Les abus des présomptions légales en matière douanière.

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Jean Pannier, avocat au barreau de Paris
Docteur en droit
Ancien membre du Conseil de l’Ordre
Août 2019



Commentaire de Cass. crim. 22 octobre 2008. (N° de pourvoi : 08-80843}

Attendu que tout jugement en arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision ; que l’insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence ;

Attendu que, pour relaxer les prévenus du chef du délit douanier réputé importation en contrebande de marchandises soumises à justification d’origine et débouter l’administration des douanes de ses demandes, l’arrêt attaqué et le jugement qu’il confirme retiennent que les poinçons apposés sur certains des bijoux saisis atteste de leur origine communautaire et satisfont aux exigences de l’article 215 du code des douanes ;

Mais attendu qu’en statuant ainsi, alors que l’existence de poinçons ne suffit pas à établir l’origine des bijoux détenus, la cour d’appel n’a pas justifié sa décision ;

D’où il suit que la cassation est encourue ;

M. Pelletier (président), président, M. Bayet, rapporteur. SCP Boré et Salve de Bruneton, SCP Thouin-Palat et Boucard, SCP Vuitton et Ortscheidt, SCP Waquet, Farge et Hazan, avocat(s)

Décision attaquée : Cour d’appel de Bordeaux 18 décembre 2007.

NOTE

C’est une singulière affaire qui revient périodiquement et qui concerne la plupart des personnes qui possèdent des bijoux. Elles sont virtuellement concernées par la présomption de contrebande de l’article 215 du code des douanes, y compris pour les articles poinçonnés c’est-à-dire ceux qui ont été soumis à la formalité de la garantie en application des articles 523 à 526 du code général des impôts. Cette formalité est bien entendu soumise à une taxe qui est de 8 euros pour chaque objet marqué en or ou en platine (Art. 527 du CGI). Il s’agit donc d’une disposition légale française par nature. Mais le premier poinçon, c’est aussi le sceau de l’Etat (la célèbre tête d’aigle pour l’or) qui protège à la fois les bijoux et la bijouterie exposés, sans cela, à toutes sortes de filouteries. Le second poinçon est celui du maître qui a fabriqué l’article.

Curieusement, la Cour de cassation n’admet pas que de telles marques, pourtant indélébiles, justifient suffisamment de l’origine régulière des objets concernés. Pendant longtemps, elle n’a pas considéré que la question puisse présenter le moindre intérêt, nous incitant à commenter à la Gazette un arrêt non publié. [1] Sensible, semble –t-il, à cette critique, la Chambre criminelle réaffirme sa position en la publiant, cette fois, au bulletin criminel. [2]

A quoi tient cet attachement aux vertus du renversement de la charge de la preuve alors que la même Chambre criminelle consacre toute son énergie à moraliser la recherche des preuves, en tout cas en matière douanière ? [3] N’oublions pas que ces infractions sont passibles, d’après l’article 414 du code des douanes, d’un emprisonnement maximum de trois ans, de la confiscation de l’objet de fraude, de la confiscation des moyens de transport…et d’une amende comprise entre une et deux fois la valeur de l’objet de fraude.

Un peu d’histoire : la présomption de contrebande - comme d’ailleurs beaucoup d’autres particularités du droit répressif douanier - ne remonte pas aux ordonnances de Colbert ni même au blocus continental période pourtant faste pour adapter la répression aux fraudes nouvelles. Ce nouveau moyen légal, explique Jean CLINQUART auteur d’une véritable somme sur l’histoire de la Douane, fut appliqué de 1816 à 1860 à l’égard de certains produits textiles alors prohibés à l’entrée en France. Cet auteur, ancien directeur interrégional des douanes, précise que, « faute de moyens adéquats de la mettre en œuvre et en raison des critiques dont elle fit l’objet, la direction générale des douanes l’avait laissée tomber en désuétude, si bien que son abrogation, lors de la libéralisation de la politique douanière par Napoléon III, ne fut que la constatation officielle d’un état de fait ». [4]

La présomption de contrebande réapparaîtra beaucoup plus tard, lors d’une période trouble, à la suite des évènements de février 1934, à la faveur d’une loi de pleins pouvoirs, dans un décret-loi du 12 juillet 1934 publié au JO du 18 juillet p.7274. On touche ici au sens des institutions. En effet, une loi du 6 juillet 1934 conférait au gouvernement le pouvoir de prendre par décrets « toutes mesures utiles …pour prévenir et supprimer la fraude. Il s’agissait, commente la direction générale, de mettre à la disposition du service « des moyens légaux adaptés aux agissements de ses adversaires ». [5]

Codifiée dans le code des douanes sous un numéro bis (art. 492bis) la présomption de contrebande devait être limitée « aux marchandises qui alimentent très activement la fraude ».

Le texte précise que les marchandises visées sont désignées par décret (et non par un simple arrêté comme aujourd’hui). Jusqu’à 1937, seuls furent visés les tapis et la bonneterie rejoints à la faveur d’un décret du 13 février 1937 par les armes, les appareils photographiques et leurs pièces détachées. Et l’or bien sûr puisqu’il parait que le Front populaire n’aurait pas réussi à convaincre tout le monde. Mais la Cour de cassation a réglé son compte à la chasse aux bas de laine depuis longtemps. [6]

On est aujourd’hui bien loin de ces courants de contrebande et de ces lois de circonstances, sauf que l’article 492bis devenu l’article 215 du code des douanes en 1948 a survécu sans autre justification que sa redoutable efficacité. Il est toujours virulent comme le confirme la présente espèce. A l’heure de la Convention européenne, cette virulence décalée n’est-elle pas la meilleure manière de fragiliser un droit douanier de plus en plus contesté alors qu’il conserve par ailleurs toute sa raison d’être quand on observe la réalité des nouveaux trafics ?

Quand à ceux qui objecteront que la CEDH considère que les présomptions ne sont pas contraires à la Convention, il est n’est pas inutile de leur rappeler que l’arrêt Salabiaku est passé de justesse. [7] « Or, s’agissant de la législation douanière française, la Cour a observé que la pratique ouvrait un espace aux droits de la défense en reconnaissant aux juges du fond un pouvoir d’appréciation des éléments de conviction soumis au débat contradictoire ». [8]

Dans cette affaire la Cour continue de faire la part belle à la thèse de la douane selon laquelle il n’est pas démontré que les bijoux n’ont pas circulé à travers les frontières après avoir été poinçonnés, exigence qui ne figure absolument pas dans le texte de l’article 215 et qui est de surcroit irréaliste puisque même ceux qui possèdent des factures détaillées incontestables peuvent très bien avoir essayé de vendre leurs bijoux en catimini au cours d’un voyage à l’étranger ; histoire de leur faire prendre l’air. Autrement dit, la Cour de cassation a réécrit le texte le rendant dangereux pour les libertés sans qu’on en perçoive la nécessité.

Car dans toutes ces affaires on ne perçoit pas la moindre trace d’un quelconque soupçon de contrebande réelle. Or les bijoux, tout comme les pièces d’or, sont très largement répandus dans les familles qui n’ont, la plupart du temps aucune document suffisamment détaillé pour les identifier. Est-ce bien le rôle de la Cour de cassation de maintenir cette épée de Damoclès en pareille circonstance alors que la douane dispose par ailleurs de tout un arsenal pour traquer la vraie contrebande ? Ce n’est pas seulement le principe de proportionnalité qui est ici en cause [9] c’est surtout le déplorable aspect confiscatoire.

Références

  1. Cass. crim. 30 septembre 1991, Gaz. Pal.1992 J. 587. note J. PANNIER ;
  2. Bull. crim. n° 213 p. 1000
  3. Cass. Crim. 28 octobre 1991, JCP 1992, II 21952. note J. PANNIER
  4. J. CLINQUART Histoire de la Douane de 1914 à 1940, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, p. 334 ;
  5. Circulaire des douanes n° 663, § III, du 25 juillet 1934.
  6. J. PANNIER. Les abus de la présomption de contrebande du code des douanes, Dr. pén. 2009. Etude 12 ;
  7. CEDH, 7 octobre 1988. Rev. sc. crim. 1989 p. 167 obs. TEITGEN ;
  8. B. BOULOC La compatibilité des présomptions légales avec la présomption d’innocence. Rev. sc. crim. 1993, p.88 ;
  9. CEDH 26 février 2009, JCP éd. G. 2009, II 10075 note J. PANNIER.