Qu'est-ce que le délit de "prise illégale d’intérêts" ? Qui est concerné ?

Un article de la Grande Bibliothèque du Droit, le droit partagé.
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Agnès Secretan, Juriste, Responsable de La GBD
Le 7 Octobre 2022


📌Les textes
* Articles 432-12 ; 432-12-1 et 432-13 du code pénal [1] 
* Article 15 de la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire [2]

La prise illégale d’intérêts de l’agent / l'élu en poste

Modifiée par la loi n°2021-1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire, la prise illégale d’intérêts se définit, aux termes de l’article 432-12 du code pénal, comme : « le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public ou par une personne investie d'un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l'acte, en tout ou partie, la charge d'assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement ».

Parmi les catégories de personnes visées, la jurisprudence englobe de nombreuses fonctions, telles que :

- Inspecteur des impôts,
- Président d’université
- Directeur de service technique d’une commune
- Président d'un conseil départemental
- Ministre, etc.

Sur la notion de surveillance : celle-ci peut recouvrir des attributions, même modestes, telles que les missions de préparation, de proposition, de présentation, de rapport ou d'avis en vue de la prise de décisions par d'autres personnes. [1]

Elle est punie de cinq ans d'emprisonnement et d'une amende de 500 000 €, dont le montant peut être porté au double du produit tiré de l'infraction.

L’article 432-17 du Code pénal prévoit des peines complémentaires, à savoir : l’interdiction des droits civils, civiques et de famille, l’interdiction d’exercer une fonction ou une profession en lien avec l’infraction, l’interdiction de gérer une société, l’affichage de la décision.


Pourquoi cette intervention du législateur ?

Définition ouvertement critiquée par la doctrine et les politiques, et donc modifiée par l’article 15 de la loi n°2021-1729 du 22 décembre 2021 qui est venue remplacer la notion « d’intérêt quelconque » par « un intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité ».

Cette modification peut s’expliquer par deux raisons :

> La difficulté pour les juges mais également pour les personnes investies d’un mandat électif, d’apprécier la notion « d’intérêt quelconque », trop extensive et incertaine.
Un "resserrement" était donc souhaité, bien que de l'avis de nombreux experts cela ne soit pas suffisant.[2]

> Une volonté d’harmonisation : aligner le régime de la prise illégale d’intérêts des élus sur celui des magistrats.
En effet, le même article 15 de cette loi qui est venu modifier l’article 432-12 du code pénal, a créé un article 432-12-1 rédigé en ces termes : « Constitue une prise illégale d’intérêts punie des peines prévues à l’article 432-12 le fait, par un magistrat ou toute personne exerçant des fonctions juridictionnelles, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, dans une entreprise ou dans une opération à l’égard de laquelle elle a la charge de prendre une décision judiciaire ou juridictionnelle, un intérêt de nature à influencer, au moment de sa décision, l’exercice indépendant, impartial et objectif de sa fonction ».

Cette nouvelle définition, en ce qu’elle est moins sévère que la précédente, s’applique donc aux infractions commises avant son entrée en vigueur (24 décembre 2021) et n’ayant pas donné lieu à une condamnation passée en force de choses jugée : le texte issu de la loi de décembre 2021 est par conséquent d’application immédiate, y compris aux affaires en cours.

Il s’agit du principe de non-rétroactivité de la loi pénale sauf lorsqu’elle est plus douce (article 112-1 du code pénal)[3].

Alors que la matérialité de l’infraction est caractérisée dès lors que l’individu a pris, reçu ou conservé un intérêt dans une entreprise qu'elle n’aurait pas dû, quid de l’élément moral ?

Le délit de prise illégale d’intérêts est une infraction intentionnelle, mais celle-ci se déduit du seul fait pour l’auteur d’accomplir, ou d’avoir accompli, sciemment, l’acte constitutif de l’élément matériel, c’est-à-dire avoir sciemment pris, ou conservé, un intérêt dans une opération ou une entreprise dont il aurait la surveillance ou l’administration.[4].

Par ailleurs, prise illégale d’intérêts et intérêt général ne sont pas incompatibles : l’intérêt de l’élu local peut tout à fait être compatible avec la finalité d’intérêt général poursuivie [5].

Régime dérogatoire pour les communes de moins de 3 500 habitants

Toutefois, dans les communes comptant 3 500 habitants au plus, les maires, adjoints ou conseillers municipaux délégués ou agissant en remplacement du maire peuvent chacun traiter avec la commune dont ils sont élus pour le transfert de biens mobiliers ou immobiliers ou bien la fourniture de services dans la limite d'un montant annuel fixé à 16 000 €.

Une infraction instantanée ou continue ?

Le caractère instantané ou continu d’une infraction est fondamental dans la mesure où il va déterminer le point de départ du délai de prescription de l'action publique.

Comme l'a souligné Jean Danet, Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles (université de Nantes) lors de son audition devant la commission des lois du Sénat en 2007 : le partage entre infractions instantanées et continues apparaît mouvant.

Ainsi, l'infraction de prise illégale d'intérêts est un délit instantané, en principe entièrement consommé au moment où le prévenu reçoit ou prend un intérêt dans l'opération qu'il est chargé de surveiller, administrer ou payer. Elle devient cependant un délit continu pendant tout le temps où cet intérêt est illégalement conservé.

Le délit de prise illégale d'intérêts se prescrit ainsi à compter du dernier acte administratif accompli par l'agent public qui prend, reçoit ou conserve, directement ou indirectement, un intérêt dans une opération qu'il doit administrer, surveiller ou financer. [6]

Pour une illustration récente : Cour de cassation, Chambre criminelle, 8 avril 2021, 19-87.844, Inédit[7]

Dans la presse en ce moment

Sale temps sur le front judiciaire pour l'exécutif en cette Rentrée 2022, empoisonné par deux mises en examen pour prise illégale d'intérêts, et pas des moindres : l'actuel Ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti ainsi que le Secrétaire général de l'Elysée, Alexis Kohler.

Fins des déboires judiciaires en revanche pour Richard Ferrand, ancien Président de l'Assemblée Nationale.

Au cœur de ces trois affaires : des plaintes déposées par l'association anti-corruption ANTICOR.

📰Soupçons de prise illégale d’intérêt visant Éric Dupond-Moretti : quatre questions sur l’affaire
📰Soupçonné de conflits d'intérêts et renvoyé devant la Cour de justice, Éric Dupond-Moretti fait front

Le Garde des sceaux , qui n'a pour l'instant pas démissionné, se voit reprocher d'avoir usé de son statut de Ministre pour régler ses comptes avec des magistrats dans le cadre d'affaires remontants à la période où il était encore avocat :

- Celle du magistrat Édouard Levrault, juge à Monaco et adversaire du Ministre quand il portait encore la robe[8].
- Ainsi que celle des fadettes dans l'affaire des écoutes de Nicolas Sarkozy [9].

📰Affaire MSC: Alexis Kohler mis en examen pour prise illégale d'intérêt, TV5 Monde, Octobre 2022.

Impossible d'y échapper ces jours-ci, la mise en examen du numéro deux de l'Elysée pour prise illégale d'intérêts en raison de ses liens avec l'armateur italo-suisse Mediterranean Shipping Company (MSC), fondé et dirigé par les cousins de sa mère, la famille Aponte. L'affaire qui avait pourtant été classée sans suite en août 2019, a été relancée en 2020 à la suite d'une plainte avec constitution de partie civile de l'association anti-corruption ANTICOR.


📰 Affaire Ferrand. La Cour de cassation confirme la prescription des faits dans l'affaire des Mutuelles de Bretagne, FranceInfo, Octobre 2022

Il s'agit de la même association qui avait déposé plainte en 2017 contre Richard Ferrand dans l'affaire dite des Mutuelles de Bretagne et qui vient de connaitre son épilogue avec la confirmation par la Cour de cassation (arrêt du 5 octobre 2022) [10] que les faits reprochés sont prescrits.

Prise illégale d'intérêts commise par une personne ayant exercé une fonction publique : le « pantouflage »

Alors que les articles 432–12 et 432-12-1 du code pénal envisagent la prise illégale d’intérêts de l’agent public ou du magistrat en fonction, l’article 432–13 prévoit la prise illégale d’intérêts par une personne qui n'exerce plus dans la fonction publique depuis moins de trois ans, infraction plus connue sous le terme de « pantouflage ».

Il s'agit du fait, pour un haut fonctionnaire, de quitter le service de l’Etat et de rejoindre une entreprise privée, mais pas n'importe laquelle : une entreprise qu'il a eu, dans le cadre de ses fonctions publiques, à contrôler ou surveiller.

Ce phénomène, parfois qualifié de « corruption » des élites, est défini par le code pénal en ces termes : " le fait, par une personne ayant été chargée, en tant que fonctionnaire ou agent d'une administration publique, dans le cadre des fonctions qu'elle a effectivement exercées, soit d'assurer la surveillance ou le contrôle d'une entreprise privée, soit de conclure des contrats de toute nature avec une entreprise privée ou de formuler un avis sur de tels contrats, soit de proposer directement à l'autorité compétente des décisions relatives à des opérations réalisées par une entreprise privée ou de formuler un avis sur de telles décisions, de prendre ou de recevoir une participation par travail, conseil ou capitaux dans l'une de ces entreprises avant l'expiration d'un délai de trois ans suivant la cessation de ces fonctions."

Les personnes visées par le délit dit de "pantouflage" :
- Membre du Gouvernement,
- Membre d'une autorité administrative indépendante ou d'une autorité publique indépendante,
- Titulaire d'une fonction exécutive locale,
- Fonctionnaire, militaire,
- Agent d'une administration publique

Le respect d’un délai de 3 ans. Il s’agit ici, pour un ancien agent public, de travailler dans une entreprise qu’il a dû contrôler ou surveiller lorsqu’il était en poste, et ce avant l'expiration d'un délai de trois ans suivant la cessation de ces fonctions.

Au sujet des personnes visées, la Cour de cassation dans un récent arrêt, a estimé que la délégation de fonction consentie par le président d'un conseil départemental à l'un de ses vice-présidents ne procède pas d'un mandat personnel, qui exclurait le délégataire de toute « fonction exécutive locale » au sens de l'article 432-13 du code pénal. Il s'agit bien d'une délégation institutionnelle, opérant ainsi un transfert des pouvoirs inhérents à la fonction déléguée, et entraînant l'application possible du délit de pantouflage ; et ce même si le délégataire ne disposait d'aucune délégation de signature.[11]

La peine : trois ans d'emprisonnement et d'une amende de 200 000 €, dont le montant peut être porté au double du produit tiré de l'infraction.

Enfin, contrairement au délit de prise illégale d’intérêts, celui de « pantouflage » est toujours une infraction continue. La prise de participation dans une entreprise privée supposant une collaboration qui se prolonge, ou susceptible de se prolonger un certain temps, la prescription commence à courir au jour de la cessation de cette collaboration.

Le "pantouflage" dans la presse

📰Pantouflage de Julien Denormandie : pourquoi la HATVP émet des réserves à sa reconversion ?, Marianne, Septembre 2022

📰Pourquoi l’embauche par Hopium de Jean-Baptiste Djebbari, jusqu’alors ministre des Transports, fait polémique, Le JDD, le 17 mai 2022

📰Qu’est-ce que le pantouflage ?, Le JDD, le 26 mai 2022

📰François Pérol, le symbole du pantouflage à la française, Challenge, Septembre 2015

Bibliographie

• « Réécriture de l’article 432-12 du code pénal : enfin l’harmonisation ? » Par Marc François, Dalloz Actualité, le 23 juin 2022
• « Prise illégale d’intérêts : une nouvelle définition du délit mais toujours autant d'incertitudes sur son champ d’application », Lexbase, La lettre juridique, novembre 2021, Edition n°885 du 25/11/2021, Droit pénal spécial
• « Encyclopédie des collectivités locales, Agents publics territoriaux : prévention des conflits d'intérêts » Par Samuel Dyens, juillet 2020
• Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, Prise illégale d'intérêts – Marc SEGONDS – Juillet 2019 (actualisation : Mars 2020), Dalloz


Références