Avocat, Critiques à l’égard d’un juge, Droit à la liberté d’expression. Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme (eu)

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.
  Europe > Droit européen (ue) >  Convention Européenne des droits de l'Homme >  Liberté d'expression 
Eu flag.png


Date: Octobre 2016


Mots clés : CEDH, Article 10, Convention Européenne des droits de l'Homme, droit à la liberté d'expression



La Délégation des Barreaux de France est partenaire de la Grande Bibliothèque du Droit   Ce contenu vous est proposé par la Délégation des Barreaux de France, Partenaire de la GBD


Saisie d’une requête dirigée contre la Croatie, la Cour européenne des droits de l’homme (ci- après « la Cour EDH «) a interprété l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après « la Convention «) relatif au droit à la liberté d’expression.

Le requérant, ressortissant croate, est avocat. Alors qu’il représentait un client dans une procédure, il n’a pas pu être présent lors d’une audience en raison de la panne de son véhicule. Le juge siégeant dans l’affaire a décidé de suspendre la procédure pendant trois mois. Le requérant a fait appel de cette décision au nom de son client, contestant la décision du juge au motif que l’une des conditions légales nécessaires à une suspension n’était pas remplie, à savoir que la partie adverse ne l’avait pas sollicitée. Il a, en outre, explique les raisons qui l’avaient empêché d’être présent à l’audience. Il a, enfin, fait référence aux agissements du juge a un stade antérieur de la procédure, qu’il a qualifié d’inacceptables, et ajoute que les audiences tenues jusqu’alors avaient été dénuées de substance. Le juge a alors décidé d’infliger au requérant une amende pour avoir fait, lors de son recours, des déclarations qui constituaient une insulte grave contre le tribunal et lui-même. Le recours exerce par le requérant contre cette décision a été rejeté au motif que par ses propos, le requérant avait outrepasse les limites du rôle d’un avocat dans une procédure judiciaire.

Invoquant l’article 10 de la Convention, le requérant se plaignait de la décision qui lui avait inflige une amende pour outrage au tribunal, soutenant qu’il n’avait fait que critiquer les agissements du juge dans l’affaire en question et qu’il n’avait fait aucune allusion au pouvoir judiciaire dans son ensemble.

● La Cour EDH considère qu’il existe bien une ingérence dans le droit à la liberté d’expression du requérant et doit donc déterminer si celle-ci est conforme à l’article 10 §2 de la Convention. Elle doit, a cet égard, s’assurer que l’ingérence était prévue par la loi, qu’elle visait un ou plusieurs buts légitimes énoncés et qu’elle était nécessaire dans une société démocratique.

● Concernant l’existence d’un fondement juridique, elle constate que l’ingérence était bien prévue par la loi nationale, plus particulièrement l’article 110 §1 du Code de procédure civile. Concernant le but poursuivi par ladite ingérence, la Cour EDH relève que la condamnation du requérant avait pour objectif légitime de protéger l’autorité du pouvoir judiciaire. Elle ajoute que l’expression « autorité du pouvoir judiciaire » reflète, notamment, l’idée que les tribunaux constituent les organes appropriés pour statuer sur les différends juridiques et se prononcer sur la culpabilité ou l’innocence quant à une accusation en matière pénale, que le public les considère comme tels et que leur aptitude à s’acquitter de cette tâche lui inspire du respect et de la confiance.

Elle précise qu’il convient de tenir compte de la mission particulière du pouvoir judiciaire dans la société. Comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un Etat de droit, son action a besoin de la confiance des citoyens pour prospérer. Aussi peut-il s’avérer nécessaire de protéger celle-ci contre des attaques gravement préjudiciables dénuées de fondement sérieux, alors surtout que le devoir de réserve interdit aux magistrats vises de réagir.

● Concernant la nécessité dans une société démocratique, la Cour EDH doit déterminer si un juste équilibre a été trouvé entre, d’une part, la protection de l’autorité du pouvoir judiciaire et, d’autre part, la protection du droit à la liberté d’expression du requérant. Elle doit vérifier que ladite ingérence répondait à un but social impérieux. Elle précise, à cet égard, que lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour EDH doit considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris, en l’espèce, la teneur des remarques reprochées au requérant et le contexte dans lequel celui-ci les a formulées. Elle doit, notamment, déterminer si l’ingérence en question était proportionnée aux buts légitimes poursuivis et si les motifs invoques par les autorités nationales pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants. Ce faisant, la Cour EDH doit être convaincue que les autorités nationales ont applique des normes respectant les principes énoncés à l’article 10 de la Convention et qu’elles se sont en outre fondées sur une évaluation acceptable des faits pertinents.

Lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence, la Cour EDH rappelle, également, que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération. La Cour EDH rappelle, en outre, que l’article 10 de la Convention ne garantit pas de manière absolue le droit à la liberté d’expression et que l’exercice de ce droit comporte nécessairement des devoirs et des responsabilités. Elle note que l’article 10 §2 de la Convention prévoit des limites qui doivent être, cependant, appréhendées de manière stricte. Plus particulièrement, la Cour EDH rappelle que le droit à la liberté d’expression au sein des instances judiciaires n’est pas illimité et que certains intérêts, tels que la protection de l’autorité du pouvoir judiciaire, sont d’une importance suffisante pour justifier des restrictions. Cependant, elle admet qu’en dehors de l’hypothèse d’attaques gravement préjudiciables dénuées de fondements sérieux, compte tenu de leur appartenance aux institutions fondamentales de l’Etat, les magistrats peuvent faire, en tant que tels, l’objet de critiques personnelles dans les limites admissibles, et non pas uniquement de façon théorique et générale.

A ce titre, les limites de la critique admissible à leur égard, lorsqu’ils agissent dans l’exercice de leurs fonctions officielles, sont plus larges qu’à l’égard de simples particuliers. La Cour EDH relève, par ailleurs, l’existence d’un statut spécifique des avocats, intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux, statut qui leur fait occuper une position centrale dans l’administration de la justice. C’est à ce titre qu’ils jouent un rôle clé pour assurer la confiance du public dans l’action des tribunaux, dont la mission est fondamentale dans une démocratie et un Etat de droit. Elle ajoute, toutefois, que pour croire en l’administration de la justice, le public doit également avoir confiance en la capacité des avocats à représenter effectivement les justiciables. Elle précise, en outre, que de ce rôle particulier des avocats, professionnels indépendants, dans l’administration de la justice, découlent un certain nombre d’obligations, notamment dans leur conduite. Cependant, selon la Cour EDH, s’ils sont certes soumis à des restrictions concernant leur comportement professionnel, qui doit être empreint de discrétion, d’honnêteté et de dignité, ils bénéficient également de droits et des privilèges exclusifs, qui peuvent varier d’une juridiction à l’autre, comme généralement une certaine latitude concernant les propos qu’ils tiennent devant les tribunaux.

Concernant l’application de ces principes au cas d’espèce, la Cour EDH relève que dans l’affaire au principal, les critiques reprochées au requérant ont été faites dans le contexte d’une procédure judiciaire. Le requérant s’est exprimé alors qu’il agissait en tant qu’avocat et ses remarques avaient un lien avec l’affaire qu’il défendait. En outre, les remarques en cause ont été faites lors d’un appel, intervenu pour contester une décision de suspension de procédure qui allait à l’encontre des intérêts du client du requérant. La Cour EDH relève, également, que les critiques du requérant ont été prononcées dans l’enceinte d’une juridiction et non pas, par exemple, dans la presse. Elle estime donc qu’il ne s’agissait pas d’une critique générale à l’encontre de l’autorité du pouvoir judiciaire mais plutôt d’un dialogue entre le requérant et la juridiction d’appel confiné à la salle d’audience. Par ailleurs, sur la nature des remarques, la Cour EDH précise qu’elles ne relevaient pas de l’insulte. En effet, elles visaient la manière dont le juge avait conduit la procédure et étaient donc strictement limitées à la performance du juge vis-à-vis du cas de son client et distinctes d’une critique générale sur ses qualités professionnelles ou autres.

La Cour EDH précise, enfin, que d’autres éléments sont à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’atteinte portée à la liberté d’expression, tels que l’équité de la procédure et les garanties qu’elle offre. A cet égard, elle relève que la décision d’infliger une amende au requérant a été prise par le même juge qui s’est senti personnellement critique par les remarques du requérant. En outre, la Cour EDH constate qu’elle ne peut ignorer le fait que le Barreau croate n’a pas estime nécessaire d’engager des poursuites disciplinaires contre le requérant en raison de ses déclarations alors qu’il en avait la possibilité. La Cour EDH estime, des lors, que les juridictions internes ont échoué à trouver le juste équilibre entre la nécessité de protéger l’autorité du pouvoir judiciaire et la nécessité de protéger la liberté d’expression du requérant. Le requérant n’ayant pas dépassé les limites de la critique admissible au sens de l’article 10 de la Convention, l’ingérence litigieuse ne saurait être considérée comme ayant été nécessaire dans une société démocratique.

Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 10 de la Convention.

(Arrêt du 28 juin 2016, Radobuljac v. Croatie, requête no 51000/11)