Arrêt de la CEDH: Liberté d’expression, Commentaires diffamatoires publiés par les lecteurs, Responsabilité de la société propriétaire du portail d’informations (eu)
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Auteur : Délégation des Barreaux de France (Partenaire de la Grande Bibliothèque du Droit)
Date: Juillet 2015
Arrêt du 16 juin 2015, Delfi AS c. Estonie, requête n° 64569/09
Mots clefs : Liberté d'expression, Convention Européenne des droits de l'Homme, Article 10, commentaires sur internet, diffamation
Saisie d’une requête dirigée contre l’Estonie, la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après « la Cour EDH ») a interprété l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après « la Convention ») relatif à la liberté d’expression.
La requérante est une société estonienne propriétaire d’un important site Internet d’informations. Après avoir publié sur ce dernier un article concernant une société de ferries, des commentaires menaçants et injurieux de lecteurs ont été publiés sur le site à l’égard de la compagnie et de son propriétaire. Ce dernier a engagé des poursuites contre la société, qui a vu sa responsabilité engagée en raison de ces messages. La société requérante soutenait, notamment, devant la Cour EDH, que la mise en cause de sa responsabilité portait atteinte à sa liberté d’expression.
Dans son arrêt de chambre du 10 octobre 2013, la Cour EDH avait conclu à la non violation de l’article 10 de la Convention. Elle avait, en effet, considéré que l’ingérence dans la liberté d’expression de la requérante était régulière et prévue par la législation estonienne. Elle avait affirmé, par ailleurs, que cette ingérence était proportionnelle et que les sanctions prononcées contre la société étaient relativement faibles par rapport au profit commercial retiré de la publication des messages. A la suite de cet arrêt, la requérante a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande chambre.
● La Cour EDH constate que si Internet est un outil sans précédent d’exercice de la liberté d’expression, il comporte un certain nombre de risques. Elle relève que le raisonnement de la juridiction nationale, laquelle est en faveur de l’établissement d’une distinction entre les principes juridiques régissant les activités des médias imprimés et audiovisuels classiques, d’une part, et les activités des médias sur Internet, d’autre part, est conforme aux instruments internationaux. La Cour EDH considère, dès lors, qu’il convient d’étudier les devoirs et responsabilités qui incombent à la requérante.
La Cour EDH constate, tout d’abord, que la loi nationale engageant la responsabilité de la société propriétaire du site d’information pour des commentaires laissés par des particuliers constitue bien une ingérence à la liberté d’expression, prévue par l’article de 10 de la Convention. Elle note que cette ingérence est prévue par la loi sans se prononcer sur la question de savoir si le droit général des obligations ou les dispositions de la législation interne et européenne relatives aux prestataires de services Internet devaient s’appliquer. A cet égard, la Cour EDH rappelle qu’il ne lui appartient pas de se substituer au législateur sur l’opportunité des techniques pour réglementer tel ou tel domaine.
La Cour EDH conclut que, en tant qu’éditrice professionnelle, la société requérante aurait dû connaître la législation et la jurisprudence et qu’elle aurait aussi pu solliciter un avis juridique. Elle considère qu’elle était en mesure d’apprécier les risques liés à ses activités et qu’elle devait être à même de prévoir, à un degré raisonnable, les conséquences susceptibles d’en découler.
● S’agissant de la question de savoir si la mesure était nécessaire dans une société démocratique, la Cour EDH rappelle que la décision de la juridiction nationale a considéré qu’une fois les commentaires publiés, la société requérante, qui aurait dû être consciente de leur teneur illicite, ne les a pas retirés du portail de sa propre initiative, ce comportement étant qualifié d’inertie illicite.
La Cour EDH examine, dès lors, le contexte des commentaires, les mesures appliquées par la société requérante pour empêcher la publication de commentaires diffamatoires ou retirer ceux déjà publiés, la possibilité que les auteurs des commentaires soient tenus pour responsables plutôt que la société requérante et les conséquences de la procédure interne pour cette dernière.
S’agissant du contexte, la Cour EDH note que la société requérante gère un portail d’actualité en ligne et qu’elle invitait les internautes à commenter les articles dans la zone de commentaires sur la page où les articles d’actualités étaient publiés. Elle constate que le nombre de commentaires publiés conditionnait le nombre de visites que recevait le portail, lequel conditionnait à son tour les revenus que la société requérante tirait des publicités qu’elle y publiait. Par ailleurs, la Cour EDH se joint au raisonnement de la juridiction nationale et estime que le fait que celle-ci ne rédigeait pas elle-même les commentaires n’impliquait pas qu’elle n’avait pas de contrôle sur la zone en question. Par conséquent, elle affirme que la société requérante avait dépassé le rôle d’un prestataire passif.
Concernant la responsabilité des auteurs des commentaires, la Cour EDH affirme que le choix laissé à la personne lésée d’engager une action contre l’auteur ou contre la société requérante ne constitue pas une ingérence disproportionnée compte tenu, notamment, du haut degré d’anonymat dont jouissaient les auteurs des commentaires illicites sur le site de la société requérante.
La Cour EDH note que la société requérante a retiré les commentaires six semaines après leur mise en ligne. Elle considère, à cet égard, que l’imposition, par la loi nationale, d’une obligation de retirer de son site Internet, sans délai après leur publication, des commentaires constitutifs d’un discours illicite ne constitue pas, en principe, une ingérence disproportionnée dans l’exercice par celle-ci de sa liberté d’expression. Partant, un manquement à cette obligation peut être sanctionné. Enfin, rappelant les conséquences limitées de la condamnation de la société requérante, compte tenu du faible montant de la sanction, la Cour EDH conclut à la non violation de l’article 10 de la Convention.