Bonne foi et accusations de viols sur les réseaux sociaux

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.

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Par Marie Cornanguer – Avocat au barreau de Paris, Membre du Conseil scientifique de l’Association des Avocats Praticiens du Droit de la Presse (AAPDP) 

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Analyse du jugement de condamnation pour diffamation rendu le 18 janvier 2023 par le Tribunal correctionnel de Paris.

Par jugement du 18 janvier 2023, la 17ème chambre correctionnelle de la presse du Tribunal judiciaire de Paris a condamné une internaute pour diffamation publique envers un particulier, pour avoir publié, sur son compte Twitter, un « thread » comportant des imputations de viols, à l’égard du youtubeur « Le Fou Bruiteur », avec lequel elle eut une relation à la fin de l’année 2019.

Le Tribunal a estimé que l’internaute ne pouvait se prévaloir de l’excuse de bonne foi et l’a condamnée à une peine de 500 euros d’amende assortie du sursis, qu’ainsi qu’au paiement d’une somme de 5.000 euros de dommages et intérêts, outre 2.000 euros au titre des frais de justice.

Les faits et la procédure :

Les 3, 4 et 8 mars 2020, une internaute, se présentant au Tribunal comme une « youtubeuse, une streameuse et une instagrameuse », publiait une série de propos sur Twitter, sous forme de « thread », afin, selon elle, de témoigner de son vécu et d’expliquer à sa communauté les raisons de son absence sur les réseaux sociaux.

Elle revenait alors en détail sur la relation qu’elle avait entretenue fin 2019-début 2020 avec un youtubeur, dénommé « Le Fou Bruiteur », ayant acquis une certaine notoriété dans le milieu des « streamers ».

Une plainte avec constitution de partie civile était déposée du chef de diffamation publique envers un particulier à raison d’une série de propos issue du « thread », « Le Fou Bruiteur » estimant qu’il en ressortait, en substance, les imputations d’avoir commis un viol, d’être l’auteur de mensonges, de faire œuvre de manipulation.

L’identification de l’internaute permit son renvoi devant le Tribunal correctionnel. Elle reconnaissait être l’auteur des propos et « réfutait tout désir de vengeance » en lien avec une dette d’argent.

Le plaignant sollicitait la somme de 98.954, 43 euros au titre de l’indemnisation de son préjudice matériel. Il établissait à cet égard une perte de revenus très importante, une liquidation judiciaire, et produisait un arrêt de travail d’une durée de 8 mois. Il sollicitait en outre l’allocation d’une somme de 10.000 euros au titre de son préjudice moral.

Le Ministère Public limita ses réquisitions au caractère diffamatoire des propos – qualifié d’évident – et s’en rapporta à l’analyse du Tribunal quant à l’appréciation de la bonne foi de l’auteur des propos.

Le jugement

La méthode d’analyse du caractère diffamatoire des propos appliquée au « thread »

Majeure

Les deux règles guidant les magistrats dans leur analyse du caractère diffamatoire des propos poursuivis seront rappelées. Premièrement, la diffamation pouvant se présenter sous forme d’allusion ou d’insinuation, l’office du juge implique qu’il analyse le sens et la portée des propos, sans s’en tenir à une lecture littérale ou désincarnée des propos poursuivis.

Cela consiste, d’une part, à replacer les propos poursuivis dans leur contexte, en prenant en compte, par exemple, de précédentes publications (cf. les éléments dits extrinsèques) et, d’autre part, à les analyser à l’aune des autres passages de la publication litigieuse lesquels, bien que non poursuivis, peuvent seuls leur conférer leur sens véritable (cf. les éléments dits intrinsèques).

Deuxièmement, et contrairement à ce qu’il a pu longtemps être soutenu, il est dorénavant solidement établi en jurisprudence que « ni les parties, ni le juge ne sont tenus par l’interprétation de la signification diffamatoire des propos incriminés proposée par la plainte ». Conformément à l’office du juge décrit supra, il leur appartient dès lors de rechercher si les propos contiennent l’imputation formulée par la partie civile ou celle d’un autre fait contenu dans les propos en question. A cet effet, « les juges sont libres d’examiner les divers passages poursuivis ensemble ou séparément pour apprécier leur caractère diffamatoire ».

Les deux règles guidant les magistrats dans leur analyse du caractère diffamatoire des propos poursuivis seront rappelées.

Premièrement, la diffamation pouvant se présenter sous forme d’allusion ou d’insinuation, l’office du juge implique qu’il analyse le sens et la portée des propos, sans s’en tenir à une lecture littérale ou désincarnée des propos poursuivis.

Cela consiste, d’une part, à replacer les propos poursuivis dans leur contexte, en prenant en compte, par exemple, de précédentes publications (cf. les éléments dits extrinsèques) et, d’autre part, à les analyser à l’aune des autres passages de la publication litigieuse lesquels, bien que non poursuivis, peuvent seuls leur conférer leur sens véritable (cf. les éléments dits intrinsèques).

Deuxièmement, et contrairement à ce qu’il a pu longtemps être soutenu, il est dorénavant solidement établi en jurisprudence que « ni les parties, ni le juge ne sont tenus par l’interprétation de la signification diffamatoire des propos incriminés proposée par la plainte ». Conformément à l’office du juge décrit supra, il leur appartient dès lors de rechercher si les propos contiennent l’imputation formulée par la partie civile ou celle d’un autre fait contenu dans les propos en question. A cet effet, « les juges sont libres d’examiner les divers passages poursuivis ensemble ou séparément pour apprécier leur caractère diffamatoire ».

Mineure et application

En l’espèce, il s’agissait d’un format particulier, puisque propre à l’exercice de Twitter, où chaque publication est limitée à un nombre de 280 caractères[1].

Le Tribunal relève à cet égard que les propos poursuivis « s’insèrent dans ce qui est communément nommé un « thread », soit une série de messages émanant du même auteur, reliés les uns aux autres dans un même fil de discussion, permettant ainsi de développer un récit malgré les limites du nombre de caractères par message imposées par le réseau social Twitter ».

L’analyse du sens et de la portée des propos poursuivis, issus d’un tel format, doit dès lors nécessairement être menée, en replaçant chaque propos au sein du fil de discussion dans son entier (cf. analyse du contexte intrinsèque aux propos).

C’est bien la méthode appliquée par le Tribunal, qui a reproduit au sein de son jugement l’intégralité du thread, afin de se livrer à l’analyse des propos poursuivis, signalés en gras au sein du thread : « il convient, avant d’analyser le sens et la portée [des propos poursuivis], de les replacer dans leur contexte intrinsèque (les propos poursuivis étant placés en caractères gras pour les besoins de la motivation) ».

En l’espèce, le Tribunal a estimé que « les propos poursuivis devaient être analysés ensemble dès lors qu’ils forment un tout cohérent, un seul et même récit résultant de la succession de tweets publiés ».

In fine, le Tribunal n’a pas retenu l’ensemble des imputations articulées par le plaignant aux termes de sa plainte, mais uniquement l’imputation de viol : « il résulte des propos poursuivis que [le plaignant] se voit ici imputer d’avoir imposé à deux reprises à [X.] des rapports sexuels sous la contrainte, soit des faits constitutifs du crime de viol ».

L’appréciation de la bonne foi depuis les arrêts rendus le 11 mai 2022 par la Cour de cassation, sur la poursuite en diffamation des accusatrices d’Éric Brion et de Pierre Joxe

Cass. 1ère civ. 11 mai 2022, n°21-16.497 (affaire Muller, créatrice du hashtag « #balancetonporc ») et Cass. 1ère civ. 11 mai 2022, n°21-16.156 (affaire Fornia / Joxe concernant une accusation d’agression sexuelle).

Majeure

Dans le droit fil des deux arrêts rendus le 11 mai 2022 par la 1ère chambre civile de la Cour de cassation dans les poursuites en diffamation initiées contre les accusatrices d’Éric Brion et de Pierre Joxe, le Tribunal commence par rappeler que toute ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression – que constituerait une condamnation pour diffamation – doit être nécessaire au sens de l’article 10 §2 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Autrement dit, la condamnation du chef de diffamation sera possible dès lors qu’une telle sanction constituera une ingérence proportionnée au droit conventionnellement garanti par l’article 10 : « il appartient aux juges de vérifier que le prononcé d’une condamnation pénale comme civile, ne porterait pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression ».

Il s’agit là, selon la démonstration passionnante qui vient d’être publiée par le professeur Emmanuel DREYER au Recueil Dalloz du 26 janvier 2023, d’une « manifestation particulière de l’exception d’inconventionnalité[2] ».

Toujours dans le droit fil des arrêts du 11 mai 2022, le Tribunal rappelle les critères ordinaires et séculaires de l’excuse de bonne foi[3], pour mieux exposer immédiatement leur infléchissement éventuel dès lors qu’il sera constaté, d’une part, que les propos s’inscrivent dans un débat d’intérêt général et, d’autre part, qu’ils reposent sur une base factuelle suffisante.

A cette condition seulement, les critères séculaires de prudence dans l’expression et d’absence d’animosité personnelle pourront être assouplis, le Tribunal de rappeler que, l’appréciation de la prudence, doit être faite à l’aune de la consistance de la base factuelle et de l’intensité de l’intérêt général.

Un second infléchissement avait vocation à s’appliquer au cas d’espèce : il tient à la qualité de l’auteur des propos, qui ne fait pas profession d’informer, mais dénonce un fait dans lequel il est lui-même impliqué.

Enfin, le Tribunal prend le soin de rappeler que la bonne foi ne peut être déduite d’éléments postérieurs à la date de publication : « la base factuelle suffisante pour établir la bonne foi de l’auteur des propos, suppose que ce dernier détienne, au moment de la proférer, des éléments suffisamment sérieux pour croire en la vérité de ses allégations, et pour engager l’honneur et la réputation d’autrui ».

Une telle formulation revient à « exiger la preuve d’une vérité raisonnable ». Ainsi qu’a pu le relever le professeur Emmanuel DREYER[4], cette exigence est plus adaptée à la situation des non-professionnels, qu’à celle des journalistes professionnels. Pour ces derniers, il semble plus légitime, au vu de leur déontologie, d’apprécier le travail journalistique afin de prendre en compte, le résultat de la recherche d’information.

Mineure et application

En l’espèce, le Tribunal a estimé que la publication litigieuse « poursuivait un but légitime » car « au-delà du seul besoin pour celle-ci de s’exprimer, par un vecteur de communication qui lui était familier, [la prévenue] tentait aussi de partager son vécu, afin de mettre en garde contre le type de comportement qu’elle déplorait avoir subi ».

Contrairement à certaines formulations régulièrement employées, la motivation ne retient pas que « les propos contribuaient à un débat d’intérêt général ».

Ensuite, s’agissant de la base factuelle, le Tribunal a estimé que celle-ci était « très faible », relevant que « la base factuelle repose sur des éléments qui tiennent au propre ressenti de [l’auteur des propos], qui est au cœur de son récit en effet, mais qui n’est nullement étayé, ici, par des éléments objectifs suffisants au regard de la gravité des accusations de viols proférées ».

Le Tribunal a précisé que, les attestations produites, bien que postérieures à la date de publication, pouvaient être prises en compte au titre de la bonne foi, à la condition que l’auteur des propos ait pu avoir connaissance des faits y étant relatés avant d’écrire les propos. Malgré cela, les témoignages ont été jugés soit incomplets (n’évoquant qu’un des deux faits allégués), soit discordants avec le détail propos publiés.

Une attestation de suivi psychologique, outre des copies écran d’échanges de SMS avec le plaignant– non datés – et donc écartées – ont également été produites, sans que ces éléments ne parviennent à convaincre la juridiction. Bien qu’irrecevables au titre de la bonne foi puisque non datés, les échanges de SMS n’avaient d’ailleurs pas, selon le Tribunal, la portée que leur attribuait l’auteur des propos.

Conformément à la méthode exposée dans la majeure du raisonnement, le Tribunal se pencha en conséquence sur les critères de prudence dans l’expression et d’absence d’animosité personnelle et estima que :

- les propos, tous exprimés au présent de l’indicatif, n’étaient emprunts d’aucune prudence,
- l’existence d’une animosité personnelle répondant aux critères spécifiques du droit de la presse ne pouvait être exclue, dans la mesure où les propos furent publiés quelques heures après un échange entre les protagonistes au cours duquel l’auteur des propos insistait pour récupérer la somme de 3.000 euros que le plaignant restait lui devoir, son récit évoquant certes un différend financier, mais indiquant, contrairement à la réalité, qu’elle aurait été remboursée.

Au vu de l’ensemble de ces éléments, le Tribunal refusa le bénéfice de la bonne foi à la prévenue, estimant qu’elle avait dépassé, par la force des accusations diffamatoires proférées publiquement contre la partie civile, les limites de la liberté d’expression.

Répression et indemnisation

En répression, l’auteure des propos a été condamnée à une peine d’amende de 500 euros, intégralement assortie du sursis eu égard à l’absence d’antécédents judiciaires.

Sur le plan civil, le Tribunal a estimé que le lien de causalité entre les publications diffamatoires et le changement important, avéré, intervenu dans la vie professionnelle du plaignant, était insuffisamment établi. Sa demande au titre du préjudice matériel a en conséquence été rejetée.

S’agissant du préjudice moral, le Tribunal a considéré « qu’il y [avait] lieu de constater l’existence d’un préjudice réel et concret, lié à la gravité des accusations proférées, au moyen d’un réseau social à forte diffusion, qui représente par ailleurs le vecteur de notoriété des protagonistes, tous deux impliqués dans le streaming et particulièrement dépendants de leur réputation numérique ». La prévenue a été condamnée au paiement de la somme de 5.000 euros au titre du préjudice moral, outre une somme de 2.000 euros au titre des frais de justice.

Observations

Quid de l’adaptation des critères de la bonne foi lorsque le droit à la présomption d’innocence est en jeu ?

Il est fait mention dans le jugement de l’existence d’une plainte pour des faits de viols du 21 avril 2021. Il est également mentionné l’existence d’un juge d’instruction auquel ont été communiqués des échanges de messages.

Dans l’hypothèse où une information judiciaire est en cours, se pose nécessairement la question de l’atteinte à la présomption d’innocence, et de l’articulation des deux actions.

Sans renvoyer aux modalités possibles d’articulation de ces procédures, de nature distincte, deux décisions peuvent être citées à ce sujet. Elles constituent une application intéressante d’un dialogue possible entre atteinte à l’honneur et atteinte à la présomption d’innocence. Dans ces deux arrêts, le critère de la prudence dans l’expression a été examiné à l’aune de l’existence d’une procédure pénale en cours et de la nécessité de faire respecter le principe de la présomption d’innocence :

« Mais attendu qu’en se déterminant ainsi, la cour d’appel, qui s’est bornée à retenir l’absence d’animosité personnelle sans rechercher s’il avait été satisfait à l’exigence particulière de prudence dans l’expression, requise par la nécessité de faire respecter le principe de la présomption d’innocence, n’a pas justifié sa décision[5] ».

Il est aussi intéressant de relever que la nécessité de faire respecter la présomption d’innocence peut utilement être mise en balance afin de démontrer la proportionnalité et la nécessité de la restriction apportée à la liberté d’expression[6] :

« Attendu que, pour refuser aux prévenus le bénéfice de la bonne foi, l’arrêt retient, par motifs propres et adoptés, que (…) les prévenus ont manqué de prudence dans l’expression en lançant un tel avis de recherche ; que les juges ajoutent que les prévenus ont agi en violation de la présomption d’innocence alors qu’une information judiciaire était en cours ; qu’ils en déduisent exactement que les prévenus ont manqué de prudence dans l’expression en lançant un tel avis de recherche ;

Attendu qu’en l’état de ces énonciations qui établissent que la restriction apportée à la liberté d’expression des prévenus est proportionnée à la nécessité de faire respecter le principe de la présomption d’innocence affirmé tant par l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen que par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, la cour d’appel a justifié sa décision ».

Dans le prolongement du rapport remis au Garde des Sceaux en octobre 2021, intitulé « La présomption d’innocence : un défi pour l’Etat de droit[7] », à l’heure du Tribunal médiatique et de l’anonymat des réseaux sociaux permettant une relative impunité, il serait bon d’appliquer avec la rigueur nécessaire ces principes élémentaires, déjà présents en jurisprudence.

Le risque de voir « le procès en diffamation se substituer à fronts renversés au procès pénal »

Voir : A. LEPAGE, « La bonne foi du diffamateur à l’ère de la libération de la parole : Liberté d’expression- diffamation – bonne foi – #Balancetonporc – agressions sexuelles – propos sexuels – internet », CCC. 2021, n°6, p.33-34.


Dans un article intitulé « La bonne foi du diffamateur à l’ère de la libération de la parole », publié en 2021 à l’occasion des arrêts rendus par la Cour d’appel de Paris dans les affaires Sandra Muller et Ariane Fornia, la professeur Agathe LEPAGE mettait en garde à juste titre contre un tel glissement sociologique.

Comme vu précédemment dans le cadre de l’analyse du jugement du 18 janvier 2023, la bonne foi en matière de diffamation, qui sera souvent la clé du procès, renvoie à une notion de « vérité vraisemblable[8] », tandis que le procès pénal est orienté vers la recherche de la vérité[9].

Que comprendra le public de l’issue du procès en diffamation et des subtilités de la matière, lorsqu’une relaxe du diffamateur sera prononcée « au bénéfice d’une bonne foi appréciée avec la plus grande bienveillance et que l’atteinte à l’honneur aura été justifiée au trébuchet d’une base factuelle peu exigeante » ?

In fine, le public, pris à témoin par le diffamateur sur les réseaux sociaux, d’où il s’érige en juge, n’en saura guère plus à l’issue du procès pour diffamation. Mais l’opprobre, bien réel, qui s’abat sur la personne visée par les révélations fait ainsi figure de peine sociale qui se substitue à la peine qu’aurait le cas échéant prononcée le juge pénal, au terme d’un procès équitable, si la justice pénale avait été saisie des faits dénoncés.

En outre, cette peine sociale va plus loin que la sanction pénale car elle s’attache, sans trop se soucier de la nuance, à des faits qui ne sont pas constitutifs d’infraction, comme c’était le cas dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 31 mars 2021 (le tweet litigieux « ne contenait pas l’imputation d’avoir commis un délit pénal »). Les réseaux sociaux ne sauraient décidément se substituer à la justice pénale ». Cette alerte d’un glissement vers le procès pénal, aux yeux du public, est particulièrement pertinente au cas présent puisque le jugement du 18 janvier 2023 égrène au fil de sa motivation des éléments qui pourraient relever des débats du procès pénal : la concordance des récits et versions, la crédibilité de la plaignante, l’existence d’un mobile, la recherche d’éléments objectifs extérieurs.

Cela avait également été le cas dans le cadre du procès en diffamation de l’accusatrice de Pierre Joxe puisqu’il lui avait été reproché initialement par le Tribunal une erreur factuelle dans son récit, le privant de crédibilité, avant que la Cour d’appel n’infirme sa condamnation au motif que « ces erreurs de fait ne sont pas de nature à discréditer l’ensemble de ses propos, dès lors qu’elle les exprime plus de sept ans et demi après les faits, cette durée faisant également obstacle à la recherche de témoins directs, tels que l’agent de sécurité[10] ».

Alors pourquoi au cas présent le Tribunal est rentré en voie de condamnation ?

L’impasse de la vengeance : la justice est-née contre la vengeance

La question de la vraisemblance reste centrale.

Si la question de la vengeance n’apparaît qu’à la fin du jugement, au titre de l’animosité personnelle, elle semble loin d’être anodine. Il est raisonnable de penser qu’il s’agit de l’élément ayant pu faire pencher la balance de la Justice[11]

En occultant de son récit le fait « qu’ils restaient en compte » s’agissant d’une dette d’argent, et en affirmant à l’inverse qu’elle aurait été remboursée, l’auteur des propos a vraisemblablement privée de crédibilité ses accusations, alors même qu’elle avait réfuté à la barre « tout désir de vengeance ».

Ainsi la vraisemblance du fait imputé s’est-elle évanouie dans le désir de vengeance.

Interrogé sur la libération de la parole sur les agressions sexuelles dans la sphère médiatique, Denis SALAS explique que la dimension vengeresse mène à une impasse :

« Les femmes portent une accusation vis-à-vis de leurs agresseurs. Cette accusation traitée par les réseaux sociaux et non par une institution, on peut l’appeler agression morale pour la différencier de ce qui relève judiciaire. C’est à la fois un opprobre jeté contre quelqu’un et en même temps, de la part de la personne qui accuse, une volonté de faire payer à l’autre la honte subie. Il y a là une dimension vengeresse qui mène à une impasse. Si une femme lance une accusation, l’accusé va lui retourner cette accusation. L’un va porter plainte pour dénonciation calomnieuse, un autre pour diffamation. C’est indignation contre indignation : dans ce jeu d’ardoise pivotante, il n’y a pas d’issue judicaire. On veut faire payer à l’autre ce qu’on a subi. La victime devient le double de son agresseur en inversant la charge de la honte qu’elle porte et qu’elle veut reporter sur son agresseur. Celui qui se sent persécuté peut devenir le persécuteur. N’oubliez pas que la justice est née contre la vengeance ».

Aller plus loin

Avis de cassation non suivi dans l’affaire Arianna Fornia / Joxe
https://www.courdecassation.fr/getattacheddoc/627b53604d359c057dd01cd2/90a9276dfe54ce5e384561fa14a0d976

Lepage, « La bonne foi du diffamateur à l’ère de la libération de la parole », CCE 2021/6, p. 33
https://www.docs-crids.eu/index.php?lvl=notice_display&id=39996

Denis SALAS, « Le tribunal médiatique n’a pas de langage ni de code »
https://le1hebdo.fr/journal/viols-rumeurs-et-tribunaux/190/article/le-tribunal-mdiatique-n-a-pas-de-langage-ni-de-code-2677.html

Michel PORRET, « Lumières et droit de punir : l’impossible vengeance »
https://books.openedition.org/psorbonne/72309?lang=fr#ftn1

Rapport sur la présomption d’innocence remis au Garde des Sceaux le 15 octobre 2021
https://www.vie-publique.fr/rapport/281978-presomption-d-innocence-un-defi-pour-l-etat-de-droit

Références

  1. D’abord limités à 140 caractères jusqu’en 2017, les tweets sont actuellement limités à 280 caractères. Il a récemment été annoncé par Elon Musk que les tweets pourront désormais comprendre 4.000 caractères. Par ailleurs, il a été annoncé que les utilisateurs de Twitter Blue pourront accéder à une nouvelle fonctionnalité, le « reader mode », leur permettant de lire les threads en un seul texte. https://www.midilibre.fr/2022/12/13/twitter-tweets-de-4000-caracteres-abonnement-payant-ce-qui-va-changer-avec-larrivee-delon-musk-10863778.php#
  2. « La Convention européenne des droits de l’homme comme cause d’irresponsabilité pénale ? » ; Emmanuel Dreyer ; D. 2023. 124 : « Affirmer que certains faits apparemment constitutifs d’une infraction peuvent être justifiés par l’exercice d’un droit fondamental devient de plus en plus courant. Toutefois, il nous semble inexact de voir là une nouvelle cause d’irresponsabilité pénale ou une adaptation des causes d’irresponsabilité figurant déjà dans le code pénal. C’est oublier que le droit fondamental en question est uniquement invoqué pour tenir en échec la répression. Il s’agit d’établir qu’elle serait excessive au regard du respect dû à ce droit. C’est oublier également que le droit en question ne parvient à ce résultat qu’à raison de l’autorité supérieure du texte qui le consacre. Il semble plus sage de voir là une manifestation particulière de l’exception d’inconventionnalité, donc un mécanisme extérieur au droit pénal soumis à ce titre à un régime qui lui est propre et qui ne dépend pas de la nature du droit interne dont il tient en échec l’application ».
  3. But légitime, absence d’animosité personnelle, enquête sérieuse, prudence et mesure dans l’expression.
  4. V. E. Dreyer, obs. ss Crim., 2 novembre 2016, pourvoi n°15-85.418, D. 2017. 181, n°1 : « On se permettra tout au plus une observation s’agissant du critère de la base factuelle suffisante. Il ne s’agit pas d’en dénoncer le flou : exiger une enquête sérieuse ou une vérification des sources n’est pas plus précis. Il s’agit de s’inquiéter d’un doublon possible avec l’exception de vérité. Ce risque n’existe pas en droit européen où l’on ne distingue pas ces deux moyens de défense. Mais il s’avère important en droit interne : exiger une base factuelle suffisante, c’est exiger la preuve d’une vérité vraisemblable. C’est une exigence de fond, plus que de forme. À Strasbourg, elle compense l’absence d’exceptio veritatis ; chez nous, elle évoque une exceptio veritatis atténuée. La haute juridiction se défend de confondre les deux faits justificatifs (Crim. 15 nov. 2016, n° 15-85.789) mais le reproche réapparaîtra si le caractère suffisant de la base factuelle est apprécié de manière si sévère que cela équivaut à rapporter la preuve de l’exactitude des faits. Il est un peu dommage que les juges abandonnent ainsi le contrôle quasiment déontologique qu’ils exerçaient auparavant sur le travail journalistique pour prendre en compte le seul résultat de la recherche d’informations. Mais, à l’inverse, ce critère paraît mieux adapté à la situation des non-professionnels qui s’expriment publiquement : eux aussi doivent justifier d’une base factuelle suffisante sans qu’on puisse leur imposer les canons du journalisme (Crim. 18 oct. 2016, n° 15-85.966 ; 12 avr. 2016, n° 14-87.606) ».
  5. Crim. 23 novembre 2010, pourvoi n°10-81.847.
  6. Crim. 20 février 2007, pourvoi n°06-84.310, Bull. crim., 2007 N° 51 p. 289.
  7. https://www.vie-publique.fr/rapport/281978-presomption-d-innocence-un-defi-pour-l-etat-de-droit Eric DUPOND‐MORETTI : « Le développement des moyens de communication électronique et des réseaux sociaux, ainsi que l’importante médiatisation des affaires judiciaires conduisent à donner un écho sans précédent à des dénonciations de faits de nature pénale. Si ces révélations peuvent permettre d’entendre les victimes et d’engager des enquêtes, elles peuvent néanmoins conduire à des atteintes graves à la présomption d’innocence et déplacent le débat judiciaire dans la sphère médiatique ».
  8. CA PARIS, Pôle2-7, n°22/02248, Aff. Ariane Fornia / Pierre Joxe : « Il n’appartient pas à la cour de rechercher si les propos dénoncés par l’appelante sont réels ou imaginaires, mais uniquement si, compte tenu du contexte dans lequel ils ont été tenus, elle peut bénéficier de la bonne foi ».
  9. « Le risque est que les plaintes exprimées sur les réseaux sociaux supplantent la plainte au pénal (lorsque la personne n’a pas voulu porter plainte, comme dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 14 avril 2021, ou qu’elle s’est vu opposer la prescription de l’action publique – sans même parler du cas où les faits dénoncés ne constituent pas une infraction, V. infra dans le commentaire) et que, par un glissement sociologique, le procès en diffamation se substitue, à fronts renversés, au procès pénal. Orienté vers la recherche de la vérité, mais soucieux de la présomption d’innocence, le procès pénal réserve une place procédurale à la personne à laquelle sont reprochés des faits d’agressions sexuelles diamétralement opposée à celle qui est la sienne dans le procès de presse. Celui-ci, gouverné par des règles d’inspiration libérale, a pour objet la conciliation de la liberté d’expression avec, en matière de diffamation, l’honneur de la personne diffamée. Il n’a évidemment pas la dimension heuristique du procès pénal. Ainsi la bonne foi en matière de diffamation n’est-elle pas au service de la vérité, mais de la liberté d’expression. La bonne foi permet de miser sur une vraisemblance, d’autant plus ténue – voir l’emploi récurrent du conditionnel dans l’arrêt du 14 avril 2021 – que la bonne foi sera appréciée souplement ».
  10. CA PARIS, Pôle2-7, n°22/02248, Aff. Ariane Fornia / Pierre Joxe.
  11. Raymond LINDON, « A quoi tiennent les choses », Robert Laffont, 1963.