Quel champ d'application pour l’article 1195 du Code civil ?

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.
France > Droit privé > Droit des contrats


Par Louis Thibierge
Agrégé des Facultés de Droit
Professeur à l’Université d’Aix-Marseille
Membre du Centre de Droit Économique
Directeur du Master 2 Recherche Droit Économique
Directeur du DESU Economic Law
Avocat au Barreau de Paris

Le 12 septembre 2022


L’article 1195 du Code civil, siège de la révision pour imprévision, relève du droit commun des contrats. Il a, à ce titre, vocation à s’appliquer à tout contrat, ainsi qu’en dispose l’article 1105 alinéa 1er : « Les contrats, qu'ils aient ou non une dénomination propre, sont soumis à des règles générales, qui sont l'objet du présent sous-titre ».

Seule réserve opérée par l’article 1105 : l’adage specialia generalibus derogant, au terme duquel le droit commun ne s’applique qu’en l’absence de dérogation par le droit spécial.

Reste à localiser ces dérogations.

Or, il n’existe guère de règles de droit spécial excluant expressément l’article 1195, hormis l’article L. 211-40-1 CMF, selon lequel « L'article 1195 du code civil n'est pas applicable aux obligations qui résultent d'opérations sur les titres et les contrats financiers mentionnés aux I à III de l'article L. 211-1 ».

En l’absence de règle expresse, d’aucuns entendent emprunter la voie de l’implicite.

Çà-et-là, on voit exposer que l’article 1195 serait inapplicable, par nature, aux baux commerciaux ou aux marchés à forfait (et demain à quel contrat ?).

Quant aux baux, il a été jugé que « dès lors que le statut des baux commerciaux prévoit de nombreuses dispositions spéciales relatives à la révision du contrat de bail (révision triennale, clause d’indexation), il n’y a pas lieu de faire application des dispositions générales de l’article 1195 précité, ces dernières devant être écartées au profit des règles spéciales du statut des baux commerciaux » (CA Versailles 12-12-2019 n° 18/07183).

Prenant l’exact contrepied, le Tribunal judiciaire de Paris a jugé la semaine dernière qu’ « aucune disposition légale n’exclut l’application de ce mécanisme de révision contractuelle aux baux commerciaux »(TJ Paris, 22 juin 2022, n° 20/08161).

Dont acte : l’incertitude règne. En toute hypothèse, il n'est pas certain que l'obligation de loyer, obligation de somme d'argent, puisse être rendue "excessivement onéreuse" à exécuter, ainsi que l'ont relevé certains arrêts.

Quant aux marchés à forfait de l’article 1793 C. civ., la cour de Douai (Douai, 23 janvier 2020 no 19/01718), et celle d’Amiens (16 juillet 2020 n° 19/01837) ont jugé l’article 1195 incompatible avec le caractère forfaitaire du marché. A notre connaissance, cette position n’a pas été réitérée depuis.

Le doute gagnerait à être dissipé. Aussi se réjouit-on de l’avant-projet de réforme du droit des contrats spéciaux, dont l’article 1751 propose d’exclure expressément la révision pour imprévision pour tout marché à forfait (et non seulement le marché de construction de bâtiment) : « les parties peuvent convenir d’un prix forfaitaire auquel cas l’article 1195 est sans application ».

Ce qui va sans dire va encore mieux en le disant.