Évolution des moyens de preuve devant la juridiction prud’homale
France > Droit privé > Droit social > Droit du travail
Franc Muller, avocat au barreau de Paris [1]
Mars 2023
Depuis 2020, la Cour de cassation a marqué un infléchissement en acceptant sous certaines conditions des moyens de preuve illicites
Un enregistrement réalisé à l’insu de l’autre partie ou un stratagème ne font plus l’objet d’un rejet systématique des débats
Le droit de la preuve connaît actuellement une évolution notable en droit du travail, la Cour de cassation entrouvrant parcimonieusement la possibilité aux plaideurs d’avoir recours à des moyens qui leur étaient jusqu’à présent refusés.
En matière prud’homale, la preuve est libre [2] ; le juge appréciant souverainement la valeur et la portée des moyen de preuve qui lui sont soumis (Cass. soc. 27 mars 2001 n° 98-44666 [3]).
Pour autant, la loyauté imposait en effet aux parties de ne pas utiliser comme moyen de preuve, dans le litige qui les opposait devant la juridiction prud’homale, de dispositif clandestin tel qu’un enregistrement téléphonique dissimulé.
Ainsi par exemple, le salarié qui avait enregistré à l’insu de son employeur des propos démontrant qu’il n’avait rien à lui reprocher mais que son licenciement était lié à une réorganisation de l’entreprise en était malheureusement pour ses frais.
La Chambre sociale de la Cour de cassation considérait qu’un tel enregistrement constituait un mode de preuve irrecevable et qu’il devait en conséquence être rejeté des débats, quelles que soient les raisons pour lesquelles le salarié le produisait.
Puis, inspirée par une décision de la Cour Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Hommes (CEDH), qui admettait qu’un mode de preuve illicite soit, sous certaines conditions, acceptable, la Cour régulatrice a amorcé un revirement de jurisprudence (Cass. Soc. 30 sept. 2020 n° 19-12058 [4]).
Des conditions très encadrées
C’est ainsi qu’elle a admis qu’un employeur pouvait avoir recours à un stratagème pour recueillir un élément de preuve.
En l’occurrence, une salariée avait été licenciée pour faute grave après qu’elle ait publié sur son compte Facebook une photographie de la nouvelle collection de vêtements de son entreprise (Petit Bateau) avant même sa diffusion publique.
Pour prouver ses dires, l’employeur s’était procuré une photographie extraite de son compte Facebook, auquel il n’était pourtant pas autorisé à accéder et qu’il avait obtenue d’une « amie » de l’intéressée qui la lui avait transmise.
Cette circonstance caractérisait incontestablement une violation illicite de la vie privée de la salariée.
Pour autant, cette photographie, obtenue dans ces conditions illicites, révélait une violation par la salariée de la confidentialité des affaires de son employeur, ce qui avait déterminé les Hauts Magistrats a accepté sa production en justice.
A cette occasion, ils mettaient à la charge des Juges du fond l’obligation de mettre en balance le droit au respect de la vie personnelle du salarié et le droit à la preuve (ici, de l’employeur).
La production d’éléments portant atteinte à la vie privée était en outre subordonnée à deux conditions : 1° qu’elle soit indispensable à l’exercice du droit à la preuve et, 2° que l’atteinte ainsi portée soit proportionnée au but poursuivi.
C’est au demeurant sur ces fondements qu’une décision de la Cour d’appel de Paris avait autorisé la production par une salariée d’un enregistrement réalisé à l’insu de l’employeur, dans une affaire que nous avons plaidée [5] (Cour d’appel de Paris, pôle Chambre 10, 18 janv. 2023 n° 21/04506 [6]).
Il s’agissait en l’occurrence du seul moyen dont disposait l’intéressée pour établir que son licenciement était lié à son état de santé.
Les faits de l’affaire
La Chambre sociale de la Cour de cassation apporte, dans une nouvelle affaire, quelques précisions supplémentaires.
Une salariée, prothésiste ongulaire, est licenciée pour faute grave [7] après que l’employeur lui ait reproché des détournements de fonds et des soustractions frauduleuses commises à son préjudice.
La lettre de licenciement s’appuyait sur un audit réalisé par l’employeur pendant deux mois, ayant mis en évidence de nombreuses irrégularités concernant l’enregistrement et l’encaissement en espèces des prestations effectuées par la salariée.
Celle-ci avait contesté son licenciement devant la juridiction prud’homale.
Pour étayer ses affirmations devant la Cour d’appel, l’employeur s’appuyait sur des enregistrements extraits d’un système de vidéosurveillance [8] qu’il avait mis en place de manière irrégulière, ignorant les obligations légales déclaratives.
La salariée n’était, au demeurant, informée ni des finalités du dispositif de vidéosurveillance ni de la base juridique qui le justifiait.
La Cour d’appel avait donc jugé que cette vidéosurveillance constituait un mode de preuve illicite, après avoir notamment relevé que l’employeur ne produisait pas l’audit auquel il se référait dans la lettre de licenciement.
Mode d’emploi de la démarche qui doit être suivie par le Juge
Elle approuve les Juges d’appel et énonce qu’en présence d’une preuve illicite, le juge doit d’abord s’interroger sur la légitimité du contrôle opéré par l’employeur et vérifier s’il existait des raisons concrètes qui justifiaient le recours à la surveillance et l’ampleur de celle-ci.
Il doit ensuite rechercher si l’employeur ne pouvait pas atteindre un résultat identique en utilisant d’autres moyens plus respectueux de la vie personnelle du salarié.
Enfin, le juge doit apprécier le caractère proportionné de l’atteinte ainsi portée à la vie personnelle au regard du but poursuivi (Cass. Soc. 8 mars 2023 n° 21-17802 [9]).
Dans ce contexte, la production des enregistrements de vidéosurveillance n’était pas indispensable à l’exercice du droit à la preuve de l’employeur, puisqu’il disposait d’un autre moyen de preuve, l’audit, qu’il n’avait pas produit.
C’est donc à bon droit que la vidéosurveillance a été jugé irrecevable.