L’intervention préventive du juge en droit de la presse est-elle possible ?
France > Droit privé > Droit de la presse, Liberté d'expression
Par Marie Cornanguer – Avocat au barreau de Paris, Membre du Conseil scientifique de l’Association des Avocats Praticiens du Droit de la Presse (AAPDP)
Que penser de la tribune publiée par Mediapart à la suite de l'ordonnance rendue ce 18 novembre 2022[1] ?
Un sujet qui divise, toujours sur la thématique de la recherche d’un juste équilibre… Un beau sujet pour le CRFPA !
Il s’agit d’un sujet central et passionnant opposant, d’un côté, ceux, majoritairement du côté des organes de presse, qui appellent de leurs vœux une interdiction de principe de l’intervention préventive du juge, où ce dernier ne pourrait agir qu’a posteriori (régime uniquement répressif, dit de réparation) et, de l’autre, ceux soutenant que l’intervention a priori est possible (régime préventif dans lequel la protection des droits à la vie privée et au respect de la présomption d’innocence peut, seule, être concrète et effective).
Qu’en est-il réellement en l’état du droit positif (au-delà du sujet sensible, au cas présent, de l’usage d’une voie de droit spécifique non contradictoire – l’ordonnance sur requête) ? Est-ce que Mediapart peut crier à l’arbitraire et affirmer comme il le fait dans ses colonnes « qu’excepté les périodes d’éclipse démocratique, c’est du jamais-vu dans notre histoire républicaine » car le juge ne pourrait, selon lui, intervenir a priori lorsque le droit à la vie privée ou au respect de la présomption d’innocence sont gravement menacés ?
Le juge aurait- il « restauré une arme de l’Ancien Régime contre la liberté de la presse : la censure préalable » ? Est-il exact que « les éventuels abus commis par la presse dans l’exercice de cette liberté, ne peuvent être sanctionnés qu’a posteriori » ? Est-ce du « jamais-vu dans notre histoire républicaine depuis la loi du 29 juillet 1881 » ?
Il semble salutaire de relire quelques décisions rendues par des magistrats hautement spécialisés en droit de la presse, tel que le Président Joël BOYER, ancien président de la chambre de la presse, conseiller près la Cour de cassation[2]. L’intervention a priori a toujours existé. Elle est expressément prévue par l’article 9 du Code civil. Les conditions sont en revanche strictes puisqu’il est question d’une mesure, par sa nature préventive, plus attentatoire qu’une mesure de réparation, a posteriori :
« La liberté d'expression, principe à valeur constitutionnelle proclamé par la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789 et désormais organisée dans les termes de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et les libertés fondamentales, ne peut connaître de limites que nécessaires dans une société démocratique contemporaine, légalement prévisibles et proportionnées à la gravité des atteintes qu'elles ont pour objet de prévenir.
La mesure - sollicitée à titre principal - d'interdiction de divulgation au public d'une œuvre, écrite ou- comme en l'espèce- audiovisuelle est, par sa nature préventive, la plus radicalement contraire à la liberté d'expression, serait-elle ordonnée à titre conservatoire par le juge des référés, dans l'attente d'une décision des juges du fond. Elle ne peut dès lors être envisagée que dans des cas d'une extrême gravité et s'il existe des éléments sérieux de nature à démontrer la réalité d'un péril manifeste d'atteinte aux droits des tiers aux conséquences irréparables.
De même, la mesure - qui est sollicitée à titre subsidiaire- tendant à voir ordonner avant toute diffusion la remise du scénario d'une œuvre audiovisuelle en cours de réalisation ou celle de la vidéo dite "standard", c'est-à-dire du film, une fois considéré comme achevé par ses auteurs mais avant toute divulgation au public, constitue-t-elle une mesure d'ingérence qui, en soumettant l' œuvre au jugement d'un tiers avant toute décision de publication, fait peser, ce jugement demeurerait- il sans effet juridique - sur la liberté des auteurs, le choix de leur message ou de leur expression, la forme de leur création, une contrainte sur la liberté d'expression qui leur est constitutionnellement garantie, sauf pour eux à répondre a posteriori des abus de cette liberté.
Aussi le souci des tiers en cause de pouvoir porter appréciation sur l'œuvre afin de préserver l'exercice in futurum de leurs droits, ne saurait-il, à lui seul, justifier, dans le respect de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'Homme, le prononcé d'une mesure de cette nature sans que soient concomitamment rapportés des éléments sérieux de preuve caractérisant le risque d'une atteinte grave aux droits de la personne concernée non susceptible d'être parfaitement réparée par l'allocation de dommages et intérêts ».
Le juge des référés du Tribunal judiciaire de Paris n’a-t-il pas interdit la parution de l'ouvrage ?
« Fatum » révélant des éléments de la vie privée de la famille de l'auteur par ordonnance du 9 aout 2021[3] ?
De même encore, en 2016 et 2018, plusieurs décisions rendues dans une même affaire[4], dans le cadre d’un reportage qui devait être diffusé par France Télévisions, mettant gravement en cause le droit à la vie privée et la présomption d’innocence, ont ordonné des mesures préventives, d’une part de visionnage, puis, au vu de celui-ci, d’anonymisation préalable de l’information.
La Cour de cassation aurait pu se prononcer à cette occasion sur la question de principe de l’intervention a priori mais les décisions furent censurées pour un autre motif, tenant, pour une partie du litige, à l’application des dispositions de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881 car certains propos litigieux ne relevaient pas de la vie privée mais d’une atteinte à l’honneur et à la considération…
Il est tout aussi salutaire de garder à l’esprit la jurisprudence européenne sur la question de l’intervention préventive. La Cour de Strasbourg admet en effet les « injonctions préalables[5] » et, celles-ci, fondées en droit interne sur l’article 9 du Code civil, peuvent être considérées comme ayant les caractères d’accessibilité et de prévisibilité nécessaires[6].
« Interdire tout référé préventif en matière de presse (ce qui correspond à l’exception soulevée
systématiquement par les organes de presse) pourrait poser difficulté au regard des obligations
positives pesant sur la France au titre de l’article 8 de la convention[7]».
En effet, la convention ne garantit pas des « droits théoriques ou illusoires » mais « concrets et effectifs ».
Il ne faut pas perdre de vue que les intérêts en présence sont « également dignes de protection », selon les termes de la CEDH. Le droit à la protection de sa vie privée ou de sa présomption d’innocence pour le demandeur à une mesure préventive ou le droit à l’information pour le média visé par une telle mesure.
La recherche de ce « juste équilibre » « comporte un exercice de mise en balance » de deux droits, dont il est toujours précisé qu’ils sont « d’égale valeur ».
A cet égard, en janvier 2021, la CEDH n’a-t-elle pas rejeté la requête formée par Mediapart qui contestait l’interdiction de publication des enregistrements clandestins réalisés au domicile de Liliane Bettencourt, jugés attentatoires à la vie privée par la Cour de cassation[8]… ?
A ce titre, il n’est pas anodin de relever que, dans le cas présent, ayant donné lieu à l’ordonnance sur requête signifiée à Mediapart, semblent être en cause des enregistrements, réalisés clandestinement…
La véritable question et ce qui peut choquer en soi dans l’affaire de Mediapart est l’usage de la voie de droit, non contradictoire, qu’est la procédure d’ordonnance sur requête, puisqu’elle a pour effet d’empêcher tout débat, en privant l’organe de presse de la faculté de présenter ses moyens de défense.
Pour m’être penchée sur le sujet de l’intervention préventive du juge dans le cadre de différentes procédures et avoir eu l’occasion d’approfondir ce sujet - loin d’être tranché donc à l’heure actuelle en droit interne - je rédigerai prochainement un article de fond sur ce thème.
Article à suivre donc pour une réflexion plus que nécessaire et dépassionnée !
Références
- ↑ https://www.mediapart.fr/journal/france/211122/un-magistrat-ordonne-la-censure-prealable-d-une-enquete-de-mediapart
- ↑ cf. TJ PARIS, Ordonnance de référé 10 février 2006, Murielle B. c/ France Télévision Interactive https://www.legipresse.com/011-43775-REFERE-ET-LIBERTE-D-EXPRESSION.html
- ↑ https://www.lefigaro.fr/culture/la-justice-interdit-la-parution-d-un-roman-chez-robert-laffont-pour-atteinte-a- la-vie-privee-20210813
- ↑ https://www.doctrine.fr/d/CA/Paris/2018/C3FD873771FEE48BFABE2 https://www.doctrine.fr/d/CA/Paris/2018/CAP5DA1C426CC7E50A583AC https://www.doctrine.fr/d/TGI/Paris/2016/FR9DC9DC016714917CC492 https://www.doctrine.fr/d/TGI/Paris/2016/FRE4A52229926EBDEA0437
- ↑ CEDH 10 mai 2011, Mosley c/ Royaume Uni, n°48009/08.
- ↑ cf. CEDH 14 juin 2007, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c/ France, n°71111/01 et CEDH, 29 mars 2011, RTBF c/ Belgique, n°50084/06
- ↑ cf. Avis de l’avocat général près la Cour de cassation sur le pourvoi n° 18-18.944.
- ↑ https://www.mediapart.fr/journal/france/140121/enregistrements-bettencourt-une-defaite-pour-le-droit-l-information