IA générative et créations de mode : quels enjeux juridiques ?

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.
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Glynnis Makoundou, avocate au barreau de Lyon [1]
Juillet 2024


Vous utilisez des outils d'intelligence artificielle générative pour votre marque de mode ? De la communication à la création en passant par les visuels de l'e-shop, les perspectives semblent sans limites. Quels risques juridiques et précautions prendre ?

Dans le monde de la mode, l’utilisation d’outils d’IA générative interroge les créateurs de mode et les titulaires de droits. Comme toutes les nouveautés business et technologiques, l’intelligence artificielle et ses produits ne se situent pas dans une zone de non-droit. Ils sont à appréhender dans le cadre des textes existants – à défaut et en attendant l’élaboration et l’entrée en vigueur de réglementations spécifiques.

Voici un état des lieux de la manière dont le droit peut aujourd’hui répondre aux questions juridiques émergentes en lien avec l’usage de l’intelligence artificielle générative dans le secteur de la mode.

Le règlement européen sur l’intelligence artificielle 2024/1689 du 13 juin 2024 a été publié au journal officiel de l’Union européenne le 12 juillet 2024 [2]. Il entrera en vigueur le 1er août 2024, puis en application par étapes à partir du 2 février 2025.

Qu’est-ce que l’intelligence artificielle générative ?

« L’intelligence artificielle générative (IA générative) est une catégorie d’IA qui se concentre sur la création de données, de contenu ou de choses artistiques, de façon indépendante. Elle diffère de l’IA classique, qui se concentre, quant à elle, sur des tâches spécifiques telles que la classification, la prédiction ou la résolution de problèmes. L’IA générative vise à produire de nouvelles données qui ressemblent à celles créées par des êtres humains, que ce soit sous forme de texte, d’images ou encore de musique par exemple. L’IA générative fonctionne en utilisant des modèles d’apprentissage automatique (modèle Machine Learning) pour créer du contenu de manière autonome.«

Source BPI [3]

Le Machine learning implique de créer un modèle pour que le système d’IA exécute la tâche souhaitée. Ensuite, il faut entraîner ce modèle en plusieurs étapes, avec plusieurs jeux de données.

Par exemple, si vous voulez que l’IA génère des vêtements, il faudra avoir appris au système les différents types de vêtements. Pour cela, il faut lui 'fournir de nombreuses images de vêtements et leur attribuer une étiquette. La description précise de chaque image et l’étiquette seront utilisées par l’outil pour exécuter les prompts.

Ensuite, l’entraînement de l’A se fait en trois étapes :

  • données d’entrainement : entraînement sur un premier jeu de données, ajustements des paramètres entrainables
  • données de validation : évaluation du système d’IA entraîné, pour régler ses paramètres non entraînables ainsi que son processus d’apprentissage
  • données de test : évaluation indépendante du système d’IA sur des données non étiquetées afin de confirmer la performance attendue de ce système avant sa mise sur le marché ou sa mise en service.


Au centre de toutes les questions relatives à la propriété intellectuelle en matière d’IA générative, la problématique est double.

D’une part, est-ce que je contreviens à des droits de propriété intellectuelle en utilisant l’IA générative ?

D’autre part, est-ce que je détiens les droits sur ce que j’ai créé avec l’intelligence artificielle générative ? Est-ce que je peux protéger ces créations d’atteintes de tiers ?

Dans le secteur de la mode, les enjeux sont conséquents.

La titularité des droits sur les créations impliquant l’usage de l’IA générative

En droit français, une personne est titulaire d’un droit d’auteur sur toutes les créations originales qu’elle réalise. L’originalité est la manifestation de l’empreinte de la personnalité de l’auteur. Un logiciel, une IA, ne peut pas être titulaire de droits d’auteur, car il ne s’agit pas d’une personne humaine.

Consulter les conditions générales de l’IA

Si vous utilisez une IA “publique” que vous n’avez pas entraînée à partir de vos propres données, le bon réflexe consiste à étudier les conditions générales de l’IA pour vérifier ce qui est prévu en matière de propriété intellectuelle. En effet, lorsque vous créez un compte, vous acceptez les conditions générales d’utilisation. Il y a un contrat entre vous et l’éditeur de l’outil, dont vous avez accepté les termes.

Supposons que l’outil d’IA vous accorde la propriété du contenu généré, reste la question de la qualification de ce contenu d’œuvre susceptible de protection par le droit d’auteur.

Une piste semble se dégager en observant les solutions adoptées par l’USCO, office américain des copyrights, en matière d’œuvres littéraires et artistiques.

Dans l’affaire Elisa Shupe, cette dernière atteinte d’un handicap avait utilisé Chat GPT pour rédiger un livre. La protection a été accordée pour le livre entier, mais pas pour les phrases prises individuellement. Pour une bande dessinée, en février 2023, l’œuvre dans sa globalité a été protégée, ainsi que le texte, mais pas les images générées par MidJourney.

Le guide de l’USCO sur la protection par le copyright

Dans son guide pour la demande d’un copyright publié en 2023, l’USCO indique aux déposants la marche à suivre pour espérer obtenir une protection pour ce type de créations. Ils doivent utiliser le formulaire permettant de demander un copyright pour une œuvre ayant été créée par plusieurs personnes. Dans le champ “Author created”, ils doivent expliquer la part de création humaine dans l’œuvre.

L’office examine ensuite la part d’intervention humaine dans le processus créatif, pour déterminer si le copyright peut être accordé ou non.

Il peut s’agir d’une simple question de proportions, par exemple lorsqu’un texte créé par l’IA a été incorporé dans un texte rédigé par un humain. Dans les cas plus complexes liés notamment à l’image, le demandeur peut indiquer qu’il a sélectionné et agencé des éléments créés par l’intelligence artificielle générative.

“Selection, coordination, and arrangement of [describe human-authored content] created by the author and [describe AI content] generated by artificial intelligence.”

Source : Guide de l’USCO

Il s’agit toujours d’une décision au cas par cas. De manière générale, l’office considère qu’un simple prompt ne suffit pas car l’humain ne maîtrise pas la manière dont l’IA va gérer sa demande pour produire le résultat. Cependant, la solution est différente si l’humain modifie de manière substantielle des éléments générés par l’IA ou sélectionne et agence des éléments générés par l’IA de manière suffisamment individuelle pour que le rendu global soit considéré comme une œuvre protégeable par droit d’auteur. Dans ce dernier cas, seule l‘œuvre globale sera protégée, mais pas les éléments individuels générés par l’IA ayant servi à sa conception.

Précautions pratiques pour protéger des créations réalisées à l’aide de l’IA

Pour revenir à l’exemple des vêtements générés par une “IA privée” entraînée à partir des archives de vos collections antérieures, demeure 'la question des droits portant sur ces modèles générés par l’IA. Il est essentiel de documenter le processus créatif en mentionnant la part d’intervention humaine pour disposer d’éléments justifiant un droit d’auteur.

Au regard de l’intervention de la machine qui ne saurait être titulaire de droit d’auteur, la protection par dessin et modèle de ces designs, sous réserve de remplir les conditions de nouveauté et de caractère propre, semble être un passage obligé pour la sécuriser.

Si vous entrainez une IA avec vos propres données, le risque de violation d’éventuels droits de tiers préexistants est a priori écarté. C’est la solution que propose IMKI dans une expérimentation avec The Kooples [4]. Les archives de la collection ont été intégrées, étiquetées puis le modèle entraîné pour créer de nouvelles pièces empreintes de l’ADN de la marque.

Si vous décidez d’entraîner un modèle d’IA à partir de jeux de données qui ne vous appartiennent pas, il vous appartiendra de vérifier si le propriétaire de ces données a autorisé leur usage comme données d’entraînement d’une IA ou si une exception peut valablement lui être opposée.

La protection de vos créations face à leur usage comme données d’entrainement par une IA générative

En ce moment, l’entreprise Shein fait face à une série de procès [5] qui l’accusent d’utiliser l’intelligence artificielle pour créer des designs à partir de milliers d’œuvres analysées sur le web et les réseaux sociaux, afin de déterminer les tendances et les succès commerciaux potentiels. Le dernier date d’avril 2024 [6].

La possibilité pour les auteurs de refuser la fouille de textes et de données

En droit français, les articles L122-5 et suivants du code de la propriété intellectuelle [7], transposant une directive européenne, autorisent la “fouille de données” à travers des œuvres publiées à toute personne, pour toute finalités, sous conditions.

On entend par “fouille de données”

“la mise en œuvre d’une technique d’analyse automatisée de textes et données sous forme numérique afin d’en dégager des informations, notamment des constantes, des tendances et des corrélations.”

article L122-5-3 CPI [8] Les conditions de l’autorisation sont les suivantes :

  • les données sont 'stockées de manière sécurisée
  • les données sont détruites après l’opération
  • l’auteur des œuvres ne s’est pas opposé à leur usage pour une fouille de données.

En tant qu’auteur se pose la question de savoir comment manifester son désaccord pour la fouille de données. L’article R 122-28 du même code nous indique :

« L’opposition mentionnée au III de l’article L. 122-5-3 n’a pas à être motivée et peut être exprimée par tout moyen. Dans le cas de contenus mis à la disposition du public en ligne, cette opposition peut notamment être exprimée au moyen de procédés lisibles par machine, y compris des métadonnées, et par le recours à des conditions générales d’utilisation d’un site internet ou d’un service.« 

L’article L122-5-2 du CPI donne aux auteurs le droit d’obtenir de la personne réalisant la fouille de données un certificat selon lequel les données ont bien été détruites.

En tant que marque de mode, si vous ne souhaitez pas que vos visuels ou photographies soient utilisés comme données d’entrainement d’une IA générative, vous devez vous préoccuper de la manière de marquer ces données comme telles. Vous devrez également mettre à jour vos CGV pour mentionner cette opposition.

L’obligation de transparence des fournisseurs d’IA générative sur les données utilisées

L’article 53 c) et d) du règlement européen sur l’intelligence artificielle impose aux fournisseurs l’IA générative à usage général une obligation de transparence quant à la provenance des données utilisées pour entraîner l’IA. Ils doivent également mettre en place une politique pour s’assurer l’identification et le respect d’une réserve de droits.

c) mettent en place une politique visant à se conformer au droit de l’Union en matière de droit d’auteur et droits voisins, et notamment à identifier et à respecter, y compris au moyen de technologies de pointe, une réservation de droits exprimée conformément à l’article 4, paragraphe 3, de la directive (UE) 2019/790;

d) élaborent et mettent à la disposition du public un résumé suffisamment détaillé du contenu utilisé pour entraîner le modèle d’IA à usage général, conformément à un modèle fourni par le Bureau de l’IA.

Le CSPLA (Conseil supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique)[9] est mandaté pour établir la liste des informations paraissant devoir nécessairement être communiquées, selon les secteurs culturels concernés, pour permettre aux auteurs et aux titulaires de droits voisins d’exercer leurs droits.

En pratique : votre responsabilité en tant que marque de mode qui utilise l’IA générative

Pour conclure sur une note pratique, en tant que marque de mode utilisatrice de l’intelligence artificielle générative, voici les précautions et mesures que vous pouvez d’ores et déjà prendre au regard de la tendance des évolutions du paysage législatif en la matière.

Rappelez-vous, vous utilisez l’IA générative sous votre propre responsabilité'. Et vous avez également le devoir de protéger vos créations.

1- Vérifiez la conformité des outils que vous utilisez Lorsque vous utilisez un outil d’IA ou en intégrez un, par exemple un chat sur votre site internet, assurez-vous de sa conformité à ses obligations règlementaires. Bien sur, il convient de tenir compte de la date d’entrée en vigueur des différentes obligations. Il s’agit sur ce point de mesures d’anticipation.

S’il s’agit d’une IA générative, l’outil publie t’il la liste de contenus utilisés ? A-t-il mis en place un système pour identifier et s’abstenir d’utiliser les contenus dont l’auteur a refusé l’usage ? Autant de questions à poser au commercial de l’outil en question ou à rechercher dans les conditions générales.

Les outils conversationnels tels qu’un chat devront indiquer clairement que la conversation n’a pas lieu avec un humain.

« 1. Les fournisseurs veillent à ce que les systèmes d’IA destinés à interagir directement avec des personnes physiques soient conçus et développés de manière que les personnes physiques concernées soient informées qu’elles interagissent avec un système d’IA, sauf si cela ressort clairement du point de vue d’une personne physique normalement informée et raisonnablement attentive et avisée, compte tenu des circonstances et du contexte d’utilisation. »

Article 50 du règlement

2- Protégez vos données

Si vous ne souhaitez pas que vos données soient utilisées dans le cadre d’une fouille de texte et de données par une IA générative, indiquez-le dans vos CGV ou CGU.

Utilisez un procédé technique pertinent pour marquer les données en ce sens lors de leur publication.

3-Révisez vos contrats

Assurez vous contractuellement de détenir les droits vous permettant de décider librement de l’usage de vos données (photos, textes) par une IA, notamment dans le cadre des cessions de droit d’auteur et de droit à l’image avec vos prestataires et modèles.

4- Soyez transparents

Si vous utilisez des « hypertrucages » dans votre communication, respectez les obligations du règlement à ce sujet.

Les « hypertrucages » sont des images ou du contenu audio ou vidéo généré ou manipulé par l’IA, présentant une ressemblance avec des personnes, des objets, des lieux, des entités ou événements existants. Ils peuvent être perçus à tort par une personne comme authentiques ou véridiques (article 3 du règlement).

4. Les déployeurs d’un système d’IA qui génère ou manipule des images ou des contenus audio ou vidéo constituant un hypertrucage indiquent que les contenus ont été générés ou manipulés par une IA. (…) Lorsque le contenu fait partie d’une œuvre ou d’un programme manifestement artistique, créatif, satirique, fictif ou analogue, les obligations de transparence énoncées au présent paragraphe se limitent à la divulgation de l’existence de tels contenus générés ou manipulés d’une manière appropriée qui n’entrave pas l’affichage ou la jouissance de l’œuvre.

Article 50 du règlement

Il faut indiquer clairement quand un contenu a été généré par l’IA. Cette fonctionnalité est déjà proposée par la majorité des réseaux sociaux. Elle est aussi valable pour les contenus utilisés ailleurs, notamment sur votre site internet.

5- Adaptez la protection de vos créations

Réfléchissez en amont au caractère protégeable ou non de ce que vous êtes en train de créer, en vue d’éventuels litiges autour d’une protection par droit d’auteur. Documentez le processus créatif en soulignant la part d’intervention humaine. Protégez l‘apparence visuelle du résultat obtenu, notamment s’il s’agit d’un design, par des dépôts de dessins et modèles.