Uniformisation du contentieux contractuel : le recours en contestation de la validité du contrat ouvert à tous les tiers, CE 4 avril 2014, Req. N°358994 (fr)
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Auteur : Cabinet AdDen avocats
Avocats au barreau de Paris
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CE 4 avril 2014, Départment du Tarn-et-Garonne, req. n° 358994
Mots clés : contrat administratif, recours des tiers
Le département du Tarn-et-Garonne a lancé en 2006 un appel d’offres ouvert pour la conclusion d’un marché à bons de commande relatif à la location de véhicules de fonction.
Par une délibération du 20 novembre 2006, la commission permanente a autorisé l’exécutif du département à signer le marché avec la société Sotral retenue par la commission d’appel d’offres. Un conseiller général du Tarn-et-Garonne a saisi le tribunal administratif de Toulouse en demandant l’annulation de la délibération précitée.
Par un jugement du 20 juillet 2010, le tribunal administratif de Toulouse a annulé la délibération du 20 novembre 2006 et a invité les parties, à défaut de résolution amiable du contrat, à saisir le juge du contrat.
Par un arrêt du 28 février 2012, la cour administrative d’appel de Bordeaux a rejeté l’appel formé par le département contre le jugement précité.
Le département du Tarn-et-Garonne a donc déposé un pourvoi.
1. Le Conseil d’Etat opère en l’espèce une révolution du contentieux contractuel, quasiment 110 ans après l’arrêt Martin du 4 août 1905[1] qui reconnaissait aux tiers le recours pour excès de pouvoir contre les actes dits « détachables » du contrat (autorisation de conclure, décision de signer…). Suivant ainsi les conclusions de son rapporteur public M. Bertrand Dacosta[2], le Conseil d’Etat étend le recours en contestation de la validité du contrat – recours de plein contentieux – à tous les tiers, et plus seulement aux concurrents dits évincés[3], leur fermant parallèlement la voie du recours en excès de pouvoir contre les actes détachables[4].
L’arrêt Tarn et Garonne constitue une refonte de l’arrêt Tropic[5], en jugeant dans un considérant de principe que :
« indépendamment des actions dont disposent les parties à un contrat administratif et des actions ouvertes devant le juge de l’excès de pouvoir contre les clauses règlementaires d’un contrat ou devant le juge du référé contractuel sur le fondement des articles L551-13 et suivants du code de justice administrative, tout tiers à un contrat administratif susceptible d’être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par sa passation ou ses clauses est recevable à former devant le juge du contrat un recours de pleine juridiction contestant la validité du contrat ou certaines de ses clauses non règlementaires qui en sont divisibles ; que cette action devant le juge du contrat est également ouverte aux membres de l’organe délibérant de la collectivité territoriale ou du groupement de collectivités territoriales concerné ainsi qu’au représentant de l’Etat dans le département dans l’exercice du contrôle de légalité ; que les requérants peuvent éventuellement assortir leur recours d’une demande tendant sur le fondement de l’article L521-1 du code de justice administrative à la suspension de l’exécution du contrat ; que ce recours doit être exercé, y compris si le contrat contesté est relatif à des travaux publics, dans un délai de deux mois à compter de l’accomplissement des mesures de publicité appropriées, notamment au moyen d’un avis mentionnant à la fois la conclusion du contrat et les modalités de sa consultation dans le respect des secrets protégés par la loi ; que la légalité du choix du cocontractant, de la délibération autorisant la conclusion du contrat et de la décision de le signer ne peut être contestée qu’à l’occasion du recours ainsi défini ; que toutefois, dans le cadre du contrôle de légalité, le représentant de l’Etat dans le département est recevable à contester la légalité de ces actes devant le juge de l’excès de pouvoir jusqu’à la conclusion du contrat date à laquelle les recours déjà engagés et non encore jugés perdent leur objet ».
Puis, il ajoute que :
« le représentant de l’Etat dans le département et les membres de l’organe délibérant de la collectivité territoriale ou du groupement de collectivités territoriales concerné, compte tenu des intérêts dont ils ont la charge, peuvent invoquer tout moyen à l’appui du recours ainsi défini ; que les autres tiers ne peuvent invoquer que des vices en rapport direct avec l’intérêt lésé dont ils se prévalent ou ceux d’une gravité telle que le juge devrait les relever d’office ».
Ce recours qui concerne tous les contrats administratifs[6] est donc ouvert à l’ensemble des tiers :
► Aux tiers pouvant justifier d’un intérêt lésé de façon directe et certaine[7] ; ► Aux membres de l’assemblée délibérante de la collectivité territoriale ou du groupement de collectivité territoriale concerné ; et ► Au représentant de l’Etat dans le département.
Il doit être exercé dans un délai de « deux mois à compter de l’accomplissement des mesures de publicité appropriées notamment au moyen d’un avis mentionnant à la fois la conclusion du contrat et les modalités de sa consultation ».
Les moyens pouvant être invoqués à l’appui de ce recours varient en fonction des tiers[8] :
► Les tiers intéressés peuvent seulement se prévaloir des vices en rapport direct avec l’intérêt lésé dont ils se prévalent ou ceux d’une gravité telle que le juge devrait les relever d’office[9], ► Les élus et le préfet peuvent invoquer quant à eux tout moyen « compte tenu des intérêts dont ils ont la charge ».
On notera que le Conseil d’Etat laisse intact le contentieux des clauses règlementaires qui peuvent toujours être contestées dans le cadre du recours en excès de pouvoir.
Enfin, le Conseil d’Etat précise les pouvoirs du juge dans le cadre de ce nouveau recours :
« saisi ainsi par un tiers dans les conditions définies ci-dessus, de conclusions contestant la validité du contrat ou de certaines de ses clauses, il appartient au juge du contrat, après avoir vérifié que l’auteur du recours autre que le représentant de l’Etat dans le département ou qu’un membre de l’organe délibérant de la collectivité territoriale ou du groupement de collectivités territoriales concerné se prévaut d’un intérêt lésé de façon suffisamment directe et certaine et que les irrégularités qu’il critique sont de celles qu’il peut utilement invoquer, lorsqu’il constate l’existence de vices entachant la validité du contrat, d’en apprécier l’importance et les conséquences ; qu’ainsi, il lui revient après avoir pris en considération la nature de ces vices, soit de décider que la poursuite de l’exécution du contrat est possible, soit d’inviter les parties à prendre des mesures de régularisation dans un délai qu’il fixe, sauf à résilier ou résoudre le contrat ; qu’en présence d’irrégularités qui ne peuvent être couvertes par une mesure de régularisation et qui ne permettent pas la poursuite de l’exécution du contrat, il lui revient de prononcer, le cas échéant avec un effet différé, après avoir vérifié que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l’intérêt général, soit la résiliation du contrat, soit, si le contrat a un contenu illicite ou s’il se trouve affecté d’un vice de consentement ou de tout autre vice d’une particulière gravité que le juge doit ainsi relever d’office, l’annulation totale ou partielle de celui-ci ; qu’il peut enfin, s’il en est saisi, faire droit, y compris lorsqu’il invite les parties à prendre des mesures de régularisation, à des conclusions tendant à l’indemnisation du préjudice découlant de l’atteinte à des droits lésés ».
Concernant son office, après avoir apprécié la nature des vices invoqués par le requérant, le juge peut décider :
► Soit de la poursuite du contrat, lorsque cela est possible, ► Soit d’inviter les parties à prendre des mesures de régularisation dans un certain délai.
En revanche, quand la régularisation est impossible et après avoir vérifié que sa décision n’aurait pas de conséquences excessives eu égard à l’intérêt général, le juge peut alors prononcer :
► Soit la résiliation du contrat, ► Soit l’annulation totale ou partielle du contrat, si le contrat a un contenu illicite ou s’il se trouve affecté d’un vice de consentement ou de tout autre vice d’une particulière gravité que le juge doit ainsi relever d’office.
Le Conseil d’Etat reprend ici les standards pris en compte par le juge du contrat à la suite de son arrêt Commune de Béziers[10].
S’il est saisi de conclusions en ce sens, il peut faire droit à une demande d’indemnisation du préjudice subi par le requérant[11].
Comme il a la possibilité de le faire[12], le Conseil d’Etat module dans le temps les effets de cette nouvelle jurisprudence. En effet, ce nouveau recours qui constitue une révolution du contentieux contractuel devant la juridiction administrative et qui pourrait être source d’insécurité juridique pourra être exercé seulement contre les contrats signés à partir de la date de cette décision à savoir le 4avril 2014. Par conséquent, les recours en excès de pouvoir ne perdent pas leur objet pour les contrats signés jusqu’à cette date. En l’espèce, le recours en excès de pouvoir contre un acte détachable du contrat conserve son objet et c’est dans ce cadre que le Conseil d’Etat se place pour juger le présent litige.
Réelle avancée ou évolution en « trompe l’œil », il faudra attendre les futurs contentieux pour le découvrir[13]. A ce stade, il est utile de préciser toutefois que le ministère d’avocat sera désormais obligatoire dans le cadre de ce nouveau recours qui relève du plein contentieux alors qu’auparavant les tiers avaient le choix de mandater un avocat ou non (le recours pour excès de pouvoir étant dispensé du ministère d’avocat). En revanche, ce recours a le mérite de simplifier et d’unifier la procédure contentieuse : les tiers au contrat devaient saisir le juge de l’excès de pouvoir pour lui demander l’annulation de l’acte détachable éventuellement assortie d’une demande d’injonction et par la suite, en cas d’annulation, le juge de l’exécution pouvait éventuellement enjoindre les parties de saisir le juge du contrat qui appréciait s’il y avait lieu ou non de résilier ou d’annuler le contrat[14]. Ce recours permet désormais aux tiers de saisir directement le juge du contrat.
2. Après ce considérant de principe admettant le recours direct contre le contrat à tous les tiers, le Conseil d’Etat annule l’arrêt de la cour administrative d’appel de Bordeaux du 28 février 2012 en estimant que cette dernière n’a pas cherché, pour confirmer le jugement du tribunal administratif de Toulouse du 20 juillet 2010, si le défaut de mention de la rubrique « Procédures de recours » dans l’avis d’appel public à la concurrence « avait été susceptible d’exercer, en l’espèce, une influence sur le sens de la délibération contestée ou de priver d’une garantie les personnes susceptibles d’être concernées par l’indication des procédures de recours contentieux ». On décèle là la grille d’analyse issue de la jurisprudence Danthony[15]. Ce faisant, le Conseil d’Etat limite sérieusement les cas dans lesquels un acte détachable serait annulé.
Le Conseil d’Etat, par la voie de l’évocation, juge l’affaire au fond et estime en l’espèce que l’irrégularité procédant du défaut de mention des voies de recours dans l’avis d’appel public à la concurrence n’avait pas eu une influence déterminante sur la délibération contestée. Il écarte par conséquent ce moyen.
Par ailleurs, aucun autre moyen invoqué par le conseiller général ne permet au Conseil d’Etat d’annuler la délibération contestée :
► Le Conseil d’Etat estime que le département qui « n’était pas en mesure d’arrêter l’étendue de ses besoins dans le marché », a pu utiliser le marché à bons de commande sans que cela ait pour effet de fractionner artificiellement ses besoins. ► Le Conseil d’Etat relève également que le délai de remise des offres inférieur à 52 jours (réduction de seulement quelques heures) constitue certes un vice mais que ce vice n’était pas susceptible d’exercer une influence sur le sens de la délibération contestée ni de priver d’autres candidats d’une garantie.
Le Conseil d’Etat rejette par conséquent les conclusions tendant à l’annulation de la délibération du 20 novembre 2006.
Notes et références
- ↑ CE 4 août 1905 Martin, req. n° 14220
- ↑ Le commissaire du gouvernement, Didier Casas, avait proposé dans ses conclusions sur l’arrêt Tropic en 2007 d’ouvrir un recours contre le contrat aux tiers lésés mais n’avait pas été suivi par la formation de jugement
- ↑ CE 16 juillet 2007 Société Tropic Travaux Signalisation, req. n° 291545
- ↑ Le recours en excès de pouvoir contre un acte détachable est fermé même avant la signature du contrat mais l’illégalité de ces actes peut être invoquée à l’appui du recours en contestation de la validité du contrat
- ↑ On peut dire qu’il « annule et remplace » cet arrêt
- ↑ Contrats administratifs a priori au sens large, c’est-à-dire qu’ils entrent ou non dans le champ de la commande publique
- ↑ On pense ici aux contribuables locaux, aux candidats évincés, etc.
- ↑ Créant par conséquent une certaine dissymétrie
- ↑ Le Conseil d’Etat semble opérer ainsi une sorte de « SMIRGEOMISATION » relativement regrettable de ce recours, sauf en cas de vice suffisamment grave
- ↑ CE Ass. 28 décembre 2009 Commune de Béziers, req. n° 304802
- ↑ On pense notamment à l’indemnisation d’un candidat pour éviction irrégulière
- ↑ Depuis l’arrêt Tropic Travaux Signalisation précité (modulation dans le temps des effets d’un revirement de jurisprudence)
- ↑ Sous couvert d’une apparente ouverture, cet arrêt révèle le souhait du Conseil d’Etat de protéger le contrat et, partant, de porter atteinte à l’effectivité du droit au recours
- ↑ CE 21 février 2011 Société Ophrys, req. n° 337349
- ↑ CE 23 décembre 2011 Danthony, req. n°335033
Voir aussi
- Trouver la notion Uniformisation du contentieux contractuel dans l'internet juridique français
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