Mode de preuve obtenu de façon déloyale par l’employeur sur les réseaux sociaux : l'employeur peut-il librement prendre connaissance de conversations privées entre salariés sur les réseaux sociaux ?
France > Droit privé > Droit social > Droit du travail
Franc Muller, avocat au barreau de Paris
Janvier 2024
Le contexte
Les réseaux sociaux sont des lieux où l’écrit et la parole se libèrent, laissant libre cours à l’imagination de leur auteur.
Évidemment, cette expression débridée comporte parfois des excès que la morale et/ou la bienséance réprouvent, susceptibles de donner lieu à des surprises quand elle tombe entre les mains, ou sous les yeux, de celui qui en faisait les frais…
Les conséquences qui en découlent sont d’autant moins réjouissantes que le dindon de la farce est rarement doté du même sens de l’humour que celui qui l’avait moqué.
Elles se compliquent même lorsqu’il s’agit de son employeur qui, non seulement n’a pas le sens de l’humour, mais en est à ce point dépourvu qu’il n’hésite pas à user de son pouvoir disciplinaire pour sanctionner le salarié en le licenciant pour faute grave !
Une jurisprudence qui protège les conversations privées
Dans une affaire où une salariée s’était un peu lâchée sur Facebook… (c’est un euphémisme) contre son employeur, mais l’avait fait dans le cadre d’un groupe dont les membres étaient agrées, la Chambre sociale de la Cour de cassation avait considéré qu’il s’agissait d’une conversation privée.
Elle relevait que les propos litigieux avaient été tenus dans un groupe fermé constitué d’un petit nombre de personnes (quatorze en l’occurrence), leur reconnaissant en conséquence le caractère de conversation privée.
La nature privée de cette conversation implique donc que seuls les membres du groupe puissent en avoir connaissance.
Le licenciement de la salariée, après que l’employeur en ait été informé par un moyen détourné, était donc injustifié (Cass. Soc. 12 sept. 2018 n° 16-11690 [1]).
La plupart du temps, c’est sous l’angle de la recevabilité de la preuve que la question se pose : l’employeur était-il fondé, ou non, à utiliser un moyen de preuve illicite pour sanctionner l’intéressé ?
L’obligation de loyauté ne constitue plus une barrière infranchissable
Dans le cadre du contrat de travail, la loyauté est une valeur morale qui gouverne les relations entre les parties.
Jusqu’à présent, à ce titre, l’employeur ne pouvait utiliser un stratagème pour sanctionner un salarié.
Les filatures, l’envoi de lettres piégées ou la captation d’images de surveillance fixées en permanence sur un salarié à son insu à la recherche du moindre écart, étaient résolument prescrits par la jurisprudence.
Cette règle vient toutefois de céder dans une décision rendue quelques jours avant Noël par l’Assemblée Plénière (formation solennelle) de la Cour de cassation.
L’affaire concernait des enregistrements clandestins réalisés par un employeur à l’insu d’un salarié, situation pour laquelle une évolution avait déjà été amorcée il y a peu, que nous avions relatée.
La haute Juridiction vient d’opérer un recadrage et impose désormais au Juge d’apprécier si le moyen de preuve utilisé porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble.
Pour ce faire, il doit « mettre en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi » (Ass. Plén., C.Cass. 22 déc. 2023 n° 20-20648 [2]).
En l’espèce, le fait que des enregistrements aient été obtenus par un procédé déloyal ne suffisait pas à ce qu’ils soient rejetés des débats devant la juridiction prud’homale, de sorte que l’employeur pouvait être autorisé à les produire.
L’obligation de loyauté dans l’administration de la preuve, qui avait déjà été un peu écornée, prend donc là un nouveau coup de canif.
Une conversation privée avec un collègue sur les réseaux sociaux, toujours à l’abri de l’inquisition de l’employeur
Qu’on se rassure, la jurisprudence que nous avons évoquée reste néanmoins d’actualité, ainsi que l’illustre une seconde affaire.
Pendant les congés d’un salarié, son remplaçant avait utilisé son ordinateur de bureau.
Il n’avait rien trouvé de mieux à faire que de se connecter sur le compte Facebook du salarié absent, qui était accessible, et avait ouvert sa messagerie.
Il avait alors lu une conversation qu’il avait eue avec une collègue de l’entreprise qui l’avait manifestement interloqué, et saisi d’un zèle exemplaire, avait transmis cet échange aigre doux à l’employeur.
Le salarié avait alors été licencié immédiatement pour faute grave en raison des propos insultants qu’il avait tenus à l’encontre de son supérieur hiérarchique et de son remplaçant.
La Cour d’appel, saisie de la contestation de son licenciement, lui avait cependant donné gain de cause après avoir relevé que l’employeur avait obtenu la preuve des propos du salarié de manière déloyale et illicite, en violation du secret des correspondances.
L’Assemblée plénière de la Cour de cassation allait-elle revoir sa position à l’aune de ses nouvelles exigences ?
L’employeur, se référant à une jurisprudence établie, soutenait qu’un motif tiré de la vie personnelle du salarié peut justifier un licenciement disciplinaire, dès lors qu’il constitue un manquement de l’intéressé à une obligation découlant de son contrat de travail.
Il affirmait donc que le comportement du salarié avait révélé un tel manquement.
Peine perdue, l’argument est sèchement rejeté par une phrase à valeur de principe :
« Une conversation privée qui n’était pas destinée à être rendue publique ne pouvant constituer un manquement du salarié aux obligations découlant du contrat de travail, il en résulte que le licenciement, prononcé pour motif disciplinaire, est insusceptible d’être justifié » (Ass. Plén., C.Cass. 22 déc. 2023 n° 21-11330 [3]).
Que ceux qui tremblaient en pensant aux propos tenus sur les réseaux sociaux à l’égard de leur employeur se tranquillisent !
Par prudence, on ne saurait cependant que trop les exhorter à éviter de trop s’y épancher…