L’autofiction en deuil et en procès (fr)

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.
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Auteur: Me Emmanuel Pierrat, avocat au barreau de Paris
Date : mars 2017


Serge Doubrovsky, considéré comme le père du terme « autofiction », qu’il avait forgé pour baptiser ses propres écrits et notamment son livre intitulé Fils (publié par Galilée, en 1977), est mort dans la nuit du 22 au 23 mars 2017, laissant ses lecteurs bien en peine.

Si ce précurseur n’a pas eu à affronter ses personnages devant les tribunaux, ses « héritiers » littéraires sont, eux, au cœur de procès incessants.

Car publier une autofiction représente aujourd’hui un risque judiciaire non négligeable. En témoignent les procès intentés à Régis Jauffret, Marcela Iacub, Christine Angot, Lionel Duroy, Camille Laurens, Christophe Donner ou encore Nicolas Fargues. La famille - au sens « moderne », allant donc des ex-conjoints aux enfants, en passant par les amants et autres pacsées -, exposée à une publicité souvent non souhaitée, se montre tout spécialement vindicative. Les autofictions empiètent en effet tantôt sur la vie privée des personnes qui y sont citées ou se révèlent diffamatoires, voire injurieuses, envers les protagonistes.

L’article 9 du code civil relatif à la protection de la vie privée étant, à dessein, lacunaire, il faut se référer en majorité à la jurisprudence et à la doctrine pour comprendre ce que recoupe le concept juridique de « vie privée ». Celle-ci recouvre, dans son acception jurisprudentielle française, l’identité de la personne (son patronyme réel, son adresse,...), l’identité sexuelle (cas de transsexualisme), l’intimité corporelle (nudité), la santé, la vie sentimentale et conjugale (et sexuelle bien entendu), la maternité ou encore les souvenirs personnels, les convictions et pratiques religieuses.

Il existe même une sorte de principe qu’un jugement, remontant à 1982, résume assez bien à propos d’un livre autobiographique, poursuivi notamment par l’ex-beau-frère de l’auteur : « L’absence d’intention malveillante ou la recherche de soi-même, par l’écriture, à travers sa mémoire, ne saurait permettre la divulgation de souvenirs partagés avec d’autres personnes ou étroitement imbriqués à la vie privée de ces personnes sans leur consentement ».

Les auteurs tentent de biaiser en modifiant souvent les noms ou en laissant seulement les initiales. Or, il a été jugé qu’« un artiste porte atteinte à la vie privée de son ex-époux en révélant dans un ouvrage autobiographique des faits et des épisodes relevant de l’intimité de la vie privée personnelle de ce dernier dès lors que, malgré le nom d’emprunt qui lui est donné dans ce livre, il est aisé de le reconnaître : description précise du personnage, révélation d’un précédent mariage et de l’existence d’un enfant issu de ce mariage, du comportement de l’époux avec son fils ».

De même, la Cour d’appel de Paris a ordonné, dans une affaire récente, la suppression de passages litigieux dans toute nouvelle édition d‘un roman autobiographique, en même temps qu’elle accordait de substantiels dommages-intérêts à celle qui actionnait en justice. Les juges ont retenu que « si certains passages peuvent être romancés, l’identification de la demanderesse n’est pas contestée. Cette dernière est clairement identifiable comme étant la première épouse du mari de l’auteur de l’ouvrage et par divers éléments qu’elle relève elle-même : elle réside dans le 16ème arrondissement de Paris, elle s’est adressée aux autorités religieuses, elle a deux enfants du même sexe et du même âge que ceux du livre, le prénom de l’une n’ayant pas été modifié », etc.

Enfin, rappelons que la qualification de « fiction » ne met en rien l'auteur et son éditeur à l'abri des foudres de la jurisprudence sur le respect de la vie privée. La publication d'un texte litigieux sous le label « roman » n’atténue que très faiblement la responsabilité de l’auteur et de son éditeur si le texte fait référence à des situations ou des personnes réelles. Il en est également ainsi pour l'illusoire avertissement, que « toute coïncidence avec des personnes ayant existé ne serait que fortuite ». L'utilisation d'une telle formule peut même dans certains cas souligner une véritable volonté de porter atteinte à des individus réellement connus de l'auteur.

Serge Doubrovsky ne se doutait pas, en inventant ainsi une terminologie qui a fait florès et école, que le genre qu’il a labellisé serait aujourd’hui disséqué par les lecteurs et l’université autant que par les gens de robe.