Proposition de règlement sur les marchés numériques (DMA) pour encadrer les “contrôleurs d’accès”

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Bénédicte Deleporte, avocate au barreau de Paris
Février 2022



La réforme européenne du droit du numérique vient de passer.

Une étape décisive avec le vote, par le Parlement européen, de la proposition de Règlement sur les marchés numériques (Digital Markets Act - DMA) le 15 décembre 2021, suivi du vote de la proposition de Règlement sur les services numériques (Digital Services Act - DSA) le 20 janvier 2022. Ces deux projets de règlements passent maintenant par l’étape d’un trilogue entre des représentants du Parlement, du Conseil et de la Commission afin de parvenir à un accord sur le texte définitif, pour une entrée en application probablement début 2023. [1]


L’objectif de cette réforme d’envergure, qui remplacera la directive e-commerce de 2000, est double : réguler le fonctionnement des marchés numériques, et plus particulièrement, le rôle des “contrôleurs d’accès” (ou “gatekeepers”), dont les GAFAM, qui jouent un rôle dominant sur le marché, et réguler les services numériques, afin de lutter plus efficacement contre les contenus illicites et la propagation de fausses informations.


Dans ce premier article, nous nous concentrons sur le DMA. Un second article suivra afin de présenter le DSA, ces deux textes ayant des objectifs distincts.


Le DMA - ou la régulation des contrôleurs d’accès

Selon l’exposé des motifs du DMA, “Certaines grandes plateformes jouent de plus en plus le rôle de points d’accès ou de contrôleurs d’accès entre les entreprises utilisatrices et les utilisateurs finaux et jouissent d’une position solide et durable, qui résulte souvent de la création d’écosystèmes de conglomérat organisés autour de leurs services de plateforme essentiels, renforçant ainsi les barrières à l’entrée existantes.”


Ainsi, le DMA a pour objectif de réguler le comportement des grandes plateformes numériques qui agissent en tant que “contrôleurs d’accès” sur les marchés. Alors qu’il existerait plus de 10.000 plateformes actives sur le marché communautaire, seul un petit nombre d’entre elles captent la plus grande part de la valeur générée.


Suivant le constat des régulateurs, ces plateformes ont atteint une taille telle qu’elles ont rendu les utilisateurs - consommateurs et entreprises, dépendants de leurs services.


Elles se positionnent ainsi en tant que régulateurs privés pouvant imposer des conditions inéquitables aux entreprises et aux consommateurs (services captifs, blocage de l’accès aux données générées en ligne par les entreprises, etc.) et imposent des barrières à l’entrée à leurs concurrents potentiels, qui ne peuvent avoir accès au marché. En effet, les contrôleurs d’accès, par leur taille, ont acquis une situation dominante, présentant des risques pour les droits des utilisateurs, personnes physiques et morales.


Plateformes essentielles et contrôleurs d’accès

Le DMA vise plus particulièrement les services de plateforme essentiels (les contrôleurs d’accès ou certains services qu’ils proposent). Ces services de plateforme essentiels recouvrent les services suivants :


  • l’intermédiation en ligne (y compris les places de marchés - Amazon, App Store, Google Play),
  • les moteurs de recherche (Google),
  • les réseaux sociaux (Facebook, Instagram),
  • les plateformes de partage de vidéos (Youtube),
  • les services de communication électronique,
  • les systèmes d’exploitation (Android, iOS),
  • les services en nuage (AWS, iCloud, Google Cloud) et
  • les services de publicité en ligne (Google Ads).


Pour être qualifié de contrôleur d’accès, un service de plateforme essentiel doit remplir plusieurs critères quantitatifs (art. 3 DMA), à savoir :


  1. avoir une forte incidence sur le marché numérique européen, c’est-à-dire réaliser un chiffre d’affaires annuel dans l’UE égal ou supérieur à 6,5 milliards d’euros au cours des trois derniers exercices ou avoir une capitalisation boursière moyenne, ou atteindre une juste valeur marchande équivalente de l’entreprise à laquelle il appartient, au moins égale à 65 milliards d’euros au cours du dernier exercice, et fournir un service de plateforme essentiel dans au moins trois Etats membres ;
  2. exploiter un ou plusieurs points d’accès majeur des entreprises pour développer leurs activités commerciales en ligne, c’est-à-dire avoir enregistré plus de 45 millions d’utilisateurs actifs par mois dans l’UE et plus de 10.000 entreprises utilisatrices actives dans l’UE au cours du dernier exercice ;
  3. occuper une position solide et durable sur le marché, c’est-à-dire avoir atteint le nombre d’utilisateurs finaux mentionné ci-dessus pendant les trois derniers exercices.

Les contrôleurs d’accès doivent informer la Commission de leur situation dans un délai de trois mois et fournir les informations visées ci-dessus. Ils pourront également démontrer à la Commission qu’ils ne remplissent pas ces critères. Enfin, la Commission pourra désigner comme contrôleur d’accès des services de plateforme essentiels qui satisfont aux exigences qualitatives ci-dessus, mais qui ne remplissent pas les critères quantitatifs.


Les obligations des contrôleurs d’accès

Les contrôleurs d’accès sont soumis à un certain nombre d’obligations, l’objectif étant d’améliorer la concurrence entre les entreprises utilisatrices et les services proposés par les contrôleurs d’accès.


Parmi ces obligations, les contrôleurs d’accès doivent (art. 5 DMA) :


  • s’abstenir de combiner les données personnelles issues de leurs services avec les données issues des autres services proposés par le contrôleur d’accès ou par des services tiers ;
  • permettre aux entreprises utilisatrices de proposer les mêmes produits ou services aux utilisateurs finaux via des services d’intermédiation en ligne tiers à des prix ou des conditions différents de ceux proposés par le contrôleur d’accès ;
  • permettre aux entreprises utilisatrices de promouvoir leurs offres auprès des utilisateurs finaux acquis grâce au service de plateforme essentiel et de conclure des contrats avec ces utilisateurs finaux ;
  • s’interdire d’exiger des entreprises utilisatrices ou des utilisateurs finaux qu’ils s’abonnent ou s’enregistrent à un autre service de plateforme essentiel comme condition d’accès, d’inscription ou d’enregistrement à l’un de ses services de plateforme essentiel ;
  • faire réaliser un audit, par un auditeur indépendant, sur les techniques de profilage des consommateurs utilisées, les résultats devant être soumis à la Commission. (art. 13 DMA)


Par ailleurs, le DMA interdira certaines pratiques manifestement déloyales, telles que l’interdiction pour les utilisateurs de désinstaller des logiciels ou applications pré-installés.


Le règlement imposera également l’interopérabilité entre les services proposés sur ces plateformes et les logiciels tiers.


La Commission européenne aura la possibilité de mener des enquêtes de marché ciblées pour déterminer s’il y a lieu de faire évoluer la règlementation sur les contrôleurs d’accès pour suivre l’évolution des marchés numériques. (art. 18 et s. DMA)


Des sanctions dissuasives en cas de violation du DMA

Les sanctions pouvant être imposées par la Commission européenne et par les tribunaux nationaux se veulent être à la hauteur des enjeux et de la taille des acteurs concernés.


En cas de violation des dispositions du DMA, les amendes pourront atteindre 10% du chiffre d’affaires réalisé au cours de l’exercice précédent par le contrôleur d’accès. Pour fixer le montant de l’amende, la Commission prendra en considération la gravité, la durée et la récurrence des manquements aux obligations du DMA. (art. 26 DMA)


A l’issue de l’examen du DMA par le Parlement, les députés européens souhaitent améliorer les critères de qualification des contrôleurs d’accès. Les députés ont par ailleurs inclus les navigateurs web, les assistants virtuels et les télévisions connectées dans le champ du DMA et ajouté la possibilité de désinstaller des applications préinstallées.


Les seuils quantitatifs permettant de désigner les contrôleurs d’accès ont également été relevés à 8 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel ou 80 milliards d’euros de capitalisation boursière et le montant des amendes a été doublé, de 10 à 20% du chiffre d’affaires.


Ces dernières années, avec la montée en puissance des GAFAM, les juridictions des Etats membres et la Commission en Europe d’une part, les juridictions américaines d’autre part, ont tenté de lutter contre des pratiques jugées abusives de la part des sociétés, qualifiées de “contrôleurs d’accès” - sans grand succès.


L’objectif du DMA est donc, par l’imposition de règles homogènes dans l’Union européenne, de lutter contre les avantages permettant à ces très grands groupes de conserver leur position dominante, favorisant notamment leurs produits et services par rapport aux entreprises utilisatrices ou exploiter les données générées par ces entreprises à leur propre avantage et, in fine permettre plus de compétitivité et de diversité, en donnant accès au marché à des acteurs de taille plus modeste.

  1. 1 Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur du numérique (Digital Markets Act - DMA)