L’affaire Luxleaks et la protection des lanceurs d’alerte : au sujet de l’arrêt CEDH Halet c/ Luxembourg du 14 février 2023 et de l’élargissement de la notion « d’intérêt public ».

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Par Marie Cornanguer – Avocat au barreau de Paris, Membre du Conseil scientifique de l’Association des Avocats Praticiens du Droit de la Presse (AAPDP)

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Le 14 février 2023[1], la CEDH a estimé par 12 voix contre 5 que la condamnation de M. Halet pour vol, accès frauduleux dans un système de traitement automatisé de données, violation du secret professionnel et blanchiment-détention du produit du vol, emportait violation de son droit de communiquer des informations, sur le terrain de l’article 10 de la CESDH.

Cet arrêt de grande chambre intervient après un précédent arrêt, du 11 mai 2021[2], ayant estimé, par 5 voix contre 2, qu’il n’y avait pas violation de l’article 10. Il est accompagné de la publication d’opinions dissentes des 5 magistrats ne s’étant pas ralliés à la majorité.

Les faits et la procédure

M. Halet, ressortissant français, était employé de PricewaterhouseCoopers lorsqu’il remit, en décembre 2012, 14 déclarations fiscales à un journaliste de Premières Lignes (Cash Investigation). Ces documents furent utilisés dans le cadre de la diffusion d’un reportage de Cash Investigation en juin 2013, puis mis en ligne en novembre 2014 par l’association « International Consortium of Investigative Journalists ». Ces publications prirent le nom de Luxleaks.

M. Halet avait été poursuivi pénalement, aux côtés d’un autre employé de PricewaterhouseCoopers, identifié par une précédente enquête interne, pour avoir quant à lui copié, puis remis (précédemment) au même journaliste, 45 000 pages de documents confidentiels, correspondant notamment à 538 dossiers de rescrits fiscaux. Ces documents, remis au cours de l’été 2011, furent publiés dans différents médias et servirent de support à la diffusion, en mai 2012, d’un premier reportage de Cash Investigation.

A noter que les faits objets de la divulgation n’étaient pas illicites, les pratiques d’optimisation fiscale en cause étant légales.

Le salarié auteur de divulgation initiale fut condamné à une peine de 12 mois d’emprisonnement avec sursis, outre une amende de 1.500 euros, contre 9 mois d’emprisonnement avec sursis et une amende de 1.000 euros pour M. Halet.

En appel, la Cour fit application des 6 critères dégagés par l’arrêt Guja c. Moldavie[3] et admis (partiellement) le statut de lanceur d’alerte au bénéfice du primo-divulguant[4], s’agissant des faits de violation du secret professionnel. Celui-ci fut relaxé de ce chef (mais condamné pour vol car au moment de l’appropriation des documents, un an avant leur remise au journaliste, il n’avait aucunement l’intention de les rendre publics). A l’issue du pourvoi en cassation et de la décision statuant sur renvoi après cassation, il lui fut reconnu le statut de lanceur d’alerte à raison de l’ensemble des chefs de poursuite.

S’agissant de M. Halet, la Cour d’appel estima qu’il ne pouvait bénéficier de la protection complète de l’article 10 de la Convention mais seulement, en droit luxembourgeois, de la reconnaissance de circonstances atténuantes. Seule l’amende, d’un montant de 1.000 euros, fut maintenue à son égard.

Pour se déterminer ainsi, la Cour apprécia la valeur des documents remis par M. Halet et estima que l’information n’était ni essentielle, ni nouvelle et inconnue, de sorte que le préjudice causé à l’employeur était « supérieur à l’intérêt général » que présentait la divulgation :

« Les documents remis par M. Halet au journaliste n’ont donc ni contribué au débat public sur la pratique luxembourgeoise des ATAs ni déclenché le débat sur l’évasion fiscale ou apporté une information essentielle, nouvelle et inconnue jusqu’alors. La Cour d’appel considère qu’en raison de la faible pertinence des documents cause [sic] un préjudice à son employeur, supérieur à l’intérêt général, par leur divulgation, à un moment où le débat public sur les ATAs avait été lancé et l’absence de contribuer [sic] au débat d’intérêt général sur l’évasion fiscale, Raphaël David Halet ne remplit pas la condition de la proportionnalité du dommage causé par rapport à l’intérêt général, de sorte que la cause de justification du lanceur d’alerte ne saurait être retenue dans son chef » (§35 et 36).

Son pourvoi en cassation fut rejeté. La Cour de cassation estima que les juges du fond avaient écarté à bon droit la protection tirée du statut de lanceur d’alerte au vu de la faible pertinence des documents appréhendés, « qui ne fournissaient aucune information cardinale, jusqu’alors inconnue, pouvant relancer ou nourrir le débat sur l’évasion fiscale ».

Par un premier arrêt du 11 mai 2021, la 3ème chambre de la Cour EDH rejeta la requête de M. Halet et conclut, par 5 voix contre 2, à la non-violation de l’article 10 étant donné que la divulgation, par le requérant, aux médias, des documents confidentiels de PricewaterhouseCoopers, était sans intérêt public suffisant pour pondérer le dommage causé à l’entreprise et que la sanction de 1000 euros d’amende était proportionnée.

L’affaire fut renvoyée en Grande Chambre.

Les enseignements de l’arrêt

Le cadre jurisprudentiel des six critères de l’arrêt Guja « affiné »

En matière de « lanceurs d’alerte », la Cour a construit une jurisprudence protectrice, sans toutefois employer expressément la terminologie de « lanceur d’alerte ».

Dans l’arrêt Guja c. Moldavie, elle a défini la grille de contrôle permettant de déterminer si et dans quelle mesure l’auteur d’une divulgation portant sur des informations confidentielles obtenues sur son lieu de travail, pouvait invoquer la protection de l’article 10 et dans quelles conditions les sanctions infligées étaient de nature à porter atteinte au droit à la liberté d’expression.

Les critères dégagés dans l’arrêt Guja c. Moldavie[5] sont au nombre de six. Dégagés sur le fondement de l’article 10 et de la protection de la liberté d’expression, ils sont proches des concepts habituellement employés en droit de la presse, lors de l’examen des procédures en diffamation visant des journalistes ou des non-professionnels de l’information. Ces critères sont précisément rappelés dans l’arrêt du 14 février 2023 (v. §114 à 154) et surtout, selon les propres termes de la Cour, ils sont « affinés ».

Le critère tenant à « l’intérêt public de l’information divulguée » a été notablement élargi par le présent arrêt, à tel point que l’opinion dissidente évoque un revirement de jurisprudence.

Les moyens utilisés pour procéder à la divulgation : une hiérarchie de principe entre la voie interne et externe, jugée non absolue

Le canal du signalement peut être interne, lorsqu’il se fait au sein de l’entreprise, par la voie hiérarchique par exemple, ou externe, lorsque la dénonciation est faite auprès du public. Si la divulgation directe au public ne doit être envisagée qu’en dernier ressort, en cas d’impossibilité manifeste d’agir autrement, l’effectivité recherchée de la protection a conduit la Cour à admettre que cet ordre de priorité n’était pas absolu[6].

L’authenticité de l’information divulguée : pas d’obligation de résultat quant à l’authenticité

La Cour rappelle que « l’authenticité de l’information divulguée constitue un élément essentiel » tout en posant en principe qu’il ne saurait être exigé d’un lanceur d’alerte qu’il établisse, au moment de procéder au signalement, l’authenticité des informations divulguées, estimant que celui-ci ne saurait être exclu de la protection que lui confère l’article 10 au seul motif qu’il s’est par la suite avéré qu’elle était inexacte[7].

La jurisprudence classique de la Cour en matière de liberté d’expression des journalistes prend alors le relais puisque la Cour exige, en contrepartie, responsabilité, soin et diligence. L’exercice de la liberté d’expression comporte des « devoirs et des responsabilité » et « quiconque choisit de divulguer des informations doit vérifier avec soin, dans la mesure où les circonstances le permettent, qu’elles sont exactes et dignes de crédit » (Guja, § 75). « Il incombe donc aux lanceurs d’alerte qui souhaitent bénéficier de la protection de l’article 10 de la Convention d’agir de façon responsable en s’efforçant de vérifier, autant que faire se peut, l’authenticité de l’information qu’ils souhaitent divulguer, avant de la rendre publique » (Halet, §127).

La bonne foi du lanceur d’alerte : lucre, animosité personnelle vis-à-vis de l’employeur ou intentions cachées sont exclusives de protection

Pour apprécier la bonne foi du lanceur d’alerte, la Cour vérifie si celui-ci était ou non motivé par le désir de tirer un avantage personnel de son acte, notamment un gain pécuniaire, s’il avait un grief personnel à l’égard de son employeur ou s’il était mû par une autre intention cachée. Elle peut tenir compte du contenu de la divulgation et relever « l’absence d’attaque personnelle gratuite[8] ».

Le lien avec le critère de l’authenticité de l’information divulguée est indéniable.

Par capillarité avec le critère de la base factuelle utilisé dans le procès de presse, la Cour a jugé que la bonne foi du lanceur d’alerte devait être exclue dans la mesure où « les allégations étaient fondées sur une simple rumeur et [qu’il] ne disposait d’aucun élément de preuve à l’appui de celles-ci [9] ».

L’intérêt public que présente l’information divulguée : un élargissement notable de la notion d’intérêt public

La Cour examine l’intérêt de l’opinion publique à recevoir l’information divulguée. Selon sa jurisprudence rendue au visa de l’article 10, « l’intérêt de l’opinion publique pour une certaine information peut parfois être si grand qu’il peut l’emporter même sur une obligation de confidentialité imposée par la loi[10] ».

L’intérêt public s’apprécie « tant au regard du contenu de l’information divulguée que du principe de sa divulgation[11] ». La Cour en adopte une définition très large[12].

Une nouvelle étape a été franchie avec l’arrêt Halet.

Après avoir identifié dans sa jurisprudence[13] les deux types de comportements d’un employeur susceptibles de caractériser l’intérêt public nécessaire à l’immunité du lanceur d’alerte, à savoir, d’une part, « le signalement par un employé des actes, des pratiques ou des comportements illicites, sur le lieu de travail[14] » et, d’autre part, « ceux qui sont répréhensibles, tout en étant légaux[15]» (§ 137), la Cour y ajoute une troisième catégorie, entièrement nouvelle en matière d’alerte, à savoir « certaines informations touchant au fonctionnement des autorités publiques dans une société démocratique et provoquant, dans le public, un débat suscitant des controverses de nature à faire naître un intérêt légitime de celui-ci à en connaître, afin de se forger une opinion éclairée sur la question de savoir si elles révèlent ou non une atteinte à l’intérêt public » (§ 138), tout en précisant que les informations peuvent aussi porter sur des comportements d’acteurs privés (§ 142).

La Cour précise que l’intérêt public va décroissant[16] selon que l’on se trouve dans l’hypothèse 1, qui est celle des actes ou pratiques illicites, dans l’hypothèse 2 où sont en cause des comportements qui seraient licites mais « répréhensibles » ou, enfin, dans l’hypothèse 3, où il ne s’agirait plus que « d’une question nourrissant un débat suscitant des controverses ».

Le préjudice causé : l’étendue des dommages causés par la révélation enrichie et précisée

Le préjudice causé à l’employeur constitue l’intérêt qu’il convient de mettre en balance avec l’intérêt public que présente l’information divulguée[17].

Initialement forgé s’agissant d’administrations ou d’entreprises publiques, ce critère revêtait, à l’instar de l’intérêt que présentait la divulgation des informations, un caractère public. Mais des intérêts privés peuvent aussi être affectés en mettant en cause notamment une entreprise ou un employeur privé, en raison de ses activités et lui causer, ainsi qu’à des tiers, le cas échéant, un préjudice financier et/ou réputationnel.

Dans l’arrêt Halet, la Cour va, selon ses propres termes, « affiner » sa jurisprudence et les termes de l’opération de mise en balance à effectuer entre les intérêts concurrents en jeu. Elle va détailler exhaustivement les dommages susceptibles d’être causés par la révélation, en insistant sur la nécessité, pour les juridictions nationales, de prendre en compte « l’ensemble des effets dommageables causés par les révélations », en allant au-delà du seul préjudice causé à l’employeur.

Ainsi, outre le préjudice de réputation subi par l’employeur, la Cour insiste sur la nécessité de prendre en compte, d’une part, le préjudice causé aux intérêts privés des clients[18] de l’employeur puisque les révélations sont susceptibles d’affecter leur propre réputation, et, d’autre part, l’intérêt public attaché à la prévention et à la sanction du vol et au respect du secret professionnel.

La sévérité de la sanction : une prise en compte de « l’effet cumulé » des différentes sanctions ayant pu toucher l’auteur de la divulgation

La Cour rappelle que les sanctions contre les lanceurs d’alerte peuvent prendre différentes formes aussi bien professionnelles, disciplinaires, que pénales.

Après avoir exposé que le prononcé de sanctions pénales constituait « la forme la plus grave d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression », la Cour rappelle néanmoins que :

-         « selon le contenu de la divulgation et la nature du devoir de confidentialité ou de secret qu’elle méconnaît, le comportement de la personne peut légitimement constituer une infraction pénale » ;

-         un « même acte [peut] donner lieu à un cumul de sanctions ou engendrer de multiples répercussions, sur le plan professionnel, disciplinaire, civil ou pénal » ;

-         « dans certaines circonstances, l’effet cumulé d’une condamnation pénale ou du montant global des sanctions financières ne saurait être considéré comme ayant eu un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression ».

Références

  1. https://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-223019
  2. https://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-209869
  3. CEDH, 12 février 2008, Guja c. Moldavie [GC], n°14277/04 https://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-85017
  4. https://www.pltv.fr/edouard-perrin-journaliste-dinvestigation-poursuit-une-multinationale-en-justice/
  5. V. Guja c. Moldavie [GC], n°14277/04, §73 à 78.
  6. En renvoyant à la Recommandation CM/Rec (2014)7 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur la protection des lanceurs d’alerte, la Cour souligne que le critère relatif au canal de signalement doit être apprécié en fonction des circonstances de chaque affaire, notamment afin de déterminer le canal le plus approprié (§123).
  7. V.§125, renvoyant à l’exposé des motifs de la Recommandation (CM/Rec (2014)7 du Conseil de l’Europe sur la protection des lanceurs d’alerte et au rapport A/70/30 du 8 septembre 2015 du Rapporteur spécial de l’ONU sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression.
  8. V. Matúz c. Hongrie, no 73571/10, § 46, 21 octobre 2014.
  9. Soares c. Portugal, no 79972/12, § 46, 21 juin 2016 ; https://www.dalloz-actualite.fr/flash/de-l-importance-de- bonne-foi-du-lanceur-d-alerte#.Y_vt23bMKUk
  10. Fressoz et Roire c. France ([GC], n°29183/95, CEDH 1999-I ; Radio Twist, a.s. c. Slovaquie, n°62202/00, CEDH 2006-XV.
  11. V. Halet, précité, §133.
  12. V. Halet, précité, §133 : « En l’état de sa jurisprudence, le périmètre des informations d’intérêt public susceptibles de relever du champ du lancement d’alerte est largement défini ».
  13. V. Halet, précité : « 137. Il ressort ainsi de la jurisprudence de la Cour que le champ des informations d’intérêt public susceptibles de justifier une alerte couverte par l’article 10 recouvre le signalement par un employé des actes, des pratiques ou des comportements illicites, sur le lieu de travail, ou de ceux qui sont répréhensibles, tout en étant légaux (voir les références jurisprudentielles susmentionnées, paragraphes 133-135) ».
  14. Guja c. Moldavie précité, § 88 ; CEDH, 8 janvier 2013, Bucur et Toma c. Roumanie, n° 40238/02, § 101 ; CEDH, 16 février 2021, Gawlik c. Liechtenstein, n°23922/19, § 73.
  15. CEDH, 21 juillet 2011, Heinisch c. Allemagne, n°28274/08, §71 ; CEDH, 19 janvier 2016, Görmüş et autres c.Turquie, n°49085/07, §§ 63 et 76.
  16. V. Halet, précité, §140.
  17. V. §145 : Doit être apprécié « le poids respectif du dommage que la divulgation risquerait de causer à l’autorité publique et de l’intérêt que le public pouvait avoir à obtenir cette divulgation ».
  18. Il pourrait tout aussi bien s’agir de partenaires commerciaux, de relations d’affaires, de sous-traitants, de prospects, etc.