à en permettre la visite qui, d’après les experts, constituait une amélioration par rapport à la construction livrée à l’origine : « … que la CA a souverainement décidé que les travaux réalisés étaient nécessaires pour rendre l’installation conforme à sa destination sans qu’il y ait lieu de tenir compte d’un enrichissement dû à des caniveaux maçonnés ou d’une quelconque vétusté. »,

. Voir les arrêts cités par Me CHENUT[9]

. Voir les arrêts cités par Me Laurent KARILA et Cyrille CHARBONNEAU[10] , qui mettent en évidence les solutions contraires de la jurisprudence administrative,

. Cass. civ. 3ème, 26/01/2000[11], toujours à propos d’un cuvelage, arrêt qui décrit précisément en quoi consiste la non immixtion du maître de l’ouvrage et se réfère au principe de la réparation intégrale,

. Cass. civ. 3ème 11/04/12[12], toujours à propos d’un cuvelage, arrêt qui rejette le pourvoi régularisé contre un arrêt de CA très précis qui compare création d’un cuvelage et rabattement de la nappe phréatique, avec analyse des conséquences juridiques dans les deux cas (rejet de la solution « nappe phréatique » qui impose un entretien à la charge du propriétaire de l’immeuble et ne permet pas de le placer dans la situation qui aurait été la sienne si le désordre n’était pas intervenu),

. Exception qui n’en est pas une: Cass. civ. 3ème 22/05/12[13] : un maître d’oeuvre avait une mission de conception d’une maison d’habitation et avait oublié de prévoir le raccordement de ladite maison au réseau d’alimentation en eau potable ; le maître de l’ouvrage avait obtenu devant le juge de proximité la condamnation du maître d’oeuvre à lui verser des dommages et intérêts (3.436,19 €) correspondant au « préjudice constitué par le coût des travaux de raccordement au réseau … qui n’étaient pas prévus par le devis estimatif » et qu’il avait supportés ; sur pourvoi du maître d’oeuvre, la Cour de cassation casse le jugement au motif « qu’en statuant ainsi, alors que ces travaux étaient nécessaires à la réalisation d’une maison d’habitation conforme à sa destination, la juridiction de proximité a violé les textes susvisés », à savoir les articles 1147 et 1149 du c. civ.(art. 1149 : « Les dommages et intérêts dus au créancier sont, en général, de la perte qu’il a faite et du gain dont il a été privé … »); mais cette décision, comme le confirme sa motivation, portait sur les conséquences de la responsabilité contractuelle du maître d’oeuvre et non sur la réparation d’un ouvrage affecté d’un désordre de sorte qu’elle ne constitue pas une évolution de la jurisprudence précitée,

. Cass. civ. 3ème 26/09/12[14], confirmation de la jurisprudence constante à propos d’une « mise à niveau » de l’installation (problème d’évacuation de la vapeur produite par l’installation litigieuse),

. Cass. civ. 3ème 20/11/13[15], également jurisprudence constante à propos de la création d’un talus drainé par réseau dans le cadre de travaux d’aménagement d’une carrière.


4/ Les règles de droit applicables[16]

. L’explication de la portée de l'article 1792 du c. civ. par les travaux préparatoires de 1804 : l’exemple du vice du sol dont le constructeur doit répondre ; en d’autres termes le maître de l’ouvrage ne connaît pas les règles de construction et le locateur d’ouvrage, qui est technicien, doit prévoir les fondations nécessaires à l’adaptation du bâtiment (naissance de l’obligation de résultat, du devoir de conseil),

. L’obligation de résultat ; définition par MM MAZEAUD et de JUGLART ; complément de l’art. 1135 c. civ. : « Les conventions obligent non seulement à ce qui y est exprimé, mais encore à toutes les suites que l’équité, l’usage ou la loi donnent à l’obligation d’après sa nature »,

. Justification confirmé lorsque le marché est à forfait : article 1793 du c. civ. : « Lorsqu'un architecte ou un entrepreneur s'est chargé de la construction à forfait d'un bâtiment, d'après un plan arrêté et convenu avec le propriétaire du sol, il ne peut demander aucune augmentation de prix, ni sous le prétexte de l'augmentation de la main-d’oeuvre ou des matériaux, ni sous celui de changements ou d'augmentations faits sur ce plan, si ces changements ou augmentations n'ont pas été autorisés par écrit, et le prix convenu avec le propriétaire. », dont la jurisprudence déduit que les travaux nécessaires au parachèvement de l’ouvrage non prévus dans le forfait ne donnent pas lieu à paiement supplémentaire par le maître de l’ouvrage,

. Cette règle de 1793 doit s’appliquer en cas de réparation de l’ouvrage affecté d’un désordre, d’une part, parce que 1793 n’est pas limité dans le temps, d’autre part, parce que c’est l’existence du désordre qui cause la nécessité de réaliser ces travaux non prévus,

. Il n’est pas possible de retenir la notion d’enrichissement sans cause puisque la cause résulte de la faute du constructeur et de son obligation de réparer,

. La question de savoir quel locateur d’ouvrage doit répondre de l’absence d’ouvrage relève de l’appréciation souveraine du juge du fond ; dans l’arrêt du 26/01/2000 précité[17], la 3ème Chambre civile motive très précisément les raisons pour lesquelles elle décide de faire porter sur le seul maître d’oeuvre la charge définitive de la condamnation,

. Le principe de la réparation intégrale18 doit s’appliquer, selon lequel « le propre de la responsabilité civile est de rétablir aussi exactement que possible l’équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime, aux dépens du responsable, dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable n’avait pas eu lieu », dès lors que la création de l’ouvrage omis correspond à la réparation la moins onéreuse,

. La non application de ces principes reviendrait à supprimer l’obligation de résultat dont découle celle de conseil,

. Bien évidemment, les principes tomberaient en cas d’immixtion du maître de l’ouvrage[18], laquelle constituerait une cause exonératoire dégageant le locateur d’ouvrage de la présomption de responsabilité qui pèse à son encontre.


5/ Conséquences en matière de polices « dommages-ouvrage »

. Il résulte de l’Annexe II à l’ article A243-1 du code des assurances « définissant les clauses-types applicables aux contrats d’assurance de dommages ouvrage » que la police « dommages-ouvrage » a pour objet de garantir « en dehors de toute recherche de responsabilité, le paiement des travaux de réparation des dommages à l'ouvrage réalisé »,. Cette disposition particulière écarte le principe général indemnitaire résultant de l’art. L 121-1 du même code selon lequel « L'assurance relative aux biens est un contrat d'indemnité ; l'indemnité due par l'assureur à l'assuré ne peut pas dépasser le montant de la valeur de la chose assurée au moment du sinistre. »,

. Du fait de la constance de la jurisprudence statuant sur la responsabilité des locateurs d’ouvrage, il semble bien que les assureurs aient renoncé à contester leurs garanties au titre des polices « dommages-ouvrage » sur le fondement de ce qu’ils nommaient « la théorie de l’absence d’ouvrage ».

Il est d’ailleurs significatif de constater qu’il n’existe pas de jurisprudence récente à ce sujet, alors que les litiges récemment soumis à la Cour de cassation relevaient nécessairement, au moins pour la plupart d’entre eux, de l’obligation, pour le maître de l’ouvrage, de souscrire une police « dommages ouvrage ».

La solution justifiée et équitable retenue par l’Assemblée plénière dès 1986 ne paraît donc pas pouvoir être remise en cause.

Notes et références

  1. La question de l’absence d’ouvrage dans le cadre des polices maître d’ouvrage et dommages ouvrage, G. LEGUAY et JM BERLY, Revue de Droit Immobilier 1987, p. 15 et s. ; Etat de la jurisprudence judiciaire en matière d’absence d’ouvrage, G LEGUAY et JM BERLY, Revue de Droit Immobilier 1989, p. 15 et s.
  2. L’absence d’ouvrage (qui doit supporter la création de l’ouvrage dont l’absence est à l’origine des désordres ?), JM BERLY, Gazette du Palais, 10 au 12/04/94, p. 2 et s.
  3. Cf. note 2,
  4. Cf. note 2,
  5. Cf. note 2,
  6. L’absence d’ouvrage : a l’heure des bilans, Gazette du Palais, Doctrine 1996, p. 483 et s.,
  7. Idem notes 1 et 2,
  8. N° 84-15.189, Bull. ass. plén. N°2,
  9. Cf. note 6,
  10. Droit de la construction : responsabilités et assurances, LITEC, 2ème édition, n° 232, 798 et 799,
  11. N° 98-17045,
  12. N° 10-26.971
  13. N° 11-12.229, BETTI c/ SCHLUPP, BPIM 4/12, n° 320, Revue de Droit Immobilier 2012, p. 446 et s., obs.critique B BOUBLI,
  14. N° 11-17.602, Sté Marrons Glacés d’Aubenas c/ SMABTP, BPIM 6/12, n° 449,
  15. N° 12-29.259, Jurisdata n° 2013-026345, Construction-Urbanisme janvier 2014, n° 12, p. 30 et s., obs. C SIZAIRE ; voir également les arrêts cités dans ce commentaire,
  16. Cf. note 2,
  17. Cf. note 11,
  18. Cf. note 11.


Voir aussi

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