Prix Ayse Acinikli & Ramazan Demir : les plaidoiries (fr)

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.
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Les lauréats:


  • Maître Charles Haroche, Avocat au Barreau de Paris



Un concours de plaidoiries été organisé le 21 juillet 2016 à la Maison du Barreau de Paris, par l’équipe de défense des deux avocats turcs emprisonnés, Ayse Acinikli et Ramazan Demir.
Il ont été arrêtés le 16 mars 2016 alors qu’ils devaient intervenir le lendemain, pour défendre d’autres avocats également poursuivis depuis 2011, et un temps emprisonnés, en raison de leur travail de défense d’opposants.
Ayse Acinikli et Ramazan Demir sont toujours en détention.

> A propos de Maîtres Ayse Acinikli et Ramazan Demir 
> Support group for Istanbul imprisoned lawyers (Facebook)

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« Monsieur le Président, Madame et Monsieur du Tribunal,

Au moment de revêtir cette robe pour la première fois, vous êtes-vous interrogés sur sa symbolique première (…) sur sa réelle signification ?

Elle fait de vous des magistrats, elle fait de nous des auxiliaires de justice.

Votre mission consiste à trancher les litiges, la nôtre consiste à participer au fonctionnement de la justice, et avant toute chose à porter la voix de ceux dont nous défendons les intérêts, quels qu’ils soient.

Et sûrement avec une dimension particulière lorsqu’il s’agit de confrères.

(ôter sa robe)

Il est choquant de l’ôter dans le prétoire, n’est-ce pas ? (…)

Alors vous vous demandez pourquoi ?

Pour la simple et bonne raison que ce qui se joue ici (…) dans cette même salle (…) est un simulacre de procès, indigne de la justice que vous incarnez et que vous représentez.

(…) Un procès qui n’a que l’apparence de ce qu’il prétend être.

Alors, tombons les masques voulez-vous.

Peut-on raisonnablement considérer comme équitable un procès où seuls les éléments à charge seront examinés par votre Tribunal, à l’exclusion ne serait-ce que d’un élément à décharge ?

Un procès où tout semble être joué…d’avance.

Tout comme aucun pouvoir ne saurait subsister sans la reconnaissance de sa légitimité, sans le consentement de ceux qu’il assujettit, un Tribunal ne saurait siéger puis juger sans légitimité, sans que l’Homme ou la Femme qui comparait devant lui n’ait le sentiment d’une justice apparente, transparents.

La justice n’est légitime que si les juges ne disposent d’aucune idée préconçue sur l’affaire. Il leur appartient de tout mettre en œuvre afin de ne pas même être soupçonné d’en nourrir une (…)

Voilà bien la conception anglo-saxonne de l’impartialité telle que développée au gré de la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme et illustrée par l’adage : « Justice must not only be done – it must also be seen to be done ».

En 1951, l’assemblée plénière de la Cour de cassation en France avait rappelé que « le juge a le devoir de s’abstenir de tout acte ou comportement de nature à ébranler la confiance du justiciable ou à donner l’impression qu’il n’est plus indépendant ou impartial ».

Au prévenu pour des faits à caractère sexuel qui soupçonne la présidente de parti pris, celle-ci répondra en empoignant sa robe : « Vous voyez ça, nous sommes magistrats, nous ne sommes pas des femmes, en cet instant nous sommes magistrats ».

Le pouvoir légitime exerce le monopole de la violence légitime, tel que théorisé par Max Weber, mais qu’en est-il quand un pouvoir prétendument légitime exerce le monopole de la violence illégitime ?

Et que cette violence illégitime s’exerce à l’encontre de tous les membres de la société civile…

Je vois Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs du Tribunal que vous froncez les sourcils…mais qui sont-ils ?

Qui sont-ils ces citoyens honnis du pouvoir qui subissent les foudres d’une autorité judiciaire pourtant réputée aveugle aux intérêts de l’exécutif ?

Vous Monsieur le Président, vous Madame, vous Monsieur, nous prochainement…

Avant de détailler les faits pour lesquels comparaissent devant votre Tribunal nos éminents confrères, Ayse Acinikli et Ramazan Demir, nous souhaitons évoquer le cas de Monsieur Bilgin Ciftçi afin d’illustrer l’asservissement de l’autorité judiciaire et sa mise sous tutelle.

Monsieur Bilgin Ciftçi est un médecin.

Il a été formellement mis en cause en 2015 pour avoir publié sur son compte Twitter, supprimé depuis, une photo de notre Président Recep Tayyip Erdogan et l’autre de Gollum, petite créature emblématique du Seigneur des Anneaux.

Est-il sérieux qu’un tribunal turc ait mandaté un collège d’experts aux fins de déterminer si comparer Gollum à notre Président peut être considéré ou non (…) comme une insulte ?

Une telle anecdote pourrait porter à sourire si le Procureur, celui-là même qui arbore cette même robe, n’avait requis à l’encontre du Docteur Ciftçi deux ans de prison au visa de l’article 299 du Code pénal, lequel prévoit que tout individu qui insulte le président de la République sera condamné à une peine allant de un à quatre ans de prison.

De telles réquisitions jettent le discrédit sur l’institution judiciaire dans son ensemble.

Nul besoin de préciser que le Docteur Ciftçi a perdu du même coup son emploi au sein de l’hôpital qui l’embauchait jusqu’alors mais nul besoin de préciser que le pouvoir n’en a cure

Il ne s’agit là que d’un exemple illustrant la dérive autoritaire actuellement à l’œuvre dans notre pays

Depuis le début officiel de son mandat le 28 août 2014, notre Président a multiplié les poursuites pour insulte contre les journalistes, les artistes et les simples particuliers. Nombre d’entre eux sont aujourd’hui en détention provisoire.

La justice turque est instrumentalisée à des fins politiques. Vous me direz qu’il s’agit d’une affirmation péremptoire…je vous répondrai que 500 de nos confrères sont aujourd’hui poursuivis de chefs plus flous les uns que les autres.

Le contexte actuel ainsi rappelé, qu’est-ce que l’accusation reproche précisément à Ayse Acinikli et Ramazan Demir, détenus depuis le 6 avril 2016 après que leur appel ait été rejeté ?

Le fait de faire partie de l’équipe de défense des 46 avocats turcs poursuivis depuis 2011 pour association ou complicités avec une association terroriste, en l’occurrence le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) ?

Le fait d’avoir défendu les militants interpellés dans le cadre des gigantesques mobilisations de « Gezi » en juin 2013 ?

Le fait d’avoir participé à des conférences internationales ?

Ou bien encore le fait d’être un avocat d’origine kurde ?

Il y a une chose dont le pouvoir s’accommode très mal, c’est ce qui dérange…

Les accusations portées contre nos confrères s’inscrivent exclusivement dans le cadre de leur activité professionnelle de défense, ce qui démontre – si besoin en était – que tous ceux qui ne sont pas ralliés au pouvoir sont considérés comme des opposants.

D’opposants à prisonniers politiques, il n’y a qu’un pas.

Nos confrères sont poursuivis uniquement car ils défendent des opposants politiques et ont déposé de nombreuses requêtes auprès de la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Ils sont également membres actifs de l’association des avocats pour la liberté (OHD).

Ce que l’on reproche en filigrane à nos confrères est d’avoir fait usage de l’ensemble des voies de recours à leur disposition afin de faire appliquer les conventions internationales allant jusqu’à faire condamner la Turquie par la Cour Européenne des Droits de l’Homme


Notre Confrère Demir est poursuivi pour « dénigrement public de la Turquie avec allégation de violations des droits de l’homme et de torture, au moyen de propagandes et de campagnes sur la scène internationale ».

Quel est le fondement juridique d’une telle accusation ? Quid du principe de légalité des délits et des peines.

En 1792, Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes se portait volontaire pour assurer la défense de Louis XVI à son procès, celui-là même qui l’avait chargé de l’émancipation des protestants et des juifs.

Malesherbes écrit au Président de la Convention en ces termes : « j’ignore si la Convention nationale donnera à Louis XVI un conseil pour le défendre et si elle lui en laissera le choix. Dans ce cas-là, je désire que Louis XVI sache que, s’il me choisit pour cette fonction, je suis prêt à m’y dévouer ».

Louis XVI lui aurait répondu : « Votre sacrifice est d’autant plus généreux que vous exposez votre vie et que vous ne sauverez pas la mienne ».

En 1793, Malesherbes est incarcéré avec sa famille pour « conspiration avec les émigrés ». Il sera exécuté.

De quoi ou de qui avez-vous peur ? La peur ne saurait justifier l’absence de courage.

Il y a peu, nos confrères arrivaient au parloir, ils avaient une carte professionnelle et un permis de visite. A cet instant, ils étaient encore avocats et en face il y avait un détenu. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Quel genre de société propose le pouvoir turc ? Et surtout voulez-vous adhérer à cette conception de la société ?

Nous vous renvoyons devant vos responsabilités, vous jugez, vous condamnez, vous seuls êtes habilités à exercer le monopôle de la violence légitime.

Tout au long de la procédure, il ne nous a pas été possible d’assurer une « défense effective » au sens de la Convention européenne des Droits de l’Homme dès lors que nous n’avons pas eu accès à l’ensemble des éléments d’enquête concernant nos clients.

L’accès à l’intégralité du dossier doit être permis à toute personne soumise à une mesure privative de liberté, ce que constitue incontestablement la détention provisoire.

Le refus de communication du dossier est contraire aux exigences de l’article 6 de la CEDH qui impose le droit de tout accusé à être effectivement défendu par un avocat, garantie fondamentale du procès équitable.

Aujourd’hui même, ce jeudi 21 juillet 2016, la Turquie annonce qu’elle va temporairement déroger à la Convention Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) pendant l’état d’urgence récemment décrété dans notre pays.

Nous appelons plus que jamais au respect des libertés fondamentales en Turquie.

Les poursuites visant Ayse Acinikli et Ramazan Demir ont été diligentées en violation du principe du contradictoire et du caractère équitable de la procédure.

Compte tenu des nombreuses irrégularités et violation des droits les plus essentiels de la défense, il vous est demandé d’ordonner la libération immédiate et sans conditions de Ayse Acinikli et Ramazan Demir.

Qu’il nous soit permis de conclure en rappelant les propos tenus par Ramazan Demir le 22 juin dernier :

« Je passe devant vous, sans nourrir aucune hostilité envers vous, et même en vous saluant en tant que collègue (…). Au bout du compte, vous aussi vous passerez de ce côté de la barre un jour ou l’autre, je voudrais alors que vous puissiez nous regarder en face ».

Ce jour-là, nous serons nombreux devant vous.»