La notion de logement décent ou le droit à l’épreuve des faits

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.


France > Droit privé >  Droit civil > Droit au logement

Auteur : Daniel Kuri
Maître de Conférences de Droit Privé, Université de Limoges (O.M.I.J.)
Novembre 2022


On sait que, de façon générale, le bailleur a une obligation de délivrance s’agissant du bien loué à son locataire. Ainsi, selon l’article 1719 du Code civil, « Le bailleur est obligé, par la nature du contrat, et sans qu'il soit besoin d'aucune stipulation particulière : 1° De délivrer au preneur la chose louée et, s'il s'agit de son habitation principale, un logement décent ; »

La Cour de cassation a encore affirmé avec une grande force, dans un arrêt de la troisième chambre civile du 1er juin 2022 [1] , cette obligation pour le bailleur de délivrer au preneur le bien loué – ainsi que celle d’entretenir le bien en état de servir à l’usage pour lequel il a été loué. Dans cet arrêt, en effet, la Haute juridiction casse, sur le visa de l’article 1719, repris in extenso dans ses motifs, un arrêt de la Cour d’appel de Papetee du 30 janvier 2020.

La troisième chambre civile de la Cour de cassation considère, tout d’abord, que « la Cour d'appel […] n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations », et a violé l’article 1719, lorsque, pour rejeter la demande d’une société locataire en résolution d’un bail, elle retient que celle-ci « exploite le local litigieux, conformément à sa destination de commerce de pizzas à emporter, depuis la signature du bail, et que l'absence de régularité de la situation administrative du local n'a pas d'incidence directe sur l'exploitation quotidienne du fonds de commerce et ne peut légitimer le non-paiement des loyers ».

La Cour relève, également, que « L'arrêt retient, encore, que le défaut de permis de construire affectant le local commercial, dont les consorts [D] ne démontrent pas qu'il puisse être régularisé, est source de troubles d'exploitation consistant en des difficultés pour assurer les lieux, de fortes restrictions quant aux capacités de développement du commerce, ainsi qu'en une limitation drastique de la capacité du preneur à vendre son fonds du fait du risque de perte du local d'exploitation en cas d'injonction administrative de démolir ».

Selon la Cour, « En statuant ainsi, la Cour d'appel […] n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations et a violé [l’article 1719] ».

Ainsi, selon la troisième chambre civile, il y a donc, en la matière, une violation flagrante par le bailleur de son obligation de délivrance du bien loué et de son obligation d’entretenir le bien en état de servir à l’usage pour lequel il a été loué [2] .

On notera, également, que tous les baux sont concernés par cette obligation de délivrance.

Le bailleur doit remettre au locataire, non seulement le local principal, objet du bail, mais aussi ses accessoires, lesquels peuvent comprendre, par exemple, les caves, les greniers ou le droit de passage dans une cour.

S’agissant d’un immeuble bâti, l’obligation de délivrance suppose notamment la remise des clés au locataire.

On ajoutera que l’obligation de délivrance oblige le bailleur à remettre au locataire un local conforme à sa destination contractuelle. La Cour de cassation assimile la non-conformité de la chose louée à la destination contractuelle à un manquement à l’obligation de délivrance ! Tel sera le cas lorsque l’immeuble ne répond pas aux normes de sécurité et empêche ainsi l’utilisation des lieux pour la destination contractuellement autorisée [3] .

On rappellera, pour mémoire, que l’obligation de délivrance est, en elle-même, essentielle à la formation du contrat de bail. En conséquence, aucune disposition contractuelle ne peut en exonérer le bailleur !

Par ailleurs, la fin de l’article 1719, 1° du Code Civil prévoit, que si tout ou partie des locaux est loué à usage d’habitation principale, le bailleur est tenu de délivrer un logement décent.

Plusieurs décisions de justice ont été rendues ces derniers mois sur cette question, ce qui en montre l’actualité. Les juges sont à la fois revenus sur la notion classique de logement décent (I), mais ils ont eu également à statuer sur des extensions possibles de cette notion (II).

La notion classique de logement décent

Selon l’article 6 de la loi du 6 Juillet 1989 tendant à améliorer les rapports locatifs « Le bailleur est tenu de remettre au locataire un logement décent ne laissant pas apparaître de risques manifestes pouvant porter atteinte à la sécurité physique ou à la santé, exempt de toute infestation d'espèces nuisibles et parasites, répondant à un critère de performance énergétique minimale et doté des éléments le rendant conforme à l'usage d'habitation […]. ».

Sur la base, notamment, de ce texte, la Cour de cassation, dans un arrêt de la troisième chambre civile du 15 décembre 2004 [4] , a pu considérer que « que l’exigence de la délivrance au preneur d'un logement décent impose son alimentation en eau courante », et casser l’arrêt de la Cour d’appel d’Amiens du 28 septembre 2001 pour violation de la loi, spécialement l’article 1719-1 Code civil dans sa rédaction issue de la loi n° 2000-1208 du 13 décembre 2000 et l’article 6 de la loi du 6 juillet 1989.

Le décret n° 2002-120 du 30 janvier 2002 relatif aux caractéristiques du logement décent […] est venu préciser, ensuite, dans plusieurs articles les caractéristiques essentielle d’un logement décent [5] » .

La décence s’apprécie, notamment, au regard de la « surface habitable ».

A ce propos, l’article 4 du décret du 30 janvier 2002 prévoit que la surface habitable doit respecter l’une ou l’autre des conditions suivantes : soit « 9 m2 et une hauteur sous plafond minimale de 2, 20 mètres », soit « un volume habitable de 20 m3 ».

En application de cette réglementation, la troisième chambre civile de la Cour de cassation, dans un arrêt publié du 17 décembre 2015, a considéré que ne constitue pas un logement décent le local loué à usage d’habitation dont la surface est inférieure à 9 m2 [6] .

L’étude de la jurisprudence rendue sur cette question montre, d’ailleurs, que les propriétaires ne disposant pas des mètres carrés nécessaires demandent souvent que leur logement soit considéré comme « décent » grâce à ses mètres cubes, pour pouvoir le mettre en location. Cela étant, rien n’interdit à un locataire désirant conserver un logement de soutenir que son « volume habitable » est suffisant pour permettre de considérer que son logement est décent !

C’est, en tout cas, ce qu’a admis la Cour de cassation dans un arrêt de la troisième chambre civile du 23 janvier 2020 [7] .

Quelques mots pour rappeler les faits de cette affaire.

En juillet 2014, M. X. découvre, à l’occasion de la succession de son père, que celui-ci était propriétaire d’une chambre et qu’il l’avait louée, depuis septembre 2010, en qualité de meublé, à Mme. Y., pour la somme de 130 euros par mois.

Désirant vendre cette chambre, M. X. adressa à Mme. Y., le 3 juin 2015, un congé pour vente. Celle-ci intenta aussitôt une action devant le Tribunal d’instance du 7ème arrondissement de Paris, afin que ce dernier requalifie son bail meublé en bail de droit commun. Elle soutenait, en effet que la chambre ne remplissait pas « les conditions légales d’un meublé, au regard de l’inventaire des meubles et de l’état des lieux » dans la mesure où il n’y avait, notamment, ni four, ni ustensiles de cuisine.

Le Tribunal lui donna raison le 5 août 2016. Par voie de conséquence, il annula le congé pour vente qui n’avait respecté ni l’échéance légale, ni le droit de préemption du locataire prévus par la loi du 6 Juillet 1989 à laquelle la location de la chambre était désormais soumise. Le Tribunal condamna également M. X. à verser 5500 euros de dommages et intérêts à sa locataire au titre du préjudice qu’il lui avait fait subir !

M. X. fit alors appel de ce jugement en soutenant qu’il n’était pas possible d’appliquer la loi du 6 Juillet 1989 à la location de la chambre, car celle-ci, avec « une surface de 7,50 m2 » ne respecterait pas les critères de la décence.

La Cour d’appel de Paris, le 30 octobre 2018, admettant ses prétentions, infirma le jugement de première instance, en considérant que « M. X. apparait fondé à obtenir le départ de Mme. Y, qui s’obstine à demeurer dans les lieux, à savoir un logement qui ne saurait faire l'objet d'un bail au sens réglementaire, tout en contraignant son bailleur à se trouver en infraction avec la loi ». La Cour ordonna, d’ailleurs, l’expulsion de la locataire. Enfin, la Cour rejeta les demandes en remboursement des loyers de Mme Y. ainsi que ses demandes de dommages et intérêts accordés en première instance. La Cour condamna également Mme. Y. au paiement des loyers encore dus.

Mme. Y. s’est alors pourvu en cassation en produisant deux moyens. Le second moyen, dans lequel, son avocat, Maître Bénabent [8] , contestait le rejet de ses demandes en remboursement des loyers ainsi que ses demandes de dommages et intérêts fut rejeté par la Cour de cassation. Mais, la Haute juridiction admit le premier moyen dans lequel son avocat soutenait que le fait que la surface soit inférieure à 9 m2 ne suffisait pas à établir que la chambre n’était pas décente au regard du décret du 30 janvier 2002. La Cour de cassation lui donna raison le 23 janvier 2020, en cassant l’arrêt d’appel sur le visa de la violation de l’article 4 du décret du 30 janvier 2002. Selon la troisième chambre civile, la Cour d’appel de Paris aurait dû vérifier que le volume habitable était inférieur à 20 m3. En conséquence, la Cour de cassation renvoya les parties devant la Cour d’appel de Paris, autrement composée.

Par cet arrêt, la Cour de cassation rappelle aux juges du fond qu’ils doivent appliquer, à la lettre, l’article 4 du décret du 30 janvier 2002 qui prévoit expressément que la surface habitable doit respecter l’une ou l’autre des conditions suivantes : soit « 9 m2 et une hauteur sous plafond minimale de 2,20 mètres », soit « un volume habitable de 20 m3 ».

La Cour d’appel de Paris, sur renvoi après cassation, a décidé, le 11 décembre 2020, que « si les dimensions du local donné à bail à Mme Y. étaient inférieures à celles requises par l’article 4 du décret n° 2002-120 du 30 janvier 2002 et qu’une mise en conformité était impossible, ce local, dans lequel la locataire, qui n’avait pas sollicité la résiliation du bail, s'était maintenue jusqu'au 29 mars 2019, date à laquelle elle avait abandonné les lieux, n’était pas inhabitable, la locataire n’avait pas été expulsée et ne pouvait se prévaloir de l’exception d’inexécution pour se soustraire au paiement des loyers. ». En conséquence, la Cour d’appel a condamné Mme. Y. à payer à M. X. la somme de 17530 euros.

Autrement dit, pour la Cour, même si les dimensions du local donné à bail à Mme Y. étaient inférieures à celles requises par l’article 4 du décret n° 2002-120 du 30 janvier 2002 et qu’une mise en conformité était impossible, dans la mesure où elle n’avait pas demandé la résiliation du bail et s’était maintenue jusqu'au 29 mars 2019, date à laquelle elle avait abandonné les lieux, le logement n’était pas inhabitable ! N’ayant pas été expulsée, elle ne pouvait dès-lors se soustraire au paiement des loyers. La Cour la condamne donc à payer les loyers non réglés et refuse sa demande de remboursement des loyers acquittés par elle.

Malgré cette conclusion, apparemment logique, on peut, cependant, se demander s’il n’y a pas dans cet arrêt une contradiction initiale entre le fait de constater que le logement n’avait pas les conditions de la décence exigées par l’article 4 du décret de 30 janvier 2002, qu’une mise en conformité était impossible, et que logement « n’était pas inhabitable ».

La Cour d’appel avait également rejeté la demande d’indemnisation de Mme. Y. d’un préjudice de jouissance au motif que « le fait que le logement n'ait été que de 8,11 m² au lieu de 9 m² selon les critères de la loi Carrez, lui avait occasionné un préjudice modéré ».

Mme. Y. c’est à nouveau pourvu en cassation. Elle fait, tout d’abord, grief à l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 11 décembre 2020 de la condamner au paiement de loyers, et de rejeter ses demandes de remboursement de loyers et d’indemnisation des préjudices subis du fait de son expulsion des lieux loués, « alors 1°/ que le bailleur est obligé, par la nature du contrat, et sans qu'il soit besoin d'aucune stipulation particulière, de délivrer au preneur la chose louée et, s'il s'agit de son habitation principale, un logement décent ; qu'un logement décent doit disposer au moins d'une pièce principale ayant soit une surface habitable au moins égale à 9 mètres carrés et une hauteur sous plafond au moins égale à 2,20 mètres, soit un volume habitable au moins égal à 20 mètres cubes ; qu'en condamnant Mme [Y] à payer à M. [X] la somme de 17 530 euros et en la déboutant de sa demande tendant au remboursement des loyers versés, après avoir pourtant constaté que « le logement est inapte à la location en raison de ses dimensions et qu'il n'est pas possible d'y remédier », et que « le père de M. [X] a reçu des loyers en contrepartie de l'occupation par la preneuse à bail d'un logement qui n'était pas conforme aux dispositions de l'article 4 du décret 2002-120 du 30 janvier 2002 en ce qu'il mesurait en surface 8,11 m² au lieu de 9 m² et 18,73 m3 au lieu de 20 m3 », ce dont il résultait que le bailleur avait manqué à son obligation de délivrance d'un logement décent, la cour d'appel a violé l'article 1719 du code civil, ensemble l'article 4 du décret du 30 janvier 2002 ; 2°/ que, lorsque des locaux loués à usage d'habitation sont impropres à cet usage, le bailleur ne peut se prévaloir de la nullité du bail ou de sa résiliation pour demander l'expulsion de l'occupant ; que la reprise illicite d'un logement ouvre droit à réparation ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a expressément constaté que «le logement est inapte à la location en raison de ses dimensions et qu'il n'est pas possible d'y remédier », et que « le père de M. [X] a reçu des loyers en contrepartie de l'occupation par la preneuse à bail d'un logement qui n'était pas conforme aux dispositions de l'article 4 du décret 2002-120 du 30 janvier 2002 en ce qu'il mesurait en surface 8,11 m² au lieu de 9 m² et 18,73 m3 au lieu de 20 m3 » ; que dans ses conclusions d'appel, Mme [Y] sollicitait en conséquence de voir condamner M. [X] à lui verser la somme de 20 000 euros à titre de dommages-intérêts pour les préjudices moral et matériel subis du fait de son expulsion des lieux loués ; qu'en déboutant cette dernière de sa demande, la cour d'appel a violé l'article 1719 du code civil. ».

En définitive, Mme Y. conteste, tout d’abord, sa condamnation à payer les loyers et le refus de sa demande de remboursement des loyers versés dans la mesure où la Cour avait constaté que « le logement est inapte à la location en raison de ses dimensions et qu'il n'est pas possible d'y remédier », mais, surtout, elle soutient désormais que le logement n’était pas décent « en ce qu'il mesurait en surface 8,11 m² au lieu de 9 m² et 18,73 m3 au lieu de 20 m3 ».

Elle estime, ensuite que, si des locaux loués à usage d’habitation sont impropres à cet usage, le bailleur ne peut se prévaloir de la nullité du bail ou de sa résiliation pour demander l'expulsion de l’occupant et que la reprise illicite d'un logement ouvre droit à réparation. En conséquence, elle demande la condamnation de M. X à lui verser la somme de 20 000 euros à titre de dommages-intérêts pour les préjudices moral et matériel subis du fait de « son expulsion des lieux loués ».

Mme. Y fait également grief, dans un second moyen, à l’arrêt de la Cour d’appel de rejeter sa demande d’indemnisation d’un préjudice de jouissance, alors « que les juges du fond ne peuvent refuser d'évaluer le montant d'un dommage dont ils constatent l'existence en son principe ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a expressément relevé que la locataire demandait des dommages-intérêts résultant du fait qu'elle avait vécu dans un logement ne répondant pas aux normes , et que le fait que le logement n'ait été que de 8,11 m² au lieu de 9 m² selon les critères de la loi Carrez, lui avait occasionné un préjudice modéré ; qu'en déboutant Mme [Y] de sa demande de dommages-intérêts pour les préjudices de jouissance subis, la cour d'appel a violé l'article 4 du code de procédure civile. »

La troisième chambre civile de la Cour de cassation, dans un arrêt du 22 juin 2022 [9] , a rejeté le premier moyen au motif que la Cour d’appel « Ayant retenu que, si les dimensions du local donné à bail à Mme [Y] étaient inférieures à celles requises par l'article 4 du décret n° 2002-120 du 30 janvier 2002 et qu'une mise en conformité était impossible, ce local, dans lequel la locataire, qui n'avait pas sollicité la résiliation du bail, s'était maintenue jusqu'au 29 mars 2019, date à laquelle elle avait abandonné les lieux, n'était pas inhabitable, [la Cour d’appel] en a souverainement déduit que la locataire n'avait pas été expulsée et ne pouvait se prévaloir de l'exception d'inexécution pour se soustraire au paiement des loyers. ».

La troisième chambre civile approuve ici totalement les motifs de la Cour d’appel de renvoi et la logique de celle-ci malgré, selon nous, une contradiction certaine de la Cour de renvoi dans ses motifs lorsqu’elle constatait que le logement n’a pas les conditions de la décence exigées par l’article 4 du décret de 30 janvier 2002, qu’une mise en conformité était impossible, et que, pourtant, logement « n’était pas inhabitable ».

La Cour va, cependant, accueillir le second moyen et casser l’arrêt sur le visa de la violation de l’article 4 du code civil. Selon la Cour, « Il résulte de ce texte que le juge ne peut refuser d'évaluer le montant d'un dommage dont il a constaté l'existence en son principe. » A ce propos, la Cour rappelle que, « Pour rejeter la demande de Mme [Y] en indemnisation d'un préjudice de jouissance, l'arrêt retient que le fait que la surface du logement dont elle était locataire ait été de 8,11 mètres carrés, au lieu de 9 mètres carrés, ne lui a occasionné qu'un préjudice modéré ». La Cour en conclut qu’ « En statuant ainsi, la cour d'appel a violé le texte susvisé ».

Elle casse et annule l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 11 décembre 2020, « mais seulement en ce qu'il rejette les demandes de Mme [Y] en indemnisation d'un préjudice de jouissance ». La Cour « Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel d'Amiens ».

La Cour d’appel devra, donc, seulement, examiner la demande de Mme Y. en indemnisation de ce préjudice de jouissance.

Il n’empêche que cette saga judiciaire nous laisse une certaine insatisfaction.

Ainsi, la Haute juridiction ne relève absolument pas ce qui nous semble être une contradiction flagrante de motifs dans l’arrêt de la Cour d’appel de renvoi : constater que le logement n’avait pas les conditions de la décence exigées par l’article 4 du décret de 30 janvier 2002, qu’une mise en conformité était impossible, et en même temps affirmer que logement « n’était pas inhabitable » !

La Cour de cassation a peut-être été sensible aux voltes face de Mme Y. qui considérait en début de procédure, dans son premier pourvoi, que son logement était décent par application de la condition du volume de m3, et qu’il ne l’est plus dans son second pourvoi ! En définitive, quelle version de Mme Y. doit-on prendre en compte ?

La morale de cette saga judiciaire, c’est sans doute qu’il ne faut pas changer son fusil – juridique – d’épaule en cours de procédure, spécialement sur une question aussi essentielle que la décence ou l’indécence d’un logement !

Compte tenu de cet ensemble de paramètres, on comprend que la troisième chambre civile ait décidé de ne pas publier cet arrêt, sachant que le premier arrêt du 23 janvier 2020 aurait, lui, mérité une publication au bulletin de la chambre.

Si, comme nous venons de le voir, au travers de ces diverses décisions, les juges sont revenus sur la notion classique de logement décent, ils ont eu également à statuer sur des extensions éventuelles de cette notion.

A cet égard, la jurisprudence récente montre que des discussions demeurent possibles sur cette question.

Des discussions demeurent possibles sur l’extension de la notion de logement décent

Certaines extensions de la notion de logement décent ont été admises par les juges (A), d’autres extensions ont été refusées en justice (B).

Les extensions acceptées par les juges

Ainsi, le Tribunal administratif de Paris, dans un jugement du 24 janvier 2022 [10], a admis le droit des gens du voyage à un logement décent. Quelques mots pour rappeler les faits à l’origine de ce jugement. Mme B., vivant dans une caravane et fréquentant les aires d’accueil des gens du voyage des bois de Boulogne et Vincennes, et l’Association nationale des gens du voyage citoyens ont demandé au Tribunal administratif de Paris d’annuler la décision implicite du 21 décembre 2020 par laquelle la maire de Paris avait refusé d’abroger l’article 12 des règlements intérieurs des aires d’accueil des gens du voyage situées dans les bois de Boulogne et Vincennes. L’article 12 de ces règlements intérieurs permettait des coupures d’eau et d’électricité en cas défaut ou de retard de paiement Les requérants faisaient la même demande d’annulation à propos de l’annexe 5 de ces règlements intérieurs qui prévoyait une majoration de l’indemnité d’occupation sans titre.

Le Tribunal administratif de Paris, dans son jugement du 24 janvier 2022, commence par indiquer – en rappelant la loi n° 2013-23 du 15 avril 2013 visant à préparer la transition vers un système énergétique sobre et portant diverses dispositions sur la tarification de l’eau et sur les éoliennes – que « le législateur, en interdisant les coupures d’eau, quelle que soit la situation des personnes, pendant l’année entière, a entendu s’assurer qu’aucune personne en situation de précarité ne puisse être privée d’eau. Cette interdiction, en garantissant l’accès à l’eau qui répond à un besoin essentiel de la personne, poursuit l’objectif de valeur constitutionnelle que constitue la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent [11] ».

Le Tribunal administratif de Paris ajoute que « les mêmes principes ont conduit le législateur à interdire, pendant la trêve hivernale, les coupures d’électricité et de gaz ».

Le Tribunal administratif de Paris va déduire de ses motifs que la disposition des règlements intérieurs des aires d’accueil des gens du voyage des bois de Boulogne et Vincennes, qui autorise le gestionnaire de ces aires d’accueil à couper à l’usager stationnant en caravane – qui doit être considérée comme sa résidence principale – à défaut de crédit sur son compte, toute l’année l’eau, ou, pendant la période hivernale l’électricité, « méconnait, dès lors, l’objectif constitutionnel d’assurer à tous un logement décent ».

Le Tribunal administratif de Paris enjoint, par conséquent, à la maire de Paris d’abroger les dispositions litigieuses de l’article 12 des règlements intérieurs des aires d’accueil des gens du voyage des bois de Boulogne et Vincennes. Il fait de même pour l’annexe 5 des règlements intérieurs qui prévoyait une majoration de l’indemnité d’occupation sans titre.

Ce jugement, très intéressant, sur le droit à l’eau « qui répond à un besoin essentiel de la personne » associé à « l’objectif de valeur constitutionnelle que constitue la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent », n’est pas sans rappeler que la Cour de cassation, dans un arrêt de la première chambre civile du 16 mai 2018 [12], avec des motifs certes plus mesurés, a consacré également le droit à l’eau pour toute personne.

La Cour avait cassé, en effet, sur le visa de l’article 115-3, alinéa 3, du Code de l’action sociale et des familles (CASF), dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi n° 2015-992 du 17 août 2015, un jugement de la juridiction de proximité d’Alès du 4 avril 2016 qui avait admis la légitimité de la réduction de débit d’eau.

La Cour avait ajouté, qu’« Il résulte de ce texte qu’en cas de non-paiement de factures, seuls les fournisseurs d’électricité peuvent procéder à une réduction de puissance malgré la période hivernale, les distributeurs d’eau ne pouvant quant à eux réduire le débit de l’eau fournie, quelle que soit la période de l’année ; » La Cour avait rappelé, ensuite, que « pour rejeter [la demande de Mme X. contestant la réduction de débit d’eau], le jugement [avait retenu] que, Mme X. ayant refusé de solliciter l’aide des services sociaux, la régie [avait] pu procéder, en toute légalité, à la réduction litigieuse d’eau ; »

En conséquence, la première chambre civile de la Cour avait considéré « Qu’en statuant ainsi, [la juridiction de proximité] avait violé l’article 115-3, alinéa 3, du Code de l’action sociale et des familles (CASF), dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi n° 2015-992 du 17 août 2015 ». La Cour avait cassé et annulé « en toutes ses dispositions, le jugement rendu le 4 avril 2016, entre les parties, par la juridiction de proximité d’Alès ; ». Cette consécration du droit à l’eau par la Haute juridiction avait néanmoins été préparée par un vaste mouvement jurisprudentiel des juges du fond favorable à ce droit à l’eau [13] .

Le Tribunal administratif de Paris, dans son jugement du 24 janvier 2022, se joint à ce courant en associant le droit à l’eau et le logement décent, procédant ainsi à une extension de la notion classique de logement décent à propos des gens du voyage.

Ainsi, des juges ont pu admettre certaines extensions de la notion de logement décent.

Cependant, d’autres extensions de la notion de logement décent ont été refusées en justice.

Les extensions refusées par les juges

Ainsi, la Cour de cassation, dans un arrêt de la troisième chambre civile du 22 juin 2022 [14] , publié au Bulletin de la chambre, a considéré que l’absence de garde-corps aux fenêtres d’un appartement loué ne caractérisait pas un manquement du propriétaire à son obligation de mise à disposition d’un logement décent satisfaisant aux conditions prévues par le décret du 30 janvier 2022 [15] en matière de sécurité et de santé.

Quelques mots pour rappeler les faits de l’espèce et la procédure suivie.

Le 3 octobre 2014, Mme Z., locataire d’un appartement situé en étage, a chuté depuis une fenêtre du logement dépourvue de garde-corps et dont la partie basse se situait à moins de 90 centimètres du plancher. Elle a assigné Mme Y., bailleresse, et son assureur, la société Pacifica, en responsabilité et indemnisation. Le jugement de première instance avait accueilli ses demandes [16], mais la Cour d’appel de Paris, le 23 novembre 2020, avait infirmé le jugement en toutes ses dispositions et avait débouté Mme Z. de l’ensemble de ses demandes formées à l’encontre Mme Y. et de la société Pacifica. Selon la Cour d’appel de Paris, d’une part, le décret n° 2002-120 du 30 janvier 2002 n’oblige pas les bailleurs à créer des dispositifs de retenue des personnes dans les immeubles anciens, construits avant 1955, qui en sont dépourvus, en l’absence de dispositions légales ou réglementaires imposant leur installation, d’autre part, l’absence de garde-corps constituait une caractéristique inhérente à la date de construction du local loué dont le locataire peut se convaincre lors de la visite des lieux.

Mme Y. avait formé un pourvoi contre l’arrêt en énonçant, tout d’abord, « que le bailleur est obligé, par la nature du contrat, et sans qu'il soit besoin d'aucune stipulation particulière, de délivrer au preneur la chose louée et, s'il s'agit de son habitation principale, un logement décent ; qu'en retenant, pour rejeter la demande de dommages-intérêts de l'exposante, que le décret n° 2002-120 du 30 janvier 2002 n'oblige pas les bailleurs à créer des dispositifs de retenue des personnes dans les immeubles anciens, construits avant 1955, qui en sont dépourvus, en l'absence de dispositions légales ou réglementaires imposant leur installation, [alors que] ne satisfait pas aux caractéristiques du logement décent le logement dont les dispositifs de garde-corps des balcons ne sont pas dans un état conforme à leur usage ».

En conséquence, selon la locataire, « la cour d'appel a violé les articles 1719 du code civil et 6 de la loi n° 89-462 du 6 juillet 1989 et les articles 1 et 2-2 du décret n° 2002-120 du 30 janvier 2002 ; »

Mme Y. soutenait, ensuite, « qu'il est dû garantie au preneur pour tous les vices ou défauts de la chose louée qui en empêchent l'usage quand même le bailleur ne les aurait pas connus lors du bail ; [que] ne satisfait pas aux caractéristiques du logement décent le logement dont les dispositifs de garde-corps des balcons ne sont pas dans un état conforme à leur usage ; qu'en retenant que l'absence de garde-corps constituait une caractéristique inhérente à la date de construction du local loué dont le locataire peut se convaincre lors de la visite des lieux, alors que l'appréciation du caractère dangereux d'une fenêtre n'est pas à la portée d'un locataire profane et ne constitue pas une caractéristique inhérente au local loué, la cour d'appel a violé les articles 1721 du code civil, 6 de la loi n° 89-462 du 6 juillet 1989 et les articles 1 et 2-2 du décret n° 2002-120 du 30 janvier 2002. » La troisième chambre civile, dans son arrêt du 22 juin 2022, va rejeter le pourvoi par une motivation de principe.

Elle considère, « En premier lieu, [que] la cour d'appel a retenu à bon droit que le décret n° 2002-120 du 30 janvier 2002 imposait seulement aux bailleurs d'entretenir les garde-corps existants dans un état conforme à leur usage, mais non d'installer de tels dispositifs dans les immeubles anciens qui en étaient dépourvus, en l'absence de dispositions légales ou réglementaires l'imposant. ». Ainsi, la Cour d’appel « en a exactement déduit que le fait pour la bailleresse de ne pas avoir équipé de garde-corps les fenêtres de l'appartement donné à bail ne caractérisait pas un manquement à son obligation de mise à disposition d'un logement décent satisfaisant aux conditions prévues par le décret privé en matière de sécurité et de santé. ».

La troisième chambre civile du 22 juin 2022 considère, « En second lieu, [que] la cour d'appel a pu retenir que l'absence de garde-corps dans un immeuble construit avant 1955 ne constituait ni un vice de construction, ni une défectuosité dont le bailleur devait répondre, mais une caractéristique apparente inhérente à sa date de construction, dont le locataire pouvait se convaincre lors de la visite des lieux. » En conséquence, elle juge que « Le moyen n'est donc pas fondé ».

La Haute juridiction, par cet arrêt net et motivé, de surcroit publié, refuse d’étendre la notion de logement décent à des hypothèses non prévues par le décret du 30 janvier 2002. Son arrêt se situe dans le prolongement des arrêts rigoureux, du point de vue juridique, du 17 décembre 2015 [17] et du 23 janvier 2020 [18]. La Cour cite également dans ses « précédents jurisprudentiels » son arrêt du 15 décembre 2004 [19]. On est, en tout cas, loin de l’impressionnisme juridique de l’autre arrêt, non publié, du 22 juin 2022 [20], où la Cour n’avait pas censuré une partie des motifs d’une Cour d’appel pourtant bien contradictoires. La Cour d’appel de renvoi relevait, en effet, que le logement n’avait pas les conditions de la décence exigées par l’article 4 du décret de 30 janvier 2002, qu’une mise en conformité était impossible, et en même temps affirmait que logement « n’était pas inhabitable » !

Au-delà de cet arrêt surprenant [21], nous estimons que la Cour de cassation doit, toujours, rester gardienne de la règle de droit et de sa correcte application. Il est vrai que la question du logement – notamment – décent est une question doublement sensible et que la notion de logement décent met véritablement le droit à l’épreuve des faits…et peut-être les faits à l’épreuve du droit ! [22]

Références

  1. Civ. 3ème, 1er juin 2022, n° 21-11.602 (n° 457 FS + B) ; D. 2022, n° 21, p. 1041.
  2. Curieusement, le D. présente seulement cet arrêt avec l’intitulé « Bail en général (obligation d’entretien) : inutilité d’une stipulation particulière ».
  3. Civ. 3ème, 18 mars 2008, n° 07-18303, Inédit.
  4. Civ. 3ème, 15 décembre 2004, n° 02-20. 614, Bull. civ., III, n° 239, rendu au visa de la violation de « l’article 1719-1 du Code civil dans sa rédaction issue de la loi n° 2000-1208 du 13 décembre 2000, ensemble les articles 6, 20-1, 40-II et 41-1 de la loi du 6 juillet 1989. »
  5. Et en particulier, selon l’article 3, 2. , «Une installation d'alimentation en eau potable assurant à l'intérieur du logement la distribution avec une pression et un débit suffisants pour l'utilisation normale de ses locataires ». Décret n° 2002-120 du 30 janvier 2002 relatif aux ... - Légifrance
  6. Civ. 3ème, 17 décembre 2015, n° 14-22754, Bull. civ., III, n° 841.
  7. Civ. 3ème, 23 janvier 2020, n° 19-11.349. Inédit
  8. Un juriste réputé…
  9. Civ. 3ème, 22 juin 2022, n° 19-11.349. Inédit
  10. 10 TA Paris, 24 janvier 2022, n° 2103255/4-2, AJDA, 2022, p. 1544.
  11. Souligné par nous. Sur le fond, Le tribunal reprend in extenso, le considérant 7 de la Décision n° 2015-470 QPC du 29 mai 2015.
  12. Daniel Kuri, Petite affaire et grands principes : une réduction de débit d’eau est illégale selon la Cour de cassation, commentaire sur l’arrêt de la Cour de cassation du 16 mai 2018 (fr)
  13. On peut regarder en ce sens nos différents commentaires, Les petites affaires et les grands principes (fr) ; Commentaire d'arrêt - Cour d’appel de Limoge du 15 septembre 2016 : La petite affaire et les grands principes ou la réduction du débit d’eau, une nouvelle fois jugée illégale (fr) ; La petite affaire et les grands principes ou la réduction d’eau jugée illégale, commentaire sur le jugement du Tribunal d’instance de Limoges du 6 janvier 2016 (fr). Ce jugement est extraordinairement motivé et le juge évoque, à propos du droit à l’eau, le considérant 7 de la Décision n° 2015-470 QPC du 29 mai 2015, selon lequel, « le législateur, en interdisant les coupures d’eau, quelle que soit la situation des personnes, pendant l’année entière, a entendu s’assurer qu’aucune personne en situation de précarité ne puisse être privée d’eau. Cette interdiction, en garantissant l’accès à l’eau qui répond à un besoin essentiel de la personne, poursuit l’objectif de valeur constitutionnelle que constitue la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent ».
  14. Civ. 3ème, 22 juin 2022, n° 21-10.512 (n° 501 FS + B) ; D. 2022, n° 24, p. 1206.
  15. Décret n° 2002-120 du 30 janvier 2002.
  16. Nous le savons grâce au moyen de cassation de Mme Z. : « Madame [Z] fait grief à l'arrêt attaqué d'AVOIR infirmé le jugement en toutes ses dispositions et, statuant à nouveau, de l'AVOIR déboutée de l'ensemble de ses demandes formées à l'encontre de Mme [U] [Y] et de la société Pacifica. »
  17. Cf. supra, notre article
  18. Cf. supra, notre article
  19. Cf. supra, notre article. Il s’agit de l’arrêt qui avait considéré – avant même que le décret du 30 janvier 2002 ne le prévoit expressément à l’article 3, 2. – « que l’exigence de la délivrance au preneur d'un logement décent impose son alimentation en eau courante »,
  20. Cf. supra, notre article
  21. Peut-être que cet arrêt fait partie des arrêts « inédits » dans lesquels la Cour de cassation prend une certaine liberté avec le droit pour approuver un arrêt de Cour d’appel peu convainquant du point de vue juridique. Dans de vieux arrêts, la Haute juridiction utilisait la curieuse formule, « La Cour d’appel a cru pouvoir se fonder sur… », qui annonçait plutôt une cassation de l’arrêt d’appel, mais qui signifiait en réalité, pour la Cour de cassation, une approbation de cet arrêt d’appel et un rejet du pourvoi. En vérité, ces arrêts, moins rigoureux sur le plan juridique, ont toujours existé. Ils posent, cependant, un vrai problème dans la mesure où la vérité judiciaire ne correspond pas à la vérité juridique.
  22. Je dédie ce travail à la mémoire de mon fils, Virgile Kuri, prématurément parti de ce monde le 2 juin 2021