Droit de visite du bâtonnier dans les lieux de privation de liberté
France > Droit privé > Droit pénal
Par Julie Couturier et Vincent Nioré
Bâtonniers de Paris [1]
Le 8 février 2023
Chères consœurs, chers confrères,
Il y a un peu plus d’un an, la loi n°2021-1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire, instaurait le droit de visite des Bâtonniers ou de leurs délégués dans les lieux de privation de liberté. Tout au long de l’année qui vient de s’écouler, nous avons exercé ce droit avec rigueur. Aujourd’hui, le temps d’un premier bilan est venu. Un bilan qui fait l’objet d’un dossier spécial de votre Bulletin du Barreau.
Les défendre tous, ne pas refuser la peine mais travailler pour qu’elle soit juste, représentent l’ouvrage quotidien de nombreux confrères. Alors comment accepter qu’une fois condamné le justiciable se trouve livré à lui-même derrière les barreaux ?
Au nom du respect des droits humains et du droit tout court, depuis 2004, les parlementaires français disposent de la prérogative de visite des lieux d’enfermement. En 2007, fut créée la fonction de Contrôleur général des lieux de privation de liberté, occupée depuis le 5 octobre 2020, sur proposition du président de la République, par Dominique Simonnot – marraine de la promotion 2023 de l’EFB. Depuis, les avocats bataillaient pour obtenir à leur tour le droit de participer à ce nécessaire travail de veille et d’alerte. Car oui, les années passent, les moyens sont annoncés, alloués, pourtant, rien ne change ou si peu, pour celles et ceux qui se trouvent condamnés à purger une peine de prison.
Au 1er décembre 2022, 72 836 personnes étaient détenues dans les prisons françaises alors même que l’administration pénitentiaire ne déclare que 60 698 places opérationnelles. 12 138 hommes et femmes sont donc emprisonnés sans bénéficier d’une place à proprement parler. Ne pas bénéficier d’une place, cela signifie, dormir sur des matelas au sol (dont le nombre a explosé de 405% entre 2020 et 2022, passant de 422 à 2133), subir le froid, la promiscuité, l’humidité, l’assaut des cafards, la cohabitation avec les puces et les poux.
Des situations indignes pour lesquelles la France a été condamnée en 2020 par la Cour européenne des droits de l’homme pour conditions de détention inhumaines et dégradantes. Les faits sont donc actés mais il convient de continuer à dénoncer chaque situation indigne au nom du principe de dignité, principe cardinal de notre serment d’avocat.
C’est ce que nous nous attelons à faire, en visitant commissariats, centres de rétention administrative, maisons d’arrêt et centres pénitentiaires de notre ressort. Déterminés à faire changer les choses, nous nous faisons porte-voix de celles et ceux dont il est si facile d’oublier l’existence, si facile de nier le droit ne serait-ce qu’à l’intimité.
Ce combat pour les droits, ce combat en droit, nous nous engageons, en votre nom, à le poursuivre avec force. C’est pour cette raison que nous concentrerons désormais nos actions d’influence sur deux objectifs clairs : convaincre les pouvoirs publics de la nécessité d’élargir notre droit de visite aux hôpitaux psychiatriques et promouvoir au niveau européen le droit de visite du Bâtonnier. Des perspectives ambitieuses mais capitales dont nous ne manquerons pas de vous tenir informés au long des mois à venir.
Nous vous souhaitons une bonne lecture.
3 questions à Dominique Simonnot – CGLPL
Quels sont les dossiers urgents ou prioritaires en termes de politique pénitentiaire, selon vous ?
Je pense, évidemment à la surpopulation carcérale ! Nous visitons des maisons d’arrêt où les détenus sont 3, voire 4 par cellule et étouffent avec 1m2, (voire moins) d’espace vital par être humain et des matelas au sol pour dormir au milieu de cafards et de punaises de lit. Cette promiscuité vicie absolument tout ; elle empêche un accès normal aux soins, à l’enseignement, au travail et à toute activité favorisant la réinsertion. La vie des captifs et des surveillants est infernale ; la violence, très fréquente. Une telle situation ne peut qu’engendrer des incidents à répétition, et finalement, de nouvelles condamnations aggravant encore le sort des prisons. Depuis des années, le CGLPL réclame un mécanisme de régulation carcérale, un peu sur le modèle des ordonnances de libération de la période covid. Hélas, le gouvernement qui a trouvé le courage d’affronter l’opinion publique sur la réforme des retraites, n’a pas celui d’instaurer ce système. A tous les niveaux de l’Etat, on nous fait passer le message selon lequel, c’est impossible, l’opinion ne l’accepterait pas et mieux vaudrait s’arranger « en organisant, localement, prison par prison, des seuils d’occupation à ne pas dépasser » et surtout, nous répète-t-on « à bas bruit ». C’est manquer de confiance dans l’intelligence de nos concitoyens !. A terme, la société, tout entière, serait gagnante si l’on faisait primer la réinsertion sur la punition et sur cette passion française d’enfermer. De toute façon à force de discuter avec beaucoup de monde - associations, organisations pénitentiaires, de magistrats, ou d’avocats - je sais que chacun est au moins d’accord sur un point : cela ne peut absolument plus durer.
Avez-vous observé des évolutions sur le terrain depuis que vous êtes devenue Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté en octobre 2020 ?
Oui, et je dirais que les changements s’opèrent bien souvent lors des discussions à la fin des visites entre les équipes du CGLPL et celles du lieu visité. Ce sont parfois de petits changements qui n’ont l‘air de rien mais sont très importants pour les captifs. Je pense, notamment aux services fermés des hôpitaux psychiatriques où les échanges sont souvent très fructueux. En prison, c’est plus compliqué, je vous ai expliqué pourquoi, mais je peux dire, aussi, que des situations évoluent. En revanche, nous nous heurtons à une surprenante indifférence des ministres de l’Intérieur successifs à propos de tous leurs services, notamment des centres de rétention, au fonctionnement carcéral et inhumain. Au vu des éloignements du territoire réalisés, ce sont des souffrance inutiles, parfois imposées au mépris de la légalité car elles peuvent excéder le temps strictement nécessaire au renvoi forcé.
Le nouveau droit de visite du Bâtonnier de Paris, en plus de celui du Contrôleur général, est-il de nature à favoriser une amélioration des conditions de détention ?
Absolument ! Plus de regards extérieurs il y aura sur la vie en prison, en centre de rétention, en garde à vue, plus, à force, les choses évolueront. Celui du Bâtonnier et des avocats, en général, est essentiel : voyant les choses de plus près, ils n’en auront que plus de fougue pour se battre contre l’indignité des conditions d’enfermement. Interlocuteurs privilégiés des magistrats, ils pourront les informer de cette réalité carcérale que la magistrature ignore souvent pour les convaincre de s’emparer plus et mieux des peines hors les murs.
3 questions à Edmond-Claude Frety – Ancien Membre du Conseil de l’Ordre
Cela fait une année que le droit de visite du bâtonnier et de ses délégués dans les lieux de privation de liberté est effectif. Quel bilan en tirez-vous ?
Le bilan est clairement positif : depuis l’entrée en vigueur du nouvel article 719 du code de procédure pénale, les bâtonniers et leurs délégués se sont emparés de leur nouveau droit de visite. Les rapports des différents barreaux s’accumulent et sont consultables. J’ai rêvé de ce droit de visite un été sur les bords du lac de Côme, il est depuis un an une réalité et je suis très heureux que les bâtonniers le fassent vivre car c’est fondamentalement le rôle d’un bâtonnier que de participer en tant qu’institution au contrôle de la privation de liberté. Ce droit, rappelons-le, est le même que celui des parlementaires, sachant qu’à l’occasion de la réforme, le nombre de lieux visitables s’est accru : établissements pénitentiaires, locaux de garde à vue, lieux de rétention administrative, locaux de retenues douanières, zones d’attente, centres éducatifs fermés. Les lieux à visiter ne manquent pas ! C’est donc un excellent début, un guide pratique est désormais en ligne et accessible à tous les barreaux au besoin mais cela peut encore monter en puissance car avec 163 bâtonniers français, c’est vraiment d’une formidable machine à informer, à dialoguer, rapidement mobilisable et fondée sur un maillage territorial efficace dont le barreau dispose. On pourrait donc davantage s’en servir et pourquoi pas simultanément, dans plusieurs barreaux à la fois.
Êtes-vous en lien avec la contrôleure générale des lieux de détention de libertés avant, pendant et après les visites ?
Nous transmettons nos rapports à diverses autorités pour recueillir leurs observations, dont la contrôleure générale de lieux de privation de liberté (CGLPL) mais les délégués décident évidemment seuls, avec la bâtonnière, des prochaines visites. Il reste que nous entretenons d’excellents rapport avec la CGLPL : d’abord parce que le CGLPL a toujours été à nos côtés pour soutenir l’obtention d’un droit de visite du bâtonnier, ensuite parce qu’il y a une vraie expertise au CGLPL et qu’il est très formateur d’échanger sur nos pratiques respectives. Enfin, parce que nous sommes convaincus que par c’est par la complémentarité entre titulaires d’un droit de visite que nous contribuerons à documenter utilement les recours éventuels contre les privations de liberté indignes.
Qu’avez-vous pu observer lors des dernières visites organisées par la bâtonnière de Paris depuis l’année dernière ?
De la promiscuité, un manque d’hygiène, de couvertures et de matelas dans certains commissariats. Un ennui profond, une errance dans le dédale de l’accès au droit et une certaine désespérance au centre de rétention de Paris-Vincennes. Le droit de visite permet ainsi d’accéder, sans limitation et à n’importe quelle heure, à des situations qui ne sont guère enviables et c’est notre rôle d’en témoigner. Mais on a pu aussi constater certaines améliorations postérieurement à nos rapports. Cela prouve que cela marche dans une certaine mesure et qu’il y avait un besoin de voir les représentants des avocats franchir les murs des prisons. Il faut désormais étendre au plan européen le droit de visite des bâtonniers car c’est ainsi que nous pourrons continuer à dénoncer à l’échelle européenne la surpopulation carcérale et l’indignité ou encourager les efforts des pouvoir publics quand ils seront tangibles.